L’OTAN a déjà beaucoup changé. Elle est devenue durant les années 1990 une alliance militaire offensive en ex-Yougoslavie, se substituant à l’ONU pour condamner ou attaquer les États. Après les attentats du 11 septembre, elle a débordé de sa zone d’action traditionnelle pour attaquer l’Afghanistan et aujourd’hui, les responsables atlantistes plaident en faveur de son élargissement territorial et de l’extension de ses compétences au nom de la lutte contre le « jihadisme », une « menace » présentée comme aussi dangereuse que l’URSS.
Comme nous l’avons déjà expliqué dans nos colonnes, le « Choc des civilisations » n’est pas une simple théorie sur l’évolution des relations internationales. C’est un programme construit au sein du Conseil national de sécurité états-unien et dans les think tanks liés au complexe militaro-industriel visant à construire un adversaire stratégique fictif permettant de justifier le développement des crédits militaires et l’interventionnisme militaire dans les zones concentrant les dernières ressources énergétiques fossiles exploitables.
Sur cette base, on a construit et mythifié médiatiquement un vaste complot islamiste mondial, en guerre contre l’ « Occident ». Les attentats du 11 septembre 2001 seraient une déclaration de guerre d’une importance stratégique équivalente au déclenchement de la Guerre froide, Al Qaïda une menace comparable (voire plus dangereuse) que l’URSS et l’ordre mondial né au lendemain de la Seconde Guerre mondiale devrait être transformé radicalement afin de faire face à ces nouvelles données. Ces postulats viennent se greffer au discours dominant sur la globalisation économique en une vulgate idéologique justifiant à la fois la remise en cause du droit international, la limitation des libertés des citoyens et l’adoption du modèle économique anglo-saxon au motif que le XXIième siècle offrirait à la fois de « nouvelles opportunités », mais également de « nouveaux risques ». Bref, le monde doit « s’adapter aux nouveaux défis du XXIième siècle », slogan que les lecteurs de Tribunes et décryptage ne cessent de lire dans nos résumés.
Le socle de l’aspect géopolitique de ce discours commun est l’hypertrophie médiatique du « péril islamiste », comparable aux totalitarismes nazi et stalinien. Cette comparaison n’est pas toujours assumée, mais sert de postulat de départ implicite à bien des analyses ou justifications politiques.
Rares sont ceux qui, parmi les décideurs politiques ou les analystes géostratégiques dominants, la remettent aujourd’hui en cause.
Toutefois, l’ancien conseiller de sécurité national de Jimmy Carter Zbigniew Brzezinski, dénonce l’emphase entourant Al Qaïda et le terrorisme islamiste, le trouvant improductif. Dans le Washington Post il affirme que l’insistance de l’administration Bush dans la dénonciation du « jihadisme » donne des États-Unis l’image d’une nation de couards et brise la force mobilisatrice et rassembleuse de Washington dans le monde. Par ailleurs, cette rhétorique dessert la politique états-unienne contre la Russie et favoriserait celle de Vladimir Poutine. On devine dans la tribune de l’ancien concepteur de la politique d’épuisement de l’URSS en Afghanistan que, plus que la phraséologie bushienne, ce sont les priorités stratégiques qu’il conteste. Pour lui et une partie des démocrates, contrer le redressement russe est une priorité au moins aussi importante que le contrôle du Proche-Orient. Dans ces conditions, toute politique qui favoriserait un rapprochement de la Russie avec les pays musulmans est à combattre.
Toutefois, l’opinion de M. Brzezinski fait figure d’exception aujourd’hui dans le champ médiatique occidental.
