Les 25 et 26 janvier 2006 aura lieu à Buenos Aires la vingt-cinquième et dernière « Marche de la Résistance » à l’appel des Mères de la place de Mai. Cette grande marche de vingt-quatre heures rassemblera les mouvements populaires aux côtés des mères de disparus de la dictature, exemples de courage et de persévérance. C’est cette occasion que le Réseau Voltaire a choisie pour annoncer l’entrée dans son réseau de presse non-alignée du Journal des Mères de la place de Mai. Alors que la presse se taisait et que les citoyens détournaient les yeux, chaque jeudi, les Mères de la place de Mai défiaient les dictateurs et écrivaient l’histoire. C’est dans cette histoire, construite par la lutte et la persévérance, que nous nous reconnaissons.
Un jour d’avril 1977, animées par la douleur, les mères des disparus de la dictature convergèrent pour la première fois vers la place de Mai. Là bas, quelque chose se produisit, quelque chose ayant trait à la recomposition de la vie. Elles n’ont jamais pu la quitter, elles y sont attirées chaque jeudi. La durée, valeur clé de la praxis des Mères, est une victoire à elles dans leur lutte. C’est leur legs au mouvement populaire pour avancer vers l’avenir. Avec la persévérance, les forces populaires exsangues, à peine existantes après le génocide [1], ont pu se structurer et sont parvenues à ne pas tomber en dessous du niveau en deçà duquel commence l’abandon éthique. La persévérance, s’avère donc être un des éléments constitutifs de la résistance. Les Mères l’ont perçu ainsi dès lors qu’elles ont décidé d’engager une action différente contre les dictateurs, une action qui démontrerait jusqu’où elles sont prêtes à aller par amour pour leurs enfants.
« Nous appelons le peuple, les organisations ouvrières, étudiantes, professionnelles, religieuses et politiques à se rassembler sur la place de Mai le 10 décembre à 15h30. Nous soutiendrons un défilé, “symbole de la résistance des Mères”, ce sera l’occasion de réaffirmer notre présence en ce lieu, par l’expression d’une demande réitérée de vérité et de justice contre le silence persistant qui prétend faire sombrer dans l’oubli notre drame. » C’est ainsi que les Mères convoquèrent la première « Marche de Résistance » en décembre 1981. Le verbe « soutenir, porter » (« sostener », en espagnol) pour évoquer le défilé attire l’attention. La résistance des Mères suppose de porter sur son propre corps la continuité de leur lutte originelle – la marche circulaire sur la place de Mai – conférant ainsi un sens nouveau à la persévérance : il ne s’agit plus d’être à l’endroit où l’état de siége l’interdit, mais de doubler ou quadrupler la mise, en gagnant pour les luttes libertaires contre la dictature non seulement l’espace et l’action, mais aussi le temps. Vingt-quatre heures pour faire face, minute après minute aux génocidaires.
Par leurs marches, les Mères de la place de Mai inventent un nouveau mode d’action
Cent cinquante Mères réaliseront cette prouesse, inventant un nouveau mode d’action par leurs marches. Les jambes gonflent, les plantes des pieds se couvrent d’ampoules, le jour tombe face au très surveillé siège du gouvernement, où les militaires trament la succession de Viola par Galtieri. La marche est silencieuse, il ne reste que quatre-vingt, soixante dix Mères se tenant par la main. Les forces de police sont de loin plus nombreuses que le groupe de femmes laissant l’empreinte de leur courage, pendant que la ville entière dort et ne songe pas à la place de Mai et à ses mystères.
Au cours de cette première marche, il n’y eut pas de discours de clôture, mais une poursuite de la manifestation par l’avenue de Mai jusqu’à la rue Lima, sous les cris « Qu’ils disent où sont les disparus », accompagnée par quelque deux mille cinq cents personnes, qui pour le coup sauvent l’honneur d’une société ayant abandonné ces mères.
