Nous avions déjà montré que Reporters sans frontières (RSF) est sous-contrat d’une association paravent du département d’État états-unien ; Diana Barahona et Jeb Sprague montrent désormais que RSF est financé par des « prêts » non-remboursés de la NED/CIA. Dès lors, on comprend mieux que l’association consacre l’essentiel de son activité à des campagnes de diffamation contre les adversaires de Washington à Cuba, en Haïti ou au Venezuela.
Le magnat britannique de la presse Lord Northcliff a dit un jour : « L’info, c’est quelque chose que quelqu’un, quelque part, tient à garder secret. Sinon, ça n’est que de la pub. » Si c’est vrai, alors le financement par le gouvernement états-unien de Reporters sans frontières (RSF) est sûrement une info, car il n’est aucun exploit que cette organisation et ses amis de Washington n’aient déployé pour tenter de l’occulter ! En dépit de quatorze mois d’obstruction de la National Endowment for Democracy (CIA/NED) [1] au sujet d’une requête de mise en application du Freedom of Information Act (Loi sur la liberté de l’information) et malgré le déni total de la part de la représentante de RSF à Washington, Lucie Morillon, cette fondation a fini par avouer que RSF a reçu des prêts, au moins ces trois dernières années, de la part de l’International Republican Institute (IRI), la branche de la NED/CIA gérée par le Parti républicain.
La NED continue à refuser de fournir les documents demandés, et même à révélé les montants de ces prêts, mais on sait qu’ils sont identifiés par les références suivantes : IRI 2002-022/7270, IRI 2003-027/7470 et IRI 2004-035/7473. Le journaliste d’investigation Jeremy Bigwood a demandé à Mme Morillon, le 25 avril dernier, si son association recevait des fonds de l’IRI. Elle l’a nié. Néanmoins, l’existence des prêts a été confirmée par Patrick Thomas, l’assistant du président de la NED.
La découverte de ces prêts met au jour une tromperie majeure de cette association, qui niait depuis des années recevoir un traître dollar de Washington, jusqu’au jour où des prêts relativement modestes de la NED et du Centre pour un Cuba Libre ont été révélés par le Réseau Voltaire [2]. Interrogé sur l’origine de ses importants revenus, RSF a prétendu que l’argent provenait de la vente de livres ou de photographies. Mais Salim Lamrani a démontré dans ces colonnes l’improbabilité de cette affirmation. Même en prenant en compte le fait que les livres sont publiés gratuitement, RSF aurait dû vendre 170 200 ouvrages en 2004 et 188 400 en 2005 pour gagner les plus de deux millions de dollars que cette association prétend gagner annuellement. Cela aurait représenté la vente de 516 livres par jour, en 2005. Il fallait manifestement que l’argent provienne d’autres sources, et il s’avère que tel est bien le cas.
L’IRI est spécialisé dans l’immixtion dans les élections de pays étrangers, comme le montre très rapidement une consultation des rapports annuels de la NED/CIA et du site Internet de l’IRI. Il s’agit de l’un des quatre principaux allocataires de la NED, une organisation fondée par le Congrès sous l’administration Reagan, en 1983, afin de se substituer aux programmes d’action secrète de la CIA au sein des sociétés civiles, lesquels avaient été dévastés par leur dénonciation par le Conseil des Églises, dans les années 1970 [3]. Les trois autres piliers de la NED/CIA sont le National Democratic Institute du parti démocrate, le Centre de Solidarité du syndicat AFL-CIO [4] et le Centre pour l’entreprise privée internationale de la Chambre de commerce états-unienne.
Mais, de ces quatre organisations, l’IRI est le plus proche de l’administration Bush, d’après un article récent du New York Times dénonçant la part qu’il prit dans le renversement du président haïtien Jean-Bernard Aristide : « Le président Bush a nommé son président, Lorne W. Craner, pour gérer les efforts de meccano de la démocratie déployés par son administration. L’Institut, agissant dans plus de soixante pays, a vu ses financements fédéraux pratiquement tripler en trois ans, passant de 26 millions de dollars en 2003 à 75 millions de dollars en 2005. Au printemps dernier, au cours d’une “vente de charité” pour le financement de l’IRI, Bush a qualifié le meccano de la démocratie de “secteur industriel en pleine croissance” » [5].