Toujours dans le Washington Post, la secrétaire d’État états-unienne, Condoleezza Rice, se livre à une promotion des principes de sa politique étrangère bien plus conforme à l’idéologie dominante. Dans sa tribune, où elle multiplie les allusions, elle expose sa doctrine qui mêle à la fois le principe de la Pax Democratica, chère à Madeleine Albright, mise en scène du péril islamiste et choc des civilisations. Elle affirme qu’aujourd’hui, le monde a radicalement changé et que les menaces qui planent sur tous les États du monde ne sont plus étatiques. Le danger vient de réseaux terroristes qui prolifèrent dans les États faibles ou en déliquescence. Cela induit qu’il convient désormais de réduire l’importance de la souveraineté des États dans le système international puisqu’il est important d’agir à la place des États impuissants. Et ce d’autant plus que, d’après Melle Rice, la menace principale n’est plus la guerre entre États. En outre, la secrétaire d’État affirme que ce qui importe, ce n’est plus le rapport de force entre les États, mais les régimes adoptés. Cette formule sibylline signifie que le nouvel ordre international souhaité par l’administration Bush ne doit plus se soucier de fixer une égalité entre les États, et ne doit donc plus se soucier de l’hégémonie états-unienne, mais doit servir à la diffusion d’un régime particulier.
Melle Rice ne parle pas de la « communauté des démocraties » qu’avait promue Madeleine Albright, mais on y pense fortement à la lecture de son texte. De même, elle ne prétend pas que le « jihadisme » est une menace comparable au bloc soviétique. Mais en comparant son action à celle de Dean Acheson, secrétaire d’État en poste au début de la Guerre froide, elle le suggère. Enfin, Melle Rice revenant d’un voyage en Europe et M. Acheson ayant été le fondateur de l’OTAN, on est également tenté de voir dans les propos de la secrétaire d’État sur le nécessaire « changement de doctrine » un appel à une refonte du camp atlantique et des outils constitués pour la Guerre froide.
Condoleezza Rice ne cite pas l’OTAN dans son texte, mais sa tournée européenne a replacé cette institution au cœur des préoccupations atlantistes dans les médias. Il ressort de la plupart des textes publiés sur le sujet que l’Alliance atlantique doit « s’adapter aux nouveaux défis du XXIième siècle », pour reprendre la formule consacrée. Elle doit se transformer en une machine servant les intérêts états-uniens face aux nouveaux ennemis désignés sous couvert de promotion de la démocratie.
L’OTAN a déjà beaucoup changé. Elle est devenue durant les années 1990 une alliance militaire offensive en ex-Yougoslavie, se substituant à l’ONU pour condamner ou attaquer les États. Lors du sommet du cinquantenaire, elle a envisagé de sortir de sa zone d’action tradionnelle et d’étendre ses missions, y compris à des actions de police. Après les attentats du 11 septembre, elle est passée à l’acte pour attaquer l’Afghanistan et aujourd’hui, les responsables atlantistes plaident en faveur de son élargissement territorial et de l’extension de ses compétences.
Illustration de cette transformation, le service de presse de l’OTAN diffuse le discours que le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jaap de Hoop Scheffer, a prononcé le 1er décembre 2005 à Doha, lors d’une conférence sur le rôle de l’OTAN dans le Golfe arabo-persique organisée conjointement par l’OTAN et la Rand Corporation. Il s’agissait de la première visite officielle d’un secrétaire général de l’OTAN en exercice dans la région. L’auteur présente les évolutions de l’Alliance et appelle au partenariat avec les États du Golfe. Il loue la collaboration de ces pays et de l’Alliance atlantique au sein de l’Initiative d’Istanbul et la justifie au nom des évolutions géopolitiques et des transformations des régimes locaux. Ainsi, il place l’OTAN comme une organisation soutenant les réformes démocratiques régionales et étendant sa protection (bienveillante) aux nations en voie de démocratisation face à la nouvelle menace globale que serait le terrorisme international.
Mais aujourd’hui, pour les cercles atlantistes, l’OTAN, dans sa structure actuelle, n’est plus adaptée aux nouveaux rôles qu’on veut lui faire jouer. Les responsables se mobilisent donc en faveur d’une transformation de ses statuts et de son organisation militaire.
