Le président du Conseil italien, Silvio Berlusconi, et le Guide suprême de la révolution libyenne, Mouammar Kadafi, ont signé un accord spectaculaire mettant fin au contentieux colonial entre leurs deux nations. Le traité comprend également des clauses commerciales et militaires. À y regarder de plus près, on entrevoit un curieux retournement historique : ce n’est plus le même État qui est aujourd’hui le plus souverain.
L’Italie de centre-droit de Berlusconi a pris une orientation qui rappelle, toutes proportions et données historiques gardées, la politique « neutraliste » prise par des gouvernements du centre-gauche historique italien : Aldo Moro, Giulio Andreotti, Bettino Craxi, pour donner quelques exemples. Une politique étrangère, à Rome, toute à sa recherche d’un espace économico-diplomatique qui lui soit propre, en Méditerranée.
Bien sûr, l’accord signé ces derniers jours entre la République Arabe Populaire de la Jamahiriya Libyenne et la République italienne, est dicté par la nécessité impérieuse de s’assurer des sources d’approvisionnement énergétique : gaz de la Russie et de l’Algérie, pétrole de la Libye, etc. Et il ne peut en être autrement !
La position géographique de la péninsule italienne, est une source de blessures et de regrets. Le fait que l’Italie soit immergée en Mer Méditerranée, est vu et vécu, par une trop vaste tranche du milieu politico-industriel italien, comme un « mal », un désagrément politique ou un handicap économique.
Et pourtant le voisinage de deux puissances énergétiques comme la République d’Algérie et la Libye Populaire, devrait réjouir les responsables de l’État italien. Le pétrole et le gaz pour alimenter l’économie italienne, (ou ce qu’il en reste) peut affluer de pays voisins et, après tout, amicaux, par l’intermédiaire d’oléo gazoducs courts, économiques et sûrs qui ne requièrent pas d’attentions techniques particulières (à l’inverse des installations de regazification coûteuses, complexes et potentiellement dangereuses), et qui n’auraient jamais, de toutes façons, la capacité des pipelines. La position géostratégique et géo-économique très favorable de l’Italie, au carrefour des flux économiques, marchands et culturels qu’est la Méditerranée, au lieu d’être « exploitée » pour restaurer les destins de son économie, est imposée ou subie comme une cause de la « malédiction » de l’émigration provenant d’Afrique et du Moyen-Orient. Les trois sources méditerranéennes de l’Italie, et en particulier le « front sud », sont, une fois de plus, appréhendées comme une cause des maux italiques. Évidemment, les organes de presse et radiotélévisés nationaux — comme toujours mal informés — utilisent le « spectacle » estival des barques et vieilles embarcations délabrées, chargées d’émigrants afro-asiatiques, qui s’approchent menaçantes des côtes du Mezzogiorno italien. Une manne pour évacuer des fautes et responsabilités précises à la fois vers des peuples qui souffrent (à cause, aussi, de ceux qui, ensuite, ne les veulent pas à leurs frontières) et vers ces régions « passoires » du Sud, éternellement coupables. Ces « sources d’information » précisent rarement que seulement 5 à 7 % de l’immigration étrangère en Italie arrive en sillonnant la Méditerranée à bord de vieux navires de pêche et de chaloupes de fortune provenant de Tunisie ou de Libye.
Et c’est justement cette vision erronée qui a donné au président du Conseil Silvio Berlusconi une carte supplémentaire à abattre, pour pouvoir stipuler un accord sur 25 ans avec le gouvernement de la Libye Populaire. Évidemment la carte va être jouée à la table de la politique intérieure, la Libye étant prête à en venir à un accord de partenariat, économico-énergétique et de contrôle des flux migratoires méditerranéens, avec Rome. Et ceci en échange d’une condition et d’une requête : la reconnaissance des souffrances infligées à la population libyenne pendant l’occupation italienne de 1911 à 1943, et la requête de « reconstruire » une version 21ème siècle de la vieille Via Balbia : une voie rapide qui rallierait la frontière libyo-tunisienne à celle avec l’Égypte, entreprise qui est amplement à la portée du génie civil italien.
