Après deux décennies d’hésitations, la France lance aujourd’hui une chaîne internationale d’information, France 24. Malheureusement, ce projet remarquable risque de reproduire rapidement les erreurs commises dans le passé, en matière d’audiovisuel extérieur. Des errements dont René Naba dresse ici le réquisitoire implacable.
Saluons comme il sied pareil événement et ne mesurons pas les encouragements : le dispositif audiovisuel extérieur français est désormais à pied d’œuvre avec le lancement de France 24, la chaîne d’information continue française, et l’adoption de la charte de ses servants. Ardemment souhaité, le reprofilage audiovisuel ne souffre la moindre contestation dans son principe, tant sa nécessité s’imposait, tant la vétusté du dispositif était patente, tant est manifeste l’érosion de la position française dans son hinterland stratégique, notamment le monde arabo-musulman. Au-delà des clivages partisans, il devrait traduire la détermination des pouvoirs publics à « montrer le pavillon » après une éclipse de près d’un quart de siècle.
Témoins impuissants du naufrage du dispositif français, opérateurs et auditeurs francophones ou francophiles devraient pouvoir y puiser sinon un sentiment de fierté, du moins un motif de consolation.
Depuis les guerres d’Afghanistan (2001) et d’Irak (2003) les États-Unis ont lancé deux vecteurs transrégionaux « Radio Sawa » et la chaîne TV « Al-Hurra » se superposant aux grands vecteur transfrontaliers CNN, ABC, NBC, CBS, Fox News etc, alors que la chaîne panarabe « Al–Jazeera », leader médiatique incontesté de la sphère arabo-musulmane, entreprenait, en novembre 2006, dix ans après son lancement réussi, la deuxième phase de son développement avec la mise en route d’une chaîne anglophone. En comparaison sur la même période, la France a produit, en 18 ans, six rapports portant réforme de l’audiovisuel extérieur, soit en moyenne un rapport tous les trois ans (Rapport Michel Péricard 1987, Rapport Alain Decaux 1989, Rapport Francis Balle 1995, Rapport Jean Cluzel 1996, Audit Bloch-Lainé 1996, Rapport Patrick Imhaus 1997, Rapport Bernard Brochand 2002).
La chaîne internationale française repose sur une structure paritaire entre capitaux privés (TF1) et capitaux publics (France Télévisions). La dernière mouture du projet prévoit une duplexion du dispositif en deux chaînes : une chaîne internationale (français et anglais) et une chaîne arabophone à capitaux mixtes franco-marocains émettant depuis Tanger via une connexion avec la radio franco-maghrébine Médi 1.
La précédente mouture de la chaîne internationale, principalement arabophone, prévoyait un dispositif à capitaux mixtes franco-arabes, notamment du Golfe pétrolier. Les variations de la structure capitalistique du projet paraissent avoir largement répondu à des raisons de commodité personnelle des dirigeants français et non à des considérations de haute stratégie d’intérêt national.
En application de la « théorie des bassins d’audience », une spécificité française, la France dispose, sur le plan de la télévision, de plusieurs vecteurs à projection internationale à structure paritaire (TV5, la chaîne franco-allemande ARTE) et trois autres sur le plan radiophonique, (RFI, RMC-MO, Médi 1, Africa N°1), mais ne disposait jusqu’à France 24 d’aucun vecteur de pleine souveraineté de plein exercice à dimension planétaire. Au terme de dix ans de tribulations médiatiques, le pôle audiovisuel extérieur français présente un parcours cahoteux doublé d’un dispositif chaotique reposant, dans son volet radiophonique, sur un recrutement fondé sur une vision ethniciste.
À en juger d’ailleurs par le précédent reprofilage, le volet radiophonique, réalisé il y a dix ans, en 1996 par le rattachement de RMC-Moyen orient à RFI et son intégration immobilière dans le giron de « la Maison de la Radio », la prudence sinon la circonspection devrait être de règle
– Le grand chantier français du début du XXIème siècle dans le domaine de la communication internationale qui se voulait la panacée aux maux chroniques du secteur audiovisuel, a surtout mis à nu les travers majeurs de la gestion française et confirmé la sclérose des circuits internes de décision.
– L’opération qui était censée dynamiser le redéploiement médiatique de la France, s’est révélée être, sur le plan international, un contresens diplomatique et médiatique, de par la structure paritaire de sa capitalisation financière et la lourde tutelle élyséenne qui a présidé à la constitution de son directoire.
