Notre grille de lecture des conflits contemporains doit être actualisée en intégrant de nombreux acteurs non-étatiques. L’étude rétrospective des guerres de Yougoslavie conduite par Jörg Becker et Mira Beham pour la Deutschen Stiftung Friedensforschung fait apparaître une privatisation de la guerre : la propagande d’État laisse la place aux « relations publiques » confiée à des cabinets spécialisés, tandis que les opérations militaires elles-mêmes sont sous-traitées à des sociétés de mercenaires.
Depuis la guerre du Kosovo de 1999, qui a fait prendre conscience une assez large partie de l’opinion publique du rôle des médias dans une guerre et, de manière générale, de la communication en temps de crise, une masse de littérature accrue considérablement et croissant continuellement est apparue à propos des médias et de la guerre. Il semble qu’en sciences de la communication la loi non écrite selon laquelle toute guerre entraîne une crise des médias durant laquelle les producteurs en médias sont incités à s’interroger sur leur manière de communiquer au sujet de la guerre, puis passent bien vite de nouveau à l’ordre du jour, tirant pour la prochaine guerre peu d’enseignements, voire aucun, à partir de celle qui vient d’avoir lieu, a cessé d’être en vigueur.
L’intérêt visiblement accru et plus ou moins durable porté à la manière dont les médias traitent maintenant les guerres a vraisemblablement deux raisons surtout. Premièrement, le 11 septembre 2001 et ses effets nous ont placés pratiquement dans un état de guerre permanente, ce qui entraîne et nécessite une réflexion sur les contenus et les formes de la communication concernant la guerre. Deuxièmement, la quantité et la qualité de la communication relative à la guerre et aux crises se modifient à une vitesse époustouflante.
Dans la recherche sur la paix, une sensibilité accrue à ce sujet se manifeste également. Toutefois, il est frappant que, de manière générale, —et non seulement dans la recherche sur la paix— deux aspects importants de ce problème ne jouent qu’un rôle mineur. Il s’agit d’une part des guerres des années quatre-vingt-dix dans les Balkans qui, mise à part la guerre du Kosovo, ne suscitent guère d’intérêt, bien que la guerre de l’OTAN contre la Yougoslavie en ait été la prolongation à maints égards, notamment sur le plan des médias [1]. L’autre question concerne la mesure dans laquelle la communication relative à la guerre et aux crises est aussi influencée par les médias, par des mesures de relations publiques [2].
Propagande et relations publiques
Celui qui, au XXIe siècle, s’intéresse à la propagande aura avantage à commencer ses lectures par l’œuvre de Harold D. Lasswell. À la fin des années vingt du siècle dernier, Lasswell a publié son livre Propaganda Technique in the World War I (technique de propagande pendant la Guerre mondiale) » [3], un classique sur les horreurs perpétrées par tous les belligérants durant la Première Guerre mondiale. Selon lui, la propagande de guerre a quatre objectifs : mobiliser la haine contre l’ennemi, renforcer l’amitié entre ses propres alliés, établir des modèles de coopération amicale par rapport aux puissances neutres et démoraliser l’ennemi. Ces objectifs de propagande belliciste n’ont pas changé jusqu’à aujourd’hui.
Dans son article « The Theory of Political Propaganda » (La théorie de la propagande politique) » [4], Lasswell exposait ainsi sa conception de la communication : « Les stratégies de la propagande s’expliquent le mieux par la terminologie du stimulus et de la réaction. Un propagandiste a pour tâche de multiplier les stimuli les plus susceptibles d’atteindre le but visé et de résorber ceux qui exerceront vraisemblablement des effets indésirables. » Ultérieurement, il a écrit que la propagande est la manipulation de symboles visant à influer sur des attitudes relatives à des thèmes controversés. La formation théorique des modèles de Lasswell reposait sur la base suivante : si les stimuli ont été choisis assez habilement et s’ils ne sont répétés qu’assez souvent, on peut parler de communication réussie et l’on peut s’attendre à une réaction unitaire de la « masse amorphe ».
Les réflexions de Lasswell s’appuient sur le modèle de réaction aux stimulations des sciences sociales dominantes. En tant que recherche sur la persuasion, c’est-à-dire sur la communication cherchant à inciter et à convaincre, elles sont à la base de toutes les conceptions admises dans la recherche actuelle des effets publicitaires, et dans le segment de travail des relations publiques. Comme la notion positive de propagande a été discréditée par son emploi à l’époque du national-socialisme, les représentants et partisans des relations publiques s’en distancent depuis longtemps.