L’arrosage en provenance de l’IRI constitue un problème majeur pour la crédibilité de RSF en tant qu’organisation « défendant la liberté de la presse », d’autant que cette organisation a fomenté une campagne de propagande hostile aux gouvernements démocratiquement élus du Venezuela et d’Haïti exactement en même temps que son chaperon, l’IRI, était profondément engagé dans des actions visant à leur renversement. L’IRI a ainsi financé l’opposition vénézuélienne au président Hugo Chavez [6] et il a activement organisé l’opposition haïtienne à Aristide, en coordination avec la CIA [7].
Le personnage qui fait le lien entre RSF et ces activités subversives est un certain Otto Reich [8], qui a travaillé à la préparation des coups tordus tout d’abord en tant que vice-secrétaire d’État pour les affaires sud-américaines, puis, à partir de novembre 2002, en sa qualité d’envoyé spécial en Amérique latine du Conseil de sécurité nationale. En plus d’être salarié du Centre pour un Cuba libre, subventionné par le gouvernement états-unien, lequel Centre alloue 50 000 dollars annuellement à RSF, Reich travaille, depuis le début des années 1980, avec un ancien vice-président de l’IRI, Georges Fauriol, membre lui aussi de l’Institut pour un Cuba libre. Mais c’est l’expérience de Reich en matière de propagande qui importe plus particulièrement. Dans les années 1980, il a été impliqué dans les investigations sur la guerre illégale de l’administration Reagan contre les Sandinistes. Le contrôleur général du budget a déterminé, en 1987, que le Bureau de la diplomatie publique de Reich « était engagé dans des activités interdites de propagande occulte » [9]. Au début de l’année 2002, après que George W. Bush l’ait nommé à une planque au département d’État, « Reich s’est rapidement vu confier la tâche d’orchestrer une campagne médiatique internationale de grande ampleur visant à diffamer Chavez. Une campagne qui se poursuit encore aujourd’hui. » [10]
Reich a-t-il fait bénéficier RSF des prêts de l’IRI et a-t-il cornaqué l’association dans ses actions de propagande contre Aristide, Chavez et Cuba ? Un examen des méthodes de RSF montre que c’est peut-être le cas [11] ; la propagande contre Aristide, un ancien prêtre, était aussi vulgaire que l’une des diffamations patentées de Reich à l’encontre de divers dirigeants latino-américains. RSF a ainsi qualifié le président haïtien de « prédateur de la liberté de presse », après l’avoir associé, sans la moindre preuve, aux assassinats des journalistes Jean Dominique et Brignol Lindor. RSF a affiché de manière particulièrement voyante les photographies des corps de ces deux journalistes sur son site Internet, les transformant en posters de victimes de la répression alléguée d’Aristide envers la presse.
RSF écrivait, en 2002 : « à Petit-Goâve, un bourg situé à 70 kilomètres au sud-ouest de Port-au-Prince, un journaliste a été battu à mort par une bande de tueurs liée aux autorités politiques locales et se réclamant du mouvement Lavalas (l’Avalanche) du président Jean-Bertrand Aristide (…). Ce meurtre survient alors que la situation de la liberté de la presse ne cesse de se dégrader en Haïti depuis l’assassinat de Jean Dominique, directeur de Radio Haïti Inter. » [12]. Remarquez la traduction erronée de Lavalas, un mot qui signifie « inondation », et non « avalanche », ainsi que le fait que RSF faisait un lien entre le gang de tueurs et le « mouvement Lavalas d’Aristide », suggérant que le président haïtien en personne était responsable de ce gang.
L’article est farci de ce genre d’insinuations et de mensonges éhontés : « Dans ce contexte, l’assassinat de Brignol Lindor est interprété comme un nouvel avertissement par l’ensemble de la profession. » Ici, RSF tente carrément de mettre en cause Aristide en suggérant qu’il aurait ordonné les assassinats des journalistes afin d’envoyer un avertissement aux médias oppositionnels leur intimant l’ordre de ne pas se montrer par trop critiques à son endroit. Mais Jean Dominique a été assassiné en avril 2000, soit plusieurs mois avant l’élection d’Aristide, et il n’existe par ailleurs aucune preuve que le président haïtien ait été associé en quoi que ce soit à l’assassinat de Lindor. Dans le même article, RSF qualifiait le gouvernement Aristide de « régime autoritaire », l’accusant d’en appeler à des lynchages au moyen de la méthode du « collier » [13], concluant que toutes ces actions alléguées imputées par l’association au gouvernement « s’intègre[nt] dans une stratégie plus large des autorités de recourir à des milices paralégales pour intimider la presse. »
C’était déjà là de la propagande passablement écœurante, même si RSF n’avait pas été plus loin afin de contribuer à étrangler ce pays désespérément pauvre et dépendant de l’aide extérieure - tactique que RSF a tenté d’utiliser également contre Cuba [14]. Associated Press cite le secrétaire général de RSF, Robert Ménard, faisant allusion à l’abstention alléguée du gouvernement de traîner l’assassin de Dominique devant un tribunal : « Le président Jean-Bertrand Aristide est responsable de cette obstruction à la justice, et nous le coucherons sur la liste des prédateurs de la liberté de la presse si aucun progrès n’est fait au cours des prochains mois » [15].