En guise de mutation stratégique, le volet radiophonique du pôle audiovisuel a eu droit, en fait, à un « ravalement cosmétique » de façade. Au prépositionnement d’un vecteur du XXIème siècle, l’on a substitué le formatage d’une radio des années 1970. La superposition des pesanteurs bureaucratiques de RFI et du sectarisme clanique de RMC-MO ne saurait en effet tenir lieu de réforme, encore moins conférer une dimension mondiale à l’unique radio française à vocation internationale.
Opérée au mépris du contexte audiovisuel et politique régional, dans la plus pure tradition bureaucratique et de l’improvisation, sans la moindre audace novatrice, la restructuration a officialisé le cloisonnement traditionnel de la station et a consacré un état de fait longtemps préjudiciable à l’image de la radio. Sauf à y voir la marque d’une habilité extrême, la restauration de l’hégémonie d’un groupe longtemps aux commandes d’une radio à la gestion décriée et à la réputation sulfureuse dénote mal d’une volonté de renouveau.
A la tête du module arabophone restructuré il y a tout juste dix ans se sont ainsi succédés en trois ans, deux directeurs généraux, deux directeurs de l’information, deux régies publicitaires (HMI et Tihama), deux responsables de l’administration générale et des relations humaines, alors que l’organigramme de la station affichait le score impressionnant de seize responsables pour une trentaine de journalistes, soit 50 pour cent des effectifs, record mondial absolu.
Forte du capital de sympathie glané dans la sphère arabo-musulmane pour sa défense de la légalité internationale dans le dossier irakien, la France a décidé de se doter d’une chaîne d’information continue afin de faire pièce à l’hégémonie anglo-américaine dans le but de faire entendre sa dissonance dans le concert unanimiste particulièrement tonitruant depuis l’intervention militaire contre l’Irak. Pour tardif que soit le projet, l’intention n’en est pas moins louable. Mais il est à craindre que la conduite duale menée par la France, tant au plan politique que médiatique, ne nourrisse le procès de sa duplicité, obérant les bénéfices de sa posture légitimiste ainsi que sa crédibilité diplomatique.
Dans le bras de fer planétaire qui a opposé la France et les États-Unis durant la guerre d’Irak, le remarquable discours de Dominique de Villepin, ministre des Affaires étrangères à l’époque, devant le Conseil de sécurité le 14 février 2003, a pesé de peu de poids, dans l’ordre subliminal, face à cette réalité d’une cruauté évidente : les rênes de la diplomatie de la première puissance militaire contemporaine étaient tenus par des citoyens afro-américains, signe certain d’une plus grande fluidité sociale.
Sans s’encombrer ni de considérations doctrinales ni de grandes déclarations triomphalistes, les États-Unis, pourtant réputés pour leur violence sociale, ont régulièrement placé aux postes sensibles de l’appareil d’État, à des moments décisifs de l’histoire du pays, des personnalités de la minorité noire et/ou issues de l’immigration, Condoleezza Rice et Collin Powell, auparavant l’afro-américain Ralph Bunch, secrétaire général adjoint de l’ONU en 1948, le général libano-américain John Abizaid, chef du commandement central états-unien disposant d’une zone de compétence allant de l’Afghanistan au Golfe arabo-persique, ou encore l’afghan Zalmay Khalilzadeh, proconsul états-unien en Afghanistan (2002), puis en Irak (2005).
Aucune construction intellectuelle si élaborée soit-elle, aucun rappel historique si prestigieux fut-il ne sauraient tenir face à cette vérité si valorisante au regard du tiers-monde en dépit du bellicisme de l’administration Bush Jr, qui révèle par contrecoup la pathologie française. Trois membres du dernier gouvernement de l’ère chiraquienne présidé par Dominique de Villepin, ont été affectés à la mise en oeuvre du principe d’égalité dans ses diverses déclinaisons— la cohésion sociale, la parité hommes-femmes et la promotion de l’égalité des chances entre Français de souche et Français naturalisés. Ce principe d’égalité est pourtant l’un des trois principes fondateurs de la République entériné comme bien commun de la Nation depuis plus de deux siècles. À croire que la laïcité, ce concept unique au monde ne s’est forgé que pour servir de cache-misère à un chauvinisme récurrent de la société française. Les hochets offerts épisodiquement, non aux plus méritants mais aux plus dociles en guise de lots de consolation, loin d’atténuer cette politique discriminatoire, en soulignent la rigueur et sa parfaite contradiction avec le message universaliste de la France. Ils l’exposent à de douloureux retours de bâtons.