Sur le plan de la définition, la séparation de la notion de propagande de celle des relations publiques reste cependant insatisfaisante. Il n’est pas non plus possible de distinguer strictement « inciter » par la propagande de « convaincre » par les relations publiques.
La tentative de distinction effectuée par Günter Bentele, titulaire de la chaire de relations publiques (RP) à l’université de Leipzig, prouve que la nouvelle notion de RP n’est que la modernisation de l’ancienne notion de propagande : « D’un point de vue logique systématique et compte tenu de l’objectif d’une théorie des RP différenciée, une assimilation pure et simple des relations publiques à la propagande est trop simple. Cette position est problématique, car elle doit faire abstraction de graves différences entre la propagande national-socialiste ou la propagande politique de la RDA et les relations publiques de type occidental. » [5]
Or le point de vue de Bentele est sujet à caution pour deux raisons.
– Premièrement, il chante les mérites d’un modèle du totalitarisme contestable —parce que trop simple sur le plan des sciences sociales— et dont la dichotomie crée un ennemi qui laisse perplexe : seuls les autres font de la propagande, alors que sa propre action éclaire le débat et informe le public.
– Deuxièmement, le fonctionnalisme structurel dépourvu de contenu de Bentele aboutit à de sérieux problèmes empiriques, car visiblement ce qui ne doit pas être ne peut pas l’être.
L’engagement d’agences de RP dans les guerres de l’ancienne Yougoslavie
Entre-temps, c’est le secret de Polichinelle que des gouvernements chargent des entreprises de RP d’embellir leur image dans d’autres pays. En revanche, il est peu connu qu’il y a depuis longtemps des campagnes de RP dont des gouvernements très divers ont chargé des entreprises et qu’ils ont payées pour décrire une fausse image de l’ennemi, préparer des guerres ou embellir l’idée que l’on se fait de dictatures.
Dans le système de dépendances réciproques « gouvernements/agences de RP pendant la guerre », nous avons recensé 157 contrats semestriels entre clients de l’ancienne Yougoslavie et 31 agences de RP diverses ainsi que neuf particuliers pendant les guerres de l’ancienne Yougoslavie menées de 1991 à 1992.
En août 1991, l’entreprise de RP Ruder Finn a été mandatée par le gouvernement croate, en mai 1992 par le gouvernement bosnien et en automne de la même année par les chefs des Albanais du Kosovo. Ainsi, Ruder Finn est la seule agence de RP qui ait travaillé pour les trois partis belligérants non serbes durant la guerre.
Le travail que Ruder Finn a effectué sur ordre de ces trois entités belligérantes se caractérise —fait plutôt inhabituel dans cette branche des services affichant un certain terre à terre— par la forte identification avec les objectifs des clients dont ont fait preuve aussi bien David Finn que James Harff, tous deux partenaires de Ruder Finn. Dans une interview destinée au documentaire de télévision De Zaak Miloševic, dont nous disposons en exclusivité et dont seuls des extraits ont été diffusés, Harff déclare : « C’est dans notre sang, nous avons les Balkans dans le sang à la suite de nos expériences personnelles et professionnelles. […] Le Kosovo nous a très inquiétés. L’action menée par l’OTAN en 1999 était évidemment appropriée, quoiqu’un peu tardive. […] Je dois dire que nous avons sablé le champagne quand l’OTAN a attaqué en 1999. » [6]
Les conceptions de la communication des agences de RP pendant les guerres des Balkans
Les agences de RP engagées par les parties à la guerre ont opéré, pour l’essentiel, avec les éléments suivants, qu’elles ont combinés dans leur forme et dans leur contenu : propagande politique, activités de lobbies, communication lors de crises, communication par les médias, gestion de l’information, gestion des affaires, affaires publiques (donc communication politique), consulting et espionnage.
Les agences de RP qui travaillaient pour des clients non serbes ont révélé les objectifs suivants de leurs activités :
– la reconnaissance par les États-Unis de l’indépendance de la Croatie et de la Slovénie,
– la perception de la Slovénie et de la Croatie comme Etats progressistes du type d’Europe occidentale,
– la représentation des Serbes comme oppresseurs et agresseurs,
– l’assimilation des Serbes aux Nazis,
– la formulation du programme politique des Albanais du Kosovo,
– la description des Croates, des musulmans de Bosnie et des Albanais du Kosovo comme innocentes victimes uniquement,
– le recrutement d’ONG, de scientifiques et d’officines de stratégie politique pour la réalisation de ses propres objectifs ,
– l’intervention des États-Unis dans les événements des Balkans
– la qualification de légitime et légale de la conquête par l’armée croate de la Krajina occupée par les Serbes,
– le maintien des sanctions de l’ONU contre la Serbie,
– une décision favorable lors de l’arbitrage relatif à la ville bosniaque de Brcko,
– l’accusation de génocide formulée contre la République fédérale de Yougoslavie devant la Cour internationale de Justice de La Haye,
– des résultats favorables au parti albanais lors des pourparlers de Rambouillet,
– la plainte contre Slobodan Miloševic déposée auprès du Tribunal pénal international de La Haye,
– la stimulation d’investissements américains dans les Etats qui ont succédé à la Yougoslavie,
– la sécession du Montenegro.