Dans cet accord libyo-italien entre aussi le pacte logique de non-agression réciproque, où il est spécifié : « l’Italie n’utilisera pas et ne permettra pas d’utiliser son territoire pour toute agression contre la Libye ». Et vice-versa. C’est une pratique courante, entre États, de stipuler des accords de non-agression réciproque, fut-ce en marge d’accords d’une autre nature. Quasiment un acte administratif.
Il n’y aurait aucune matière à se scandaliser, comme le font à présent beaucoup, à droite et surtout à gauche, d’entendre affirmer cela par Tripoli. C’est écrit dans un accord entre deux nations souveraines.
Souveraines ? Il reste en effet à établir si et qui est souverain. La Libye l’est, sans aucun doute. L’autre stipulant l’est-il aussi ?
L’Italie fait partie, en effet, du Traité de l’Alliance de l’Atlantique Nord et de son bras armé l’OTAN. Donc la république italienne est soumise, du fait de ce traité international, à des obligations de caractère diplomatique (l’obligation de soutenir un allié agressé) et à des limitations de caractère militaire (concession de l’usage de son territoire national par des forces armées étrangères, à commencer par les USA). Théoriquement une telle alliance et l’organisation qui y correspond, devraient opérer et accomplir des devoirs de défense. Mais après le sommet de 1999, on a un peu étendu ce champ d’action : on y a ajouté les « missions humanitaires », concept assez fumeux et très flexible.
Donc, si l’Italie stipule un accord ou traité de non-agression réciproque, elle le fait, justement, en tant qu’entité étatique, mais pas en tant que composante de l’Alliance Atlantique et de l’OTAN.
Et c’est justement là que se manifeste la « souveraineté limitée », tant décriée dans le passé par la gauche italienne, et à présent, opportunément passée sous silence par celle-ci (du moins depuis mars 1999). En somme, l’Italie ne peut pas garantir, en vertu des traités et accords stipulés en 1949, 1955 et 1999, que son propre territoire ne soit pas utilisé par tous ou par une partie de ses alliés de l’OTAN, pour des opérations hostiles contre la Libye, même si les précédents illustres ne manquent pas : en 1986, avec l’Opération « Eldorado Canyon », les USA ont bombardé Tripoli et Bengazi en faisant des dizaines de victimes dans la population civile libyenne. Les FB-111 de l’US Air Force, qui avaient décollé du Royaume-Uni, durent redoubler leur parcours et la durée de leurs vols allers-retours parce que la France et l’Espagne, bien qu’adhérant au Pacte Atlantique, refusèrent que les avions étasuniens empruntent leur espace aérien. Tripoli, en mentionnant la clause de non agression réciproque, se référait probablement au comportement tenu alors par Paris et Madrid. Mais peut-être, en effet, même vis-à-vis de ce cas spécifique, est-ce trop demander à Rome.
Tripoli, en outre, fait allusion aussi à l’emploi possible, en cas d’éventuelles agressions, de bases, dépôts ou infrastructures de l’OTAN présents en Italie ; question sur laquelle on a essayé d’élaborer une position toute en prétextes à propos du nombre de « bases » de l’OTAN présentes en Italie : qu’il y ait 113 « bases », ou qu’il s’agisse d’un nombre légèrement inférieur de structures de divers types, allant des bases aériennes aux antennes du système Loran, on a toujours affaire à des éléments du système OTAN qui tous, sans aucune exception, peuvent être utilisés aussi bien pour des missions défensives qu’offensives.
L’affirmation faite par Tripoli ne pouvait que susciter tornades et scandales, superflus et hypocrites. Le nœud de cette question est la position internationale de l’Italie, qui ne pourra exercer pleinement une politique internationale autonome sans au moins revoir auparavant la série d’accords stipulés dans le cadre du Pacte Atlantique, en commençant par les clauses secrètes.