S’opposer aux États-Unis, au nom du multilatéralisme et du « dialogue des cultures », prôner l’ouverture vers le tiers-monde mais pratiquer une politique de fermeture à l’égard de sa population d’origine immigrée, ne proposer qu’avec parcimonie des strapontins aux citoyens français issus de l’immigration, en contrechamp à des ténors du calibre de Condoleezza Rice et Collin Powell, les deux premiers chefs de la diplomatie d’origine afro-américaine, relève à tout le moins d’une culture du mépris et de l’irresponsabilité largement contributive du discrédit de la France sous le règne chiraquien.
Car le plus grand risque qui plane en effet sur la France n’est pas tant sa marginalisation - du fait d’une diplomatie supposée fonder une nouvelle relation avec la sphère arabo-musulmane au terme d’un siècle de politique coloniale calamiteuse - mais sa mise à l’écart du fait d’un comportement erratique.
Dans la nouvelle guerre d’Irak, le principal opérateur radiophonique français Radio France Internationale (RFI) a été le principal diffuseur d’émissions religieuses anglo-saxonnes à destination du monde arabo-musulman, le principal relais des thèses de la coalition anglo-saxonne et leur principal prestataire de service au niveau régional. Triple record difficilement égalable.
RFI a ainsi bénéficié d’un financement états-unien de l’ordre de 2,2 millions d’euro par an pour ses prestations de service à des vecteurs américains notamment Trans World Radio (961.971, 33 euro) et Broadcasting Board of Gouvernors (BBG, l’autorité de tutelle des vecteurs américains) (1.249.961, 04 euro), représentant près de la moitié de la subvention du Quai d’Orsay à la radio française [1]. Au regard des enjeux, la contribution financière américaine est apparue aliénante pour une radio de souveraineté et au-delà pour la France, le chantre d’un monde multipolaire réduit en la circonstance au simple rôle de « passeurs de plats ».
L’accord franco-états-unien constitue un contresens diplomatique. Il dénature l’essence même de la radio française dont il fait au mépris du principe de la laïcité et de la neutralité de l’État, le principal relais du prosélytisme religieux anglo-saxon à destination de la sphère arabo-musulmane à un moment critique de l’histoire des relations arabo-occidentales, au paroxysme de l’offensive des prédicateurs néo-conservateurs de l’administration républicaine contre l’ensemble arabo-musulman. Une offensive matérialisée par la guerre d’Afghanistan, en 2001, et la guerre d’Irak, en 2003, ainsi que par la définition d’un axe du mal articulé autour de l’Iran et de la Syrie, deux pays musulmans.
La licence accordée aux prédicateurs anglo-saxons sur les ondes françaises et la sous-traitance technique de VOA (Voice of America) accréditent l’idée d’un vecteur français faisant office de cheval de Troie de la politique états-unienne dans la zone. Nonobstant les conséquences dommageables de cette politique, la hiérarchie du pôle radiophonique extérieur (RFI RMC Moyen-Orient) se félicitera publiquement de l’exclusivité d’une interview du Premier ministre britannique Tony Blair, dans une claironnade qui illustre sa tragique méconnaissance des réalités régionales : à savoir que le choix de Londres de faire transiter par un relais français - et non par le prestigieux service arabophone de la BBC -, son message politique vers l’Irak, son ancienne chasse gardée ravie par les Français à la chute de la monarchie en 1958, de même que le choix des États-uniens de faire transiter par un diffuseur français leur prédication religieuse semblent principalement destiner à frapper du sceau de la complicité et de la duplicité leurs partenaires-adversaires français. Tant de naïveté, voire de vanité, laisse d’autant plus pantois que l’une des conséquences immédiates du succès de l’offensive anglo-américaine a été l’éviction de la France de l’Irak, un pays qui constitue, historiquement, la percée majeure de la diplomatie gaullienne de la seconde moitié du XXe siècle.