Les agences de RP qui travaillaient pour des clients serbes ont révélé les objectifs suivants de leurs activités :
– l’amélioration générale d’une image négative,
– l’amélioration de l’image de la République serbe de Bosnie,
– le recrutement d’ONG, de scientifiques et d’officines de stratégie politique pour la réalisation de ses propres objectifs,
– la stimulation d’investissements américains en Serbie,
– l’amélioration des relations avec les Etats-Unis après la déposition de Miloševic,
– l’abrogation des sanctions de l’ONU.
En résumé, on peut dire que les clients des Balkans voulaient atteindre deux objectifs par leurs activités de RP : premièrement, il s’agissait de se faire connaître des milieux politiques, de la société et de l’opinion publique des États-Unis ; on voulait se présenter de manière positive, c’est-à-dire déployer des activités diplomatiques ; deuxièmement, on s’efforçait d’atteindre des objectifs de guerre très concrets. Souvent, les deux aspects ont été mêlés.
« Bad guys » et « good guys » —la simplification de conflits armés
Dans les guerres des Balkans les gouvernements en guerre ont pu changer leur propagande en messages crédibles grâce aux agences de RP et à leurs nombreuses voies de communication. Il en résulte une forte homogénéisation de l’opinion publique aux USA et dans les sociétés occidentales en général : Le gouvernement des États-Unis, Amnesty international, Human Rights Watch, Freedom House, le United States Institute of Peace, la Fondation Soros, des intellectuels libéraux et beaucoup de conservateurs, les Nations Unies, des journalistes, mais aussi le gouvernement de Zagreb, le gouvernement de Sarajevo, les dirigeants des Albanais du Kosovo, la UÇK —tous ont, avec des différences minimes, la même interprétation des guerres des Balkans. Dans une version courte un peu pointue cela se présente ainsi : Les Serbes ont succombé à une folie nationaliste et veulent ériger une Grande Serbie. Slobodan Miloševic, un communiste incorrigible, s’est imposé comme leur dirigeant et a attaqué avec l’armée populaire yougoslave les républiques et les peuples non serbes et a ainsi permis des viols collectifs, des épurations ethniques et des actes de génocide ; les autres nations ex-yougoslaves —Slovènes, Croates, Bosniaques, Albanais, Macédoniens— étaient des peuples pacifiques et démocratiques (les Monténégrins avaient une image partagée, tant qu’ils étaient solidaires avec Belgrade, ils passaient également pour agressifs mais quand ils ont rompu avec Belgrade, ils se sont transformés en peuple pacifique). C’est exactement l’image 1:1 que les agences de RP ont propagée. Et elle est concordante avec la propagande des partis de guerre ex-yougoslaves non serbes.
RP et sociétés militaires privées
Le gouvernement croate avait engagé de manière pratiquement permanente de 1991 à 2002 plusieurs grandes entreprises de RP qui se sont engagées aux USA pour ses intérêts politiques, économiques et culturels et qui ont propagé une image positive de l’État. Après la reconnaissance couronnée de succès de l’indépendance de la Croatie par les USA, il y avait encore un problème politico-militaire spécialement critique à résoudre – la question des Serbes de la Krajina. Et c’est à ce moment-là qu’il y a pour la première fois une combinaison prouvée d’activités d’une agence de RP et d’une société militaire privée.
En mars 1993, le bureau du président croate Franjo Tudjman a engagé l’agence de RP Jefferson Waterman International (Waterman Associates), et en septembre 1994 le gouvernement croate a signé un contrat avec la société militaire privée états-unienne MPRI (Military Professional Resources Inc.). MPRI est l’une des quelques douzaines de sociétés militaires privées semblables, qui réalisent l’entraînement militaire et des services auxiliaires associés pour des gouvernements étrangers. Selon un ancien collaborateur de haut rang des services secrets, ces programmes privés d’entraînement ont pour but « de faire avancer les objectifs de la politique étrangère des États-Unis » et ne peuvent être réalisés sans l’accord explicite du ministère des Affaires étrangères des USA. A l’aide de cette industrie de guerre privée florissante, le gouvernement des États-Unis peut accorder toutes formes d’aide militaire dans n’importe quel pays sans devoir solliciter l’accord du Congrès ou sans rendre des comptes en public [7].