L’article poursuivait : « Ménard a dit qu’il espérait que cette liste, qui allait être envoyée à des institutions gouvernementales et financières, contribuerait à influencer l’Union européenne dans sa décision de prolonger ou de suspendre quelque 100 millions de dollars en assistance financière à l’étranger. » Les sanctions économiques imposées par les États-Unis ont provoqué une inflation en flèche et ont privé le gouvernement des fonds dont il avait besoin tant pour fonctionner que pour se défendre. Illustration du deux poids-deux mesures de RSF : la Colombie a un triste « état de sévices » en matière de non-jugement des assassins de journalistes, mais Ménard n’a jamais dénié faire du lobbying ni auprès des États-Unis, ni auprès de l’Union européenne, en vue de couper les fonds au gouvernement Uribe.
Mais RSF n’aurait su se contenter d’une simple suppression des aides : en janvier 2002, Ménard exhortait le Congrès des États-Unis et l’Union européenne à prendre des « sanctions individuelles » contre Aristide et le Premier ministre Yvon Neptune, incluant « le refus d’entrée sur le territoire et les visas de transit », ainsi que « le gel de tous les comptes bancaires qu’ils détenaient à l’étranger » [16].
À la suite du renversement d’Aristide [17], le 29 février 2004, RSF a ignoré quasi totalement toutes les violences et persécutions à l’encontre des journalistes critiquant le gouvernement Latortue imposé par l’étranger, affirmant bien au contraire que la liberté de la presse avait progressé ! Les rapports de RSF pour les années 2005 et 2006 se sont abstenus de condamner l’exécution extrajudiciaire du journaliste local et reporter radio Abdias Jean, dont des témoins disent qu’il a été tué par la police après qu’il eut pris en photo les corps de trois jeunes tués par la même police. RSF a ignoré également les arrestations des journalistes Kevin Pina de Radio Pacifica et Jean Ristil, et il n’a pas enquêté sérieusement sur la mise à sac de plusieurs stations de radio pro-Lavalas.
Interrogé au sujet des informations concernant les prêts, Pina déclara ceci : « Il était clair, depuis longtemps, que RSF et Robert Ménard ne se comportaient nullement en gardiens objectifs de la liberté de la presse en Haïti, mais bien plutôt comme des acteurs centraux dans ce qui ne peut être qualifié autrement que de campagne de désinformation dirigée contre le gouvernement Aristide. Leurs tentatives d’impliquer Aristide dans l’assassinat de Jean Dominique et leur silence, ensuite, quand le prétendu homme de main Dany Toussaint, un sénateur Lavalas, a rejoint le camp anti-Aristide et s’est présenté à la présidentielle en 2006 ne sont que quelques-uns des multiples exemples révélant au grand jour la nature et le rôle véritables d’organisations telles RSF. Elles fournissent de fausses informations et des rapports biaisés afin de construire une opposition interne à des gouvernements considérés incontrôlables et imbuvables par Washington, tout en préparant le terrain à leur éviction éventuelle en fournissant des justifications sous le chapitre de prétendues attaques contre la liberté de la presse. »
Nous avons demandé à un expert de la politique haïtienne résidant à Paris pourquoi RSF a-t-il ignoré l’assassinat d’Abdias Jean. Il nous a répondu : « Nous avons interrogé la police au sujet de l’assassinat d’Abdias Jean, et celle-ci nous a répondu qu’il s’agissait d’une agression de la police, mais qu’elle ignorait qu’il s’agissait d’un journaliste. Il était en train de prendre des photos. » Il a admis qu’aucun des témoins de l’assassinat n’ont été interrogés, et que toutes les informations inédites dont il disposait sur cette affaire étaient basées sur les témoignages de la police, tristement connue pour ses meurtres et ses exactions. Concernant l’arrestation de Pina et de Ristil, il nous a dit : « Généralement, quand quelqu’un est emprisonné, nous attendons pour voir combien de temps il va rester en prison. Ils ont été relâchés, c’est la raison pour laquelle nous n ’avons pas pris cette affaire en compte. » Sachant que RSF n’a jamais pris en compte le cas d’Abdias Jean, il est fort peu probable que cette association se démène pour Pina.