Sur fond d’une offensive anglo-américaine contre la sphère arabo-musulmane, alors que les médias anglais et états-uniens achevaient leur redéploiement géostratégique dans la zone, la France persiste ainsi dans le domaine de la communication, principalement dans l’audiovisuel, dans une attitude passéiste, à connotation xénophobe. Depuis le sommet de la Francophonie tenu le 19 octobre 2002 à Beyrouth, la hiérarchie radiophonique a procédé, en deux temps, le 29 octobre 2002, puis en février mars 2003, à la mise à l’écart d’une vingtaine de personnes visant dans leur quasi-totalité des collaborateurs de confession musulmane de la station, dans une démarche qui s’inscrit en contradiction avec le « dialogue des civilisations » prôné par le président Jacques Chirac aux assises de Beyrouth.
Le premier dégagement, survenu le 29 octobre 2002, soit une semaine après le Sommet de la Francophonie, a privé le principal vecteur arabophone de la France de la collaboration de certaines des plus prestigieuses signatures du monde arabe, en même temps qu’il a porté atteinte à la crédibilité de la station. Parmi les intellectuels arabes privés des ondes arabophones figuraient notamment Mme Nawal Saadawi (Égypte), une écrivaine réputée pour ses combats pour la promotion des Droits des femmes et le poète palestinien Samir Al-Qassem. Ceux-là même qui seront à nouveau sollicités sur les ondes de Monte-Carlo pour lancer des appels à la libération de Florence Aubenas, la journaliste française prise en otage en Janvier 2005 en Irak.
Le deuxième dégagement est intervenu, en février 2003, en plein débat du Conseil de Sécurité sur l’Irak. Cette opération a parachevé la décapitation éditoriale de la station avec le licenciement du rédacteur en chef central, Riad Mouassass, et son adjoint, tous deux de nationalité syrienne, ainsi que celui de l’unique collaborateur irakien de la station. L’Irakien est licencié au motif fallacieux qu’il avait qualifié Jacques Chirac du « chef du Front de Refus à la guerre d’Irak » et le rédacteur en chef au motif tout aussi fallacieux qu’il a sollicité de la hiérarchie l’autorisation de participer à un débat télévisuel.
Ce chamboulement s’est accompagné curieusement d’un renforcement concomitant de la présence maronite au sein de la hiérarchie arabophone, qui raflait ainsi cinq sur sept des postes de responsabilité, dont le poste de Directeur d’antenne et de Directeur des programmes et le tiers des effectifs. En cédant au tropisme maronite, la hiérarchie accentue l’hégémonie de ce clan au sein de la radio et enfonce la station française dans l’ornière confessionnelle libanaise, la transformant quasiment en radio communautaire. Ce faisant, elle achève d’accréditer l’idée que la France continue de cultiver le jeu des minorités au Moyen-Orient et qu’à l’exclusion des maronites aucune autre confession ne trouve grâce à ses yeux.
S’il est légitime pour une direction de s’entourer de collaborateurs sinon à sa dévotion à tout le moins loyaux, il est tout aussi judicieux pour un responsable de retenir la compétence comme l’un des critères de son recrutement, tant il est impératif pour un vecteur international de disposer d’une équipe fiable au regard de son auditoire qu’une équipe pleine de dévotion à l’égard de sa propre hiérarchie. La compétence n’est pas antinomique de la loyauté et l’appartenance religieuse ne constitue pas un gage absolu d’aptitude professionnelle encore moins de francophilie.
La restauration dans son pouvoir d’un groupement à l’origine des dérives mercantiles de la station et de sa réputation sulfureuse pose le problème sinon de la connivence à tout le moins de la clairvoyance de la hiérarchie. Superposée à des méthodes de gestion musclée d’un autre âge, telle l’autorisation de sortie du personnel (avec dépôt préalable de la demande écrite d’autorisation) [2], cette purge anti-islamique accentue les accusations de clanisme, de sectarisme et de communautarisme dont la station fait l’objet avec une particulière virulence, principalement depuis la mise sur pied du pôle radiophonique extérieur en 1996.
La bunkérisation du pôle radiophonique arabophone autour d’un fort noyau maronite (la plus importante minorité chrétienne libanaise) expliquerait les déboires de la station dans sa tentative de prendre pied à Beyrouth, malgré la grande amitié du Premier ministre libanais Rafic Hariri pour le président Jacques Chirac. La bunkérisation a obéré la crédibilité de la posture gaullienne de la diplomatie française et provoqué un effondrement de l’audience de la radio. Un sondage de 2003 place en effet la radio française en queue de peloton des grandes stations internationales avec un score dérisoire dans les principaux points d’articulation de la présence française au Moyen-Orient, y compris au Liban où elle se place en 16ème position avec un taux d’audience de 5,5 % [3].