À partir de 1981, les marches se succèdent année après année, comme une synthèse combattante des différentes luttes menées par notre peuple pendant les vingt-cinq dernières années de l’histoire argentine, mais toujours avec le corps indomptables des Mères comme matière politique de base, sur laquelle viennent s’agréger d’autres forces de la résistance issues d’autres contextes
C’est ainsi que la Marche de la Résistance, critiquée, incomprise et sous-estimée par les uns et les autres, continue de manière cyclique et crescendo en s’inscrivant dans la résistance déterminée de notre peuple contre les plans visant à prolonger la dictature (Viola pensait « gouverner » jusqu’en 1989), puis contre la méticuleuse impunité orchestrée par l’UCR et Alfonsin [2], tout comme le pays a été bradé lors de la décennie Menem [3] et la supercherie sanglante de « l’Alliance » [4]. La Marche de la Résistance a toujours été présente, comme moteur de la lutte alors que la terreur faisait le quotidien de notre peuple, en conservant la lucidité, par le courage et la persévérance alors que le temps était à la fin des idéologies, la fin de l’Histoire, la fin de tout ce qui supposait une amélioration pour le plus grand nombre. C’est cette persévérance dans la lutte, et nous insistons sur cet aspect, qui permet de relancer les forces populaires dans de nouveaux cycles de combats.
« Apparition en vie », telle était la consigne de la première marche, patrimoine de la résistance, synthèse unique de la culture de la vie de ces mères qui ont réussi à abattre la « mort présumée », le show de l’horreur, la tentative bourgeoise de réduire les avancées politiques apportées par la génération des disparus à la tristesse et à la gravité d’un ossuaire.
« Assez des militaires », un cri d’exaspération entonné en 1986, lors de la 6e marche, alors qu’Alfonsin laissait de plus en plus entrevoir l’uniforme qu’il revêtait à l’école militaire et, sous ses habits d’avocat, proclamait le préambule de la Constitution. Les Mères étaient à nouveau fustigées par la presse bien pensante et les intellectuels de circonstance : agressives, extrémistes, violentes... Quatre mois après, c’était le peuple qui descendait dans la rue pour réclamer des armes afin de défendre la démocratie contre le soulèvement des « carapintadas » [5] et menaçait : « N’y pensez pas, si vous osez nous brûlerons vos casernes ».
« L’esprit rebelle pour lutter, le courage pour continuer », c’est ce qu’ont déclaré les Mères en 1990, lorsque qu’une vague de légèreté semblait engloutir les principales conquêtes ouvrières : la journée de huit heures, le repos hebdomadaire, le droit de grève, le droit à une
retraite digne, l’éducation populaire comme gage pour l’avenir. Menem et sa clique complétait l’entreprise d’anéantissement engagée par la dictature : il graciait des assassins, privatisait les chemins de fer, le gaz, l’énergie, le pétrole, l’eau... jusqu’a la propre vie avec les gestes répétés et dégradants d’une main d’œuvre servile et ce avec de nombreux complices biens rétribués
« La seule lutte perdue est celle que l’on abandonne »
Mais les Mères ont appris mieux qui quiconque leur propre leçon. Elles ont fait de leur courage et persévérance une main tendue qui a sauvé des milliers de gens en lutte de la tristesse et de l’isolement : « La seule lutte perdue est celle que l’on abandonne », proclamèrent-elles au beau milieu de la place, en plein froid, avec le soleil de leurs enfants comme flamme, et quelle flamme ! C’était en 1995, le jour s’était levé sur une place couverte des photos des 30 000 disparus et au pied de leurs visages agités par le vent, le sentiment d’un peuple qui se sent protégé par les bras de ces infatigables Mères : « Toujours, toujours, nous rêvons à la libération », « Ils ne sont pas seulement dans nos mémoires, ils sont une vie ouverte », « Prison pour les génocidaires », « Tu vivras pour toujours ».