L’accord sur le dédommagement de la période de l’occupation coloniale pose un précédent juridique, qui n’inquiète pas que Londres, à cause de son passé colonialiste et impérialiste classique : « Cette fois, même si personne en Italie n’a mis l’accent là-dessus, il s’est passé quelque chose d’important et de grave : pour la première fois dans l’histoire une puissance coloniale a formulé des excuses. Chose qui a scandalisé les Anglais : la BBC en a fait l’ouverture de son journal radio ». Et l’affaire apporte une base juridique à des menaces possibles de cas de dédommagement vis-à-vis des Usa et de leur politique internationale interventionniste.
Enfin c’est dans ce cadre là que Daniel Pipes [1], présumé expert de questions moyen- orientales, mais faucon néo-conservateur, peut se permettre de « conseiller » le gouvernement italien dans son approche vers un pays voisin (et ami) ; pour lui, l’accord italo-libyen affaiblit l’OTAN : « (…) Tout comme Poutine essaye d’induire les pays européens qui dépendent le plus du pétrole et du gaz russes à prendre vos distances avec nous, de même Kadhafi essaie de vous pousser à rester de son côté dans le cas d’un nouvel affrontement avec l’Amérique. Vous avez signé un accord non seulement commercial mais, aussi, politique ».
La ligne du radicalisme néo-conservateur étasunien est en train de faire naufrage même avec ses amis, ou présumés tels ; du coup ses partisans, épouvantés, apeurés et irrités, ont de plus en plus recours à la menace (Vous avez signé un accord qui n‘est pas que commercial mais aussi politique), voire à des affirmations involontairement ironiques et contre-productrices : « Kadhafi a obtenu un dédommagement pour les fautes commises par Mussolini et a ainsi ouvert la porte à d’autres pays arabes pour des requêtes qui pourraient être encore plus importantes, comme l’Algérie à l’égard de la France. L’Europe doit être très ferme à cet égard : pas de réparations au-delà d’un certain temps. (…) J’accepte que ceux qui souffrent sous occupation étrangère soient dédommagés. Mais qu’est-ce que leurs enfants et petits-enfants ont à voir là dedans ? Qu’est-ce que l’Italie d’aujourd’hui a à voir avec celle, colonialiste, d’hier ? On instrumentalise notre sentiment de culpabilité. On voit ça aussi en Amérique à propos de l’esclavage, aboli il y a 150 ans. Et c’est ridicule. Si on continue, l’Espagne va demander des réparations à l’Arabie Saoudite pour l’invasion de 711, et vous les Italiens vous répondrez des abus de l’Empire romain ».
On pourrait aussi ajouter, qu’est-ce que les Suisses d’aujourd’hui, les Allemands d’aujourd’hui, les Polonais et les Autrichiens (dont le territoire avait été annexé par le Troisième Reich), ont à voir avec la destruction des juifs dans les années 40 ? Il est curieux que ne vaille pas pour les Libyens ce que, par contre, on rappelle avec insistance pour Auschwitz, Mathausen, Babi Yar et le ghetto de Kaunas. Le néo-conservateur pro-sioniste Daniel Pipes en finirait-il, de cette façon, avec les prétentions du Yad Vashem ?
Mais tout ceci cache et couvre la vraie et définitive peur des néo-conservateurs et de l’ « Empire » Usa, celle de découvrir qu’ils sont, eux-mêmes, les canailles isolées dans le système des relations internationales : « (…) parce qu’une Europe sur la défensive aurait moins de pouvoir au Moyen-Orient, aurait moins de prise sur les pays arabes, en laissant plus de place au radicalisme musulman ».
Article publié initialement en italien par Eurasia. Rivista di studi Geopolitici, le 5 septembre 2008.
Version française : Marie-Ange Patrizio
[1] « Daniel Pipes, expert de la haine », Réseau Voltaire, 5 mai 2004.
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