La hiérarchie a ainsi procédé au plus fort taux de rotation d’une équipe éditoriale dans l’histoire de l’audiovisuel extérieur avec pas moins de treize cadres de direction rien qu’au sein du module arabophone (trois rédacteurs en chef, sept rédacteurs en chef adjoints et trois responsables de programme) ont été licenciés sous le mandat du premier président du pôle radiophonique extérieur. Un communiqué de l’intersyndicale du personnel de RMC Moyen-Orient en date du 6 décembre 2004 adressé aux autorités de tutelle accuse la hiérarchie d’avoir pratiqué « une politique d’irresponsabilité, d’arbitraire et de clientélisme » en se livrant à des « licenciements orientés ».
Que la France se pose en protectrice des minorités opprimées est en soi éminemment louable et honorable mais qu’elle s’érige en parrain exclusif des maronites est révélateur du rétrécissement du champ de ses ambitions dans la sphère arabe. Sauf à considérer cette tolérance comme un gage déguisé donné à cette communauté en compensation du trop grand soutien accordé par le président Chirac à son ami l’ancien Premier ministre musulman sunnite libanais Rafic Hariri, assassiné le 14 février 2005 à Beyrouth.
Plutôt que de se pencher sérieusement sur les raisons de ses déboires, d’assumer la responsabilité de ces décisions et de leurs conséquences désastreuses tant pour la radio que pour l’image de la France dans le monde arabe, la hiérarchie de RFI rejette sur une hypothétique « cinquième colonne » la responsabilité de son échec à obtenir une fréquence à Beyrouth [4]. Après les « emplois fictifs », les hiérarques auront innové avec la notion de « responsabilité fictive ».
Archétype des « Juppé’s boys » qui peuplèrent la Haute administration durant le bref passage de l’ancien maire de Bordeaux au gouvernement (1995-1997), Jean-Paul Cluzel, nommé en janvier 1996 à la tête du holding, a battu un record de longévité à la faveur de la cohabitation socialo-gaulliste. Mais à l’approche de l’élection présidentielle de 2002 alors que l’issue du scrutin paraissait incertaine, il a multiplié sa candidature aux divers postes audiovisuels (AFP, CSA, TV5), dans une évidente tentative de se trouver un point de chute.
Malvenue déontologiquement, cette boulimie candidaturale a desservi dans l’opinion l’image de la haute fonction publique, accréditant l’idée que le vecteur que ce fonctionnaire est censé servir constitue tout au plus un pis aller, un marche-pied vers des positions plus valorisantes. Malvenu psychologiquement et socialement, le parachutage fréquent d’énarques parfois sans rapport avec l’information voire avec la communication au sommet du dispositif international audiovisuel s’est apparenté au cours de la dernière décennie à une valse de nantis sur fond de fracture sociale, justifiant a posteriori le mécontentement populaire contre la collision énarchique des élites françaises et leur cécité politique, expliquant pour une part le camouflet électoral du pouvoir chiraquien. Malvenue enfin stratégiquement, cette agitation de nature carriériste est intervenue fâcheusement alors que les grands concurrents anglo-saxons et arabes procédaient à leur repositionnement consécutif aux attentats anti-américains de septembre 2001 recrutant au prix fort des journalistes confirmés sans que le critère ethnico-confessionnel soit le facteur déterminant.
Tant la BBC que les médias américains d’ailleurs de même que les prestigieuses chaînes transfrontières arabes (Al-Jazeera, Al-Arabia) recourent abondamment à des collaborateurs de confession musulmane ou à des chrétiens pas nécessairement maronites sans que cette appartenance religieuse n’entrave ni leur compétitivité, ni leur crédibilité, ni non plus leur loyauté à l’égard de leur entreprise ou de leur pays d’adoption. Force est de constater dans cette optique que le recrutement sur une base ethnico-communataire paraît bien être une spécificité française, la marque de la survivance d’une mentalité coloniale.