Début août 1995, onze mois après la signature du contrat avec le MPRI, l’armée croate a déclenché l’« Opération Tempête » et a pris d’assaut en seulement quatre jours les zones UNPA dans la Krajina tenue par les Serbes. C’était exactement cette action à laquelle le public des USA devait être positivement préparé par la société de RP Jefferson Waterman International. Pendant que MPRI nie d’avoir à faire quoi que ce soit avec l’« Opération Tempête », les experts disent que cette attaque portait sans aucun doute « la griffe » des USA. Ce n’est pas seulement le nom « Opération Tempête » qui emprunte sciemment des éléments de l’« Opération Tempête du désert », donc de la guerre du Golfe de 1991, mais certaines actions se sont déroulées de façon exemplaire « comme sorties d’un manuel » de l’armée des États-Unis.
MPRI n’a pas seulement été actif en Croatie et la Croatie n’était pas le seul parti de guerre dans les Balkans à s’être servi d’une société militaire privée : ainsi le MPRI a formé l’UÇK au Kosovo et en Macédoine, et en même temps, il était officiellement actif pour l’armée de la République de Macédoine. Lorsqu’au printemps 2001 un conflit a éclaté entre l’armée macédonienne et l’UÇK et que l’armée avait mis l’UÇK au pied du mur à Ara inovo à l’est de Skopje, l’OTAN est intervenue et a mis à disposition 15 bus climatisés pour évacuer les combattants albanais avec leurs armes. Parmi eux se trouvaient 17 instructeurs du MPRI [8].
En résumé, on peut dire qu’il s’agit là d’une structure dans laquelle les activités des agences de RP sous forme d’entreprises d’économie privée et des sociétés militaires, également sous forme d’entreprises d’économie privée, sont complémentaires en faveur des objectifs politico-militaires des partis de guerre. Ce n’est donc pas seulement la propagande de guerre qui est privatisée, c’est avant tout la conduite de la guerre elle-même qui est privatisée.
Traduction Horizons et débats
[1] Alexander S. Neu a publié une des rares recherches scientifiques relatives à la communication en matière de guerre et de crises dans l’ancienne Yougoslavie de 1991 à 1995 : Die Jugoslawien-Kriegsberichterstattung der « Times » und der « Frankfurter Allgemeinen Zeitung ». Ein Vergleich (La couverture de la guerre de Yougoslavie par le « Times » et la « Frankfurter Allgemeinen Zeitung ». Analyse comparée), Baden-Baden 2004.
[2] La présente contribution porte sur des aspects importants du livre paru récemment Operation Balkan. Werbung für Krieg und Tod (Baden-Baden 2006). Le livre s’efforce non seulement d’évoquer, mais aussi d’assembler deux aspects négligés de la recherche sur la paix axée sur la communication, à savoir les guerres des Balkans ainsi que la communication relative aux guerres et aux crises. Il a été rédigé dans le cadre du projet d’une durée de deux ans intitulé « Die Informationskriege um den Balkan seit 1991 (Les guerres d’information à propos des Balkans depuis 1991) », que nous avons pu réaliser grâce au soutien durable du directeur et fondateur de la Deutschen Stiftung Friedensforschung (DSF), Dieter S. Lutz, décédé tragiquement entre-temps.
[3] Propaganda Technique in the World War, par Harold D. Lasswell (Paul Kegan, Londres, 1927). L’ouvrage a été réédité en 1986 par l’université d’Hawaï.
[4] « The Theory of Political Propaganda », par Harold D. Lasswell, in The American Political Science Review, 21e année, 1927.
[5] Citation d’après Public Relations. Konzepte und Theorien, par Michael Kunczik, 4e édition, Cologne 2002, p. 36.
[6] James Harff dans De Zaak Miloševic (L’Affaire Miloševic). Mise en scène : Jos de Putter, Pays-Bas 2003 (matériel de film en partie non publié).
[7] « Privatizing War. How affairs of state are outsourced to corporations beyond public control » (La privatisation de la guerre. Comment les affaires publiques sont externalisées dans des entreprises en évitant le contrôle public), par Ken Silverstein, in The Nation, 28 juillet 1997.
[8] « Mazedonien als Opfer internationaler Ignoranz ? » (La Macédoine, victime de l’ignorance internationale ?), Wolf Oschlies, in Blätter für deutsche und internationale Politik, cahier 8/2001.
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