Les Mères apportent un soutien aux luttes à venir, elles précèdent la tempête, et évoluent en son sein : au cours des années suivantes, elle diront « Assez ! » du chômage, de la misère, de la faim ; elles réclameront la liberté pour les prisonniers politiques ; elles diront que l’absence d’emploi est un crime ; et en cette fin de siècle, elles passeront la nouvelle année sur la place, une pancarte à la main, comme un trait de caractère qui dénote leur expérience collective : « Vivre en luttant contre l’injustice ».
« Combat et résistance contre le terrorisme d’État », déclarèrent-elles fermement en décembre 2001, quelques semaines avant que De La Rua, Storani, Cavallo, entre autres, ne sortent du Panthéon des hommes politiques, prêts à toutes les manœuvres impopulaires. Après le soulèvement, les Marches de Résistance réapparurent de manière obsessionnelle, portant sur l’aspect économique de l’attaque menée contre notre peuple.
« Résister c’est marcher »
Avec leurs pieds usés et l’agilité de leur pensée, les mères sont parvenues à leur « vingt-cinquième Marche de la Résistance » en parallèle de leur « mille cinq centième jeudi de lutte sur la place » et affirment que cette marche est ferme est résolue, c’est une fête à la vie, et c’est la dernière : « Nous avons toujours fait les choses nous-mêmes, dit Hebe de Bonafini, la présidente de l’Association des Mères de la place de Mai, résister c’est résister, résister c’est marcher (...) et aujourd’hui, nous les mères sommes très âgées, nous ne pouvons plus marcher vingt-quatre heures, ni vingt, parfois pas même cinq. Cela devient de plus en plus difficile pour nous, aussi nous pensons qu’un cycle se termine de cette fantastique manière : la vingt-cinquième marche, le mille cinq centième jeudi... » Elles continueront cependant à marcher chaque semaine sur la place de Mai.
Chaque marche est différente, mais celle-ci est toute particulière, chargée de passion, une réaffirmation de l’imaginaire des Mères qui veut que ce que l’on peut réaliser dépend de ce que son propre corps peut supporter : une conscience politique nourrie par le bon sens, l’honnêteté militante et la capacité à dépasser ses limites. Voilà ce que leurs vies nous enseignent. Les fils et filles sont allés jusqu’où ils avaient dit qu’ils iraient, elles n’inscrivent pas leur nom sur la pancarte, pour voir ensuite la marche passer par la fenêtre du téléviseur, elles préfèrent créer la nouveauté quand personne n’y a encore pensé : la Marche de la Résistance en 1981 et avant, en 1977, la marche de chaque jeudi, et après le journal, la librairie, l’université populaire, puis encore la radio, la chaîne de télévision. Comme en 1981, sans jamais faire marche arrière, elles préparent l’avenir alors que d’autres dorment.
[1] Durant la dictature, qui s’est imposée de 1976 à 1983 mais s’était déjà installée plusieurs années auparavant, les militaires ont fait disparaître 30 000 personnes. Le terme « génocide » est utilisé en espagnol pour qualifier un massacre de masse.
[2] En 1983, après la défaite de la guerre des Malouine face aux Britanniques, la dictature cède la place à un gouvernement civil dirigé jusqu’en 1989 par Raúl Alfonsín de l’Union civique radicale (UCR).
[3] Président de 1989 à 1999, Carlos Menem a conduit une politique ultralibérale durant laquelle la plupart des richesses de l’Argentine furent privatisées.
[4] L’Alliance, un rassemblement de gauche dirigé par l’UCR, a porté au pouvoir Fernando de la Rúa en 1999. Mais celui-ci s’est tourné vers le Fond monétaire international (FMI) qui à conduit son pays à la crise économique de 2001. Il a violemment réprimé les importantes manifestations populaires qui se sont soldées, les 19 et 20 décembre 2001, par plusieurs dizaines de morts.
[5] Les « maquillés » en référence au maquillage de camouflage des putschistes.
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