Répondant davantage au souci d’un verrouillage politique sur le plan interne que d’un déploiement médiatique sur le plan international, l’homme sera non pénalisé pour ses avatars mais promu à la présidence de Radio France au terme de sa cinquième candidature, enregistrant au passage un record difficilement égalable de trois grèves en huit ans à RFI, soit en moyenne une grève tous les trente mois [5] et dix neuf jours de grève toutes catégories de personnel à Radio France rien que pour la première année de son nouveau mandat (2004-2005). La première est intervenue en mars 1997 le jour de la chute de Kinshasa (Zaïre) aux mains de Laurent Désiré Kabila, la deuxième, en février-mars 2003, en plein débat diplomatique franco-américain à propos de la guerre d’Irak, la troisième au moment du vote de la loi sur les signes religieux en France et du débat international sur les armes de destruction massives irakiennes, rendant ainsi aphone la voix de la France à des moments clés de l’actualité.
Son départ de RFI sera salué par une levée de boucliers contre ses pratiques discriminatoires et une grève générale de RMC Moyen-Orient de trois semaines conduisant à la démission de ses protégés. Son successeur Antoine Schwartz veillera à améliorer le record, enregistrant deux grèves en un an, conduisant l’Élysée et le Quai d’Orsay en guise d’excuse absolutoire à qualifier leur poulain d’« erreur de casting » [6].
Loin d’être perçus comme les points névralgiques d’une guerre diplomatique à dimension culturelle, les divers postes de l’appareil audiovisuel extérieur font parfois office de sinécure pour affidés. Les « bonnes fréquentations » fondées sur les affinités intellectuelles, régionales ou sentimentales constituent en France l’un des plus puissants catapulteurs socioprofessionnels, en tout cas de loin plus importantes que la compétence ou l’expérience, soutiennent, preuves à l’appui, deux journalistes, Sophie Coignard et Marie-Thérèse Guichard dans un sévère réquisitoire des pratiques françaises [7]. Comme quoi s’il suffit d’un décret pour nommer un haut fonctionnaire, il en faut un peu plus pour en faire un grand commis de l’État.
Qu’un vecteur ayant vocation à servir de tremplin au rayonnement culturel de la France dans le Monde arabe fasse l’objet, par un incroyable dévoiement, d’une captation de la part d’un clan familial, qu’un tel dispositif mercantilo-clanique perdure pendant trois décennies, se transformant parfois en tribune politique à des protagonistes du conflit libanais ou à des transactions commerciales [8], qu’une telle excroissance enfin ait pu échapper à la vigilance de l’autorité de tutelle suffisent à expliquer la régression médiatique française.
Au premier rang des pays au début des années 1970 dans le domaine des médias dans la sphère euro-méditerranéenne, la France, en dépit de son incontestable atout représenté par l’héritage gaulliste, se retrouve trente ans plus tard paradoxalement à l’arrière ban des grands pays occidentaux, supplantée même par les nouvelles puissances régionales, telle l’Arabie Saoudite, ou encore le petit État du Qatar avec la chaîne transfrontière « Al-Jazeera ». Alors que la concurrence internationale se met en ordre de bataille dans les années 1980-1990 avec la mise sur orbite de grands vecteurs transcontinentaux à diffusion satellitaire, l’audiovisuel extérieur français, à l’image de sa classe politico-administrative, sombre dans deux décennies de frime et de fric, de gabegie, de copinage, de clientélisme et de népotisme. La France ne s’est jamais remise de cette folle période sanctionnée par de retentissants scandales judiciaires et le collapsus de son dispositif audiovisuel extérieur.
Rien ne prédestinait pourtant l’audiovisuel extérieur français à pareille destinée. Rien sinon ce faux souci d’exception française, la fameuse spécificité qui versera rapidement dans la spéciosité. Rien si ce n’est aussi et surtout une propension au « management panique » pour reprendre l’expression du sociologue Michel Crozier [9]. Un comportement attentiste où les solutions de circonstance prévalent généralement sur les règlements de fond, un comportement de frilosité où la hardiesse d’une anticipation est bridée par la quiétude procurée par le pourrissement d’une situation, où la sérénité et la rationalité cèdent souvent le pas à la frénésie et l’improvisation générées par une ambiance de catastrophisme.