Dans Le Monde, Victoria Nuland, ambassadrice états-unienne auprès de l’OTAN et épouse du théoricien néo-conservateur Robert Kagan, appelle à une refonte de l’alliance tout en restant dans le flou le plus total sur les modifications concrètes qu’elle souhaite apporter aux structures de l’alliance. Sa tribune est avant tout la répétition constante de l’argumentaire classique sur la nature globale des « périls du XXIième siècle ». Toutefois, bien que ce texte ne fasse aucune proposition concrète, il révèle le projet états-unien pour l’OTAN. En demandant que l’alliance atlantique devienne le lieu de rassemblement des démocraties et agisse dans le domaine militaire, humanitaire mais aussi dans le domaine économique (afin d’assurer la prospérité de ses membres), Mme Nuland substitue l’OTAN à l’ONU. Bien que non explicite, l’ambassadrice prépare les lecteurs du Monde au remplacement de l’organisation internationale par une communauté des démocraties atlantistes ayant l’OTAN pour socle.
Dans le quotidien conservateur espagnol ABC, l’ancien président du gouvernement espagnol,
José Maria Aznar, présente une analyse analogue, inspirée de son rapport L’OTAN, une alliance pour la liberté. Il prétend lui aussi que l’OTAN doit changer et s’adapter aux « nouvelles menaces ». Hier, l’OTAN défendait le « monde libre » face au communisme, aujourd’hui, elle doit affronter le « péril jihadiste ». Pour cela, il faut que l’OTAN devienne l’alliance militaire des « démocraties » et inclut le Japon, Israël et l’Australie. Allant plus loin, l’auteur demande également que l’alliance développe son importance dans le domaine de la sécurité intérieure de ses membres et rompe avec le principe d’unanimité dans sa prise de décision. Dans ces conditions, l’OTAN pourrait influencer les législations nationales en matière de sécurité sans avoir à être soumis à un principe d’unanimité. L’entrée dans l’organisation de pays atlantistes comme l’Australie, le Japon et Israël renforcerait par ailleurs le poids des États-Unis dans une organisation soumis au principe majoritaire.
Rappelons que l’OTAN n’est pas, par vocation, une alliance de démocraties comme se plait à la présenter M. Aznar. Le Portugal de Salazar en fut un membre fondateur, la Grèce du régime des colonels y eut toute sa place et, via le réseau stay behind, l’alliance participa à différentes tentatives de déstabilisations d’États membres ou de coups d’État. Il est vrai que l’Espagne n’adhéra formellement à l’alliance qu’en 1981, après la démocratisation espagnole. Toutefois, l’alliance ne fit rien pour soutenir cette démocratisation et mis tout son poids pour empêcher les communistes espagnols de trop peser sur le processus démocratique.
En renforçant le poids de l’OTAN dans les affaires internes des pays européens au nom de la lutte contre la « menace islamiste », c’est à un renforcement des capacités d’ingérence politique des États-Unis que l’on assisterait, une ingérence qui n’a rien de « démocratique ».
Toutefois, pour réformer l’OTAN et en faire ce que souhaite Washington, encore faut-il que les États-Unis en aient les moyens.
L’éditorialiste conservateur du Washington Post, Jim Hoagland, estime que les pays de la « vieille Europe » pourraient bloquer le processus de « réforme » tant désiré. Il recommande à l’administration Bush d’être prudente mais aussi de tirer profit du moment présent : les dirigeants français sont confrontés à des difficultés intérieures qui affaiblissent leur capacité de nuisance au sein de l’Alliance atlantique et Gerhard Schröder a été remplacé par une chancelière bien plus ouverte. Aussi, si les États-Unis procèdent habilement et s’appuient sur le Royaume-Uni, l’Italie et les anciens pays du Bloc soviétique, l’administration Bush devrait parvenir à transformer l’Alliance comme elle le souhaite.
Au milieu de cet optimisme atlantiste et de ses rêves de réformes, l’analyste atlantiste et conseiller d’Angela Merkel, Detlef Drewes, s’inquiète pour sa part dans le Braunschweiger Zeitung de l’avenir de l’Alliance atlantique. Aujourd’hui, la duplicité du discours des États-Unis en matière de valeurs démocratiques est évidente pour tous et Washington ne semble rien faire, ou ne rien pouvoir faire, pour y remédier. Dans ces conditions, il devient difficile en terme d’image pour les gouvernements européens de s’associer aux États-Unis et de mener des actions conjointes.
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