C’est celui qui paie l’accordéoniste qui choisit la chanson. Recevant indirectement ses consignes du département d’État, RSF a diabolisé des gouvernement que les États-Unis désiraient renverser, comme ceux du Cuba, du Venezuela et d’Haïti, tout en minimisant les atteintes aux droits de l’homme perpétrés par des alliés stratégiques des États-Unis comme le Mexique et la Colombie. Ayant été capable de dissimuler les prêts de l’IRI qui auraient alerté les gens quant à ses fins dernières, RSF a été un outil efficace au service des attaques dissimulées de l’administration Bush contre certains dirigeants latino-américains. Cette association a par ailleurs utilisé son image de marque d’organisation indépendante de défense des droits de l’homme pour faire passer son message dans les médias états-uniens et européens et dans les manuels universitaires. Cela serait déjà un succès impressionnant, pour un petit groupe d’individus, s’ils n’ avaient pas bénéficié des largesses du mécène le plus riche et le plus puissant qui soit au monde.
Article publié en anglais par Counterpunch, le 1er août 2006. Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique.
Les auteurs remercient Jeremy Bigwood et le procureur Michael D. Steger.
[1] « La NED, nébuleuse de l’ingérence « démocratique » » par Thierry Meyssan, Voltaire, 22 janvier 2004.
[2] « Quand Reporters sans frontières couvre la CIA » par Thierry Meyssan, Voltaire, 25 avril 2005.
[3] « Innocence Abroad : The New World of Spyless
Coups » par David Ignatius, The Washington Post, 22 septembre 1991.
[4] « AFL-CIO ou AFL-CIA ? » et « 1962-1979 : L’AFL-CIO et la “contre-insurrection” syndicale » par Paul Labarique, Voltaire, 2 et 11 juin 2004.
[5] « Mixed U.S. Signals Helped Tilt Haiti Towards Chaos » par Walt Bogdanich et Jenny Nordberg, The New York Times, 29 janvier 2006.
[6] « Opération manquée au Venezuela » par Thierry Meyssan, Voltaire, 18 mai 2002.
[7] « La CIA déstabilise Haïti » et « Caleb McCarry rêve de restaurer l’ordre états-unien à Cuba », Voltaire, 14 janvier 2004 et 2 août 2006.
[8] « Otto Reich et la contre-révolution » par Paul Labarique et Arthur Lepic, Voltaire, 14 mai 2004.
[9] Walt Bogdanich et Jenny Nordberg, op. cit.
[10] « Otto Reich : A Career In Disservice » par Will Conkling et Sam Goble, Council on Hemispheric Affairs, 2004.
[11] « Les mensonges de Reporters sans frontières » par Salim Lamrani, Voltaire, 2 septembre 2005.
[12] « Zéro tolérance pour la presse : enquête sur l’assassinat du journaliste Brignol Lindor » par Christian Lionet et Calixto Avila, Reporters sans frontières, 10 septembre 2002
[13] La diffamation du « collier » : les allégations faisant référence au «
collier », comme l’a expliqué Erwin Stotzky dans son ouvrage Silencing the
guns of Haiti, font allusion à un discours d’Aristide à l’ONU au cours
duquel il s’était juré de « rendre les rues rouges » en utilisant le mode de
protestation créole bien connu consistant à brûler des pneumatiques, sans
faire en quoi que ce soit référence au « collier » sud-africain ni à une quelconque autre
forme de violence. Peu après ce discours, l’Observateur d’Haïti, un journal
d’opposition de droite, a déformé la métaphore créole en une allégation d’approbation du « collier », recyclée mille fois au cours des années par les
médias étrangers, les rapports de la CIA et des think tanks
réactionnaires telle la Heritage Foundation.
[14] « Reporters Without Borders Unmasked : It’s Secret Deal With Otto Reich to Wreak Cuba’s Economy » par Diana Barahona, Counterpunch.org, 17 mai 2005.
[15] « International press freedom group blasts
Haitian government for stalling progress » et « Journalists Group Urges Sanctions for Haiti’s President. Associated Press » par Michael Norton, Associated Press, 24 novembre 2001 et 7 juillet 2006.
[16] Ibid.
[17] « Coup d’État en Haïti » par Thierry Meyssan, « Jean-Bertrand Aristide, un an après » par Claude Ribbe, Voltaire, 1er mars 2004.
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