Avec un retard d’un quart de siècle sur son aînée états-unienne, la France lance sa propre chaîne d’information continue sur le modèle de la chaîne planétaire CNN, alors que l’espace euro-méditerranéen est strié de grands vecteurs transfrontières anglo-saxons ou arabes. Vingt ans après la mise en route de ce projet, la réforme du dispositif audiovisuel extérieur français marque le pas, ballottée entre les restrictions budgétaires, l’incertitude des politiques et l’indécision de leurs conseillers, tous pourtant engagés dans une quête éperdue d’une mythique « chaîne vitrine » qui redonnerait à la France son lustre d’antan. Pis. Le reprofilage de l’appareil extérieur qui se voulait une des grandes réalisations de la présidence chiraquienne, débouche sur un dispositif anachronique en contradiction avec le « dialogue des cultures » que la France se proposait de lancer au sommet de la Francophonie à Beyrouth : un module arabophone à structure ethno-communautariste décriée pour son clanisme, et, en tant que support de la radio méthodiste états-unienne Trans World Radio, décrié aussi pour son prosélytisme religieux états-unien. Contre toute attente, le pôle radiophonique extérieur se présente même comme partie prenante à la lutte menée par les groupes fondamentalistes américains en vue de promouvoir une spiritualisation du monde selon le schéma occidental contribuant ainsi à imposer les valeurs américaines à travers la mondialisation, au détriment des propres intérêts de la France et de sa spécificité culturelle.
Préfiguration régionale du fiasco planétaire de Vivendi Universal, le collapsus de RMC-MO, illustration tragique d’une « gestion à la française », devrait sonner comme un avertissement pour les promoteurs de la nouvelle chaîne internationale française. Au moment où le Moyen-Orient est le théâtre d’un nouveau basculement de son histoire, il importe à la France de purger au préalable cet abcès afin que les promoteurs zélés de telles pratiques n’apparaissent pas postérieurement comme les principaux fossoyeurs de la cause française. Sauf à se résoudre à une marginalisation durable, la percée anglo-saxonne doit conduire la France à une sérieuse remise à plat de sa politique audiovisuelle, tant il est vrai que l’enjeu de la compétition n’est rien moins que la détermination de la nouvelle hiérarchie de puissance au sein des futurs équilibres régionaux résultant de la recomposition du paysage régional dans le domaine de l’information et partant dans l’ordre culturel.
Jacques Chirac aborde la dernière ligne droite de sa carrière avec un bilan sujet à caution : sa responsabilité est clairement engagée dans le naufrage du pôle audiovisuel extérieur dont il a assuré le pilotage à distance avec des conséquences désastreuses. Son projet phare d’une chaîne d’information continue est tourné en dérision pour ses multiples rebondissements et ses pannes multiples sous forme d’une équation corrosive « CII=Complément inutile et infaisable » [10].
Le doyen des chefs d’État occidentaux, le cacique de la vie politique française, quitte la scène sur un paysage dévasté d’un champ de ruines politique et diplomatique, laissant en souvenir le parcours d’un homme d’ambition, en héritage le cas d’école d’une politique de munificence fondée sur l’apparence, avec en prime, pour l’édification des générations futures, un consternant récit de la carbonisation d’un nobélisable, indice symptomatique de la tragédie culturelle de la France contemporaine, une démonstration irréfutable de l’inanité d’une certaine forme de posture déclamatoire à la française.
[1] Rapport du Conseil d’administration à l’assemblée générale des actionnaires sur l’exercice 2003, en date de juin 2004 page 4 : RFI loue à Trans World Radio (TWR), radio de l’Église méthodiste états-unienne de surcroît à une heure de grande écoute les antennes ondes moyennes de RMC-MO pour la diffusion d’émissions religieuses à destination du monde arabo-musulman. Ces émissions quotidiennes d’une durée moyenne de 1h30 sont faites en anglais et en arabe, à destination d’une zone qui abrite les plus hauts lieux de l’Islam, La Mecque (Arabie saoudite), Qom (Iran), Al-Azhar (Egypte), Nadjaf et Karbala (Irak), c’est à dire dans une zone qui abrite le plus important foyer d’intégrisme en dehors du secteur Pakistan-Afghanistan. Depuis juin 2002, alors que se profilait la campagne d’Irak, RMC MO a étoffé sa prestation aux médias états-uniens en assurant la maintenance des équipements nécessaires à la diffusion des vecteurs états-uniens depuis le relais de Chypre.
[2] « RMC Moyen-Orient fait dans le social dur », Le Canard Enchaîné, n° 4389, 8 décembre 2004.
[3] Rapport du conseil d’administration sur l’exercice 2003, en date de juin 2004, op. cité page 2. En Jordanie, RMC se situe en 6ème position (5 %d’audience, malgré sa présence sur la bande FM) et en Syrie 5ème position (9,7 % d’audience). Le rapport signale enfin d’une façon sibylline qu’« une étude quantitative a été effectuée au Qatar » sans mentionner ni la position ni le taux d’audience. Une telle pudeur s’explique, semble-t-il, par le fait que RMC ne se trouvait pas placée en tête du hit parade du classement au Qatar, mais plutôt vers le bas du tableau.
[4] Déclarations de Jean Paul Cluzel, PDG de RFI, au journal libanais An-Nahar en date du 21 octobre 2002. Complaisance ou condescendance ? La hiérarchie de l’audiovisuel extérieur a souvent pratiqué la confusion des genres entre information et opérations de relations publiques à dividendes commerciaux. Durant la guerre irako-iranienne (1980-1989), elle avait confié la présentation du grand journal du soir, particulièrement audible à Bagdad, à un journaliste disposant d’avantages diplomatiques pour ses fonctions à la mission irakienne à Paris au risque d’exacerber davantage à l’époque les relations franco-iraniennes. Dans la nouvelle guerre d’Irak (2003) l’un des responsables de la station avait pour conjoint un des collaborateurs les plus directs d’un important ambassadeur d’un émirat pétrolier à Paris connu pour son hostilité à l’Irak, à la Syrie et à l’Iran, au risque d’exaspérer davantage les relations de la France avec la Syrie et l’Iran. Ces nominations ont été maintenues malgré les votes de défiance du personnel de la station sans que, dans l’un comme dans l’autre cas, l’autorité de tutelle ne se pose la question de la pertinence d’une telle proximité–complicité et ses conséquences sur la politique éditoriale de la station et partant sur la crédibilité du rôle de la France dans la zone. Au point que se posait la question de savoir si la hargne anti syro-irakienne manifestée durant la guerre contre l’Irak en 2003 n’était pas en rapport avec la situation matrimoniale de l’épurateur qui entendait ainsi solder pour le compte de l’employeur de son conjoint des conflits relevant des rivalités interarabes.
[5] Trois grèves de 1996 à 2004, soit, en moyenne, une grève tous les 30 mois, record mondial absolu. En contrechamp, la BBC se trouvait, elle, dejà, en ordre de bataille trois mois avant les attaques du 11 septembre 2001 contre le sanctuaire états-unien, concluant dès le 19 juin 2001 avec Dubai, un online partnership, faisant de la chaîne anglaise le fournisseur exclusif en informations et en programmes des administrations publiques et des entreprises privées opérant dans la zone franche de la principauté. De surcroît de par ses accords de coopération avec Nile Sat et Arabsat, la BBC se hissait même au rang de partenaire incontournable des opérateurs régionaux, leader incontesté des médias transcontinentaux en Asie occidentale et méridionale, une zone de haute tension qui regroupe les principaux pays pétro-islamiques (Arabie saoudite, Iran, Irak), les puissances atomiques du tiers-monde à forte densité démographique (Inde, Pakistan), ainsi que la Turquie, l’Afghanistan, et les pays musulmans d’Asie centrale.
[6] « Du Rififi à RFI » par Lauriane Gaud, Le Canard Enchaîné, 25 mai 2005. De son côté, le président Chirac qui avait soutenu toutes les candidatures de M. Cluzel du temps de la cohabitation socialo-gaulliste (1997-2002) en imposant sa reconduction contre les candidats successifs du Premier ministre Lionel Jospin à chaque renouvellement de son mandat, réservera des commentaires peu amènes au nouveau président de Radio France. « Chirac de Cluzel : ’il est trop con celui-là’ Cluzel attendu au tournant de la Maison Ronde » par Annick Peigné Guily, Libération, 3 juin 2004, ainsi que Libération du 18 novembre 2005 pour le sondage médiamétrie.
[7] Les bonnes fréquentations, histoire secrète des réseaux d’influence par Sophie Coignard et Marie Thérèse Guichard, éditions Grasset (1995).
[8] Comme en témoignent les documents joints en annexe de mon ouvrage Aux origines de la tragédie arabe, Editions Bachari, 2006.
[9] La crise de l’intelligence, Essai sur l’impuissance des élites par Michel Crozier avec Bruno Tilliette, Inter-éditions, 1995.
[10] « CII, la CNN à la française en panne, un complément inutile et infaisable » par Raphaël Garrigos et Isabelle Robert, Libération, 25 juillet 2005. La dernière mouture du projet prévoit une duplexion du dispositif en deux chaînes. une chaîne internationale (français et anglais) et une chaîne arabophone à capitaux mixtes franco-marocains émettant depuis Tanger.
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