Alors que la coalition qui a porté Barack Obama à la Maison-Blanche s’entredéchire, le Lobby israélien (AIPAC) est parvenu à écarter l’ambassadeur Freeman de la présidence du Conseil du Renseignement national. C’est que, depuis plusieurs années, Chas Freeman est le leader d’un courant, au sein du département d’État et de la CIA, qui tente de recentrer la politique de Washington au Proche-Orient sur les intérêts nationaux US. Il a organisé la publicité autour du livre critique des professeurs John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt, il a aidé à la conclusion des contrats pétroliers entre la Chine et l’Iran, il a organisé l’invitation du président Ahmadinejad à l’université de Columbia et, plus récemment, a apporté son soutien à l’envoyé spécial de l’ONU dans les Territoires palestiniens Richard Falk. Pour lui barrer la route, le Lobby israélien l’a accusé de servir les intérêts saoudiens et chinois ce qu’il ne pouvait démentir sauf à révéler son rôle exact au sein des services de renseignement US. Cependant, l’action trop visible du Lobby israélien contre un membre éminent de la Communauté du Renseignement US a eu pour effet de mobiliser celle-ci contre lui.
M. Freeman avait une remarquable carrière de trente années au service de la diplomatie et du ministère de la Défense, mais il a critiqué publiquement la politique israélienne et la relation spéciale que les États-Unis entretiennent avec ce pays, disant, par exemple, au cours d’un discours prononcé en 2005, qu’« aussi longtemps que les États-Unis continueraient à lui fournir de manière inconditionnelle les financements et la protection politique qui rendent l’occupation israélienne et la politique violente et autodestructrice [pour Israël ndt] que cette occupation génère, il y aura très peu de raisons, voire strictement aucune raison, d’espérer que quoi que ce soit qui pût ressembler au défunt processus de paix puisse être ressuscité ». Des mots tels que ceux-là sont rarement prononcés à Washington, et quiconque les utilise est quasi certain de ne pas accéder à une responsabilité gouvernementale de haut-niveau. Mais l’amiral Dennis Blair, le nouveau directeur du Renseignement national, admire beaucoup Freeman, qu’il estimait être exactement le genre de personne capable de revitaliser les milieux du renseignement, qui avaient été extrêmement politisés, durant les années Bush.
Mis en émoi, comme c’était prévisible, le Lobby israélien a lancé une campagne de diffamation à l’encontre de Freeman, dans l’espoir que, soit il démissionnerait de lui-même, soit il serait renvoyé par Obama. Le Lobby tira sa première salve sous la forme de l’affichage d’un texte, sur un blog, par Steven Rosen, un ancien responsable de l’Aipac (American Israel Public Affairs Committee), aujourd’hui mis en examen pour avoir transmis des secrets à Israël. L’opinion de Freeman sur le Moyen-Orient, disait-il, « est celle que vous attendriez du ministre des Affaires étrangères saoudien, auquel il est, du reste, très lié ». Des journalistes pro-israéliens de grand renom, comme Jonathan Chait et Martin Peretz, du bimensuel The New Republic, et Jeffrey Goldberg du mensuel The Atlantic, se joignirent très vite à la meute, et Freeman fut pilonné par des publications qui défendent en permanence Israël, comme The National Review, The Wall Street Journal et le Weekly Standard.
Le véritable coup de chaud, toutefois, provint du Congrès, où l’Aipac (qui se qualifie lui-même de « Lobby pro-israélien de l’Amérique ») détient un pouvoir écrasant. Tous les membres républicains de la Commission sénatoriale du Renseignement sont tombés à bras raccourcis sur Freeman, comme l’ont fait des sénateurs démocrates tels que Joseph Lieberman et Charles Schumer. « J’ai exhorté je ne sais pas combien de fois la Maison-Blanche à l’écarter », a dit Schumer, « et je suis heureux qu’ils aient fini par faire la seule chose qu’il y avait à faire ». Même histoire à la Chambre des représentants, où la charge fut menée par le républicain Mark Kirk et le démocrate Steve Israel, qui poussa Blair à déclencher une enquête impitoyable au sujet des finances de Freeman. Finalement, la présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, déclara que la nomination de Freeman était abusive. Freeman aurait pu survivre à cette curée, si la Maison-Blanche l’avait soutenu. Mais les basses flatteries qu’avait faites Barack Obama au lobby israélien durant la campagne électorale et son silence assourdissant durant la guerre contre Gaza montrent que le Lobby n’est pas, pour lui, un opposant qu’il s’aviserait d’affronter. Donc, sans surprise, il resta silencieux, et Freeman n’eut d’autre choix que de se démettre.
Depuis lors, le Lobby a déployé d’énormes efforts pour dénier son rôle dans la démission de Freeman. Le porte-parole de l’Aipac, Josh Block, a dit que son organisation « n’avait pas pris position sur cette question et qu’elle n’avait exercé aucune action de lobbying auprès du Capitole à son sujet ». Le Washington Post, dont la page éditoriale est dirigée par Fred Hiatt, un homme totalement voué à la pérennisation de la « relation spéciale » [entre les États-Unis et Israël, ndt] a publié un éditorial affirmant que le fait de mettre en cause le Lobby dans la démission de Freeman relevait des seuls rêves « de M. Freeman et de théoriciens du complot du même acabit ».
En réalité, les preuves de la profonde implication de l’Aipac et d’autres partisans fanatiques d’Israël dans la campagne visant Freeman sont surabondantes. Block a reconnu avoir parlé de Freeman à des journalistes et à des bloggers, et leur avoir donné des informations, toujours après s’être mis d’accord avec eux afin que ses commentaires ne lui soient jamais attribués à lui personnellement, ni à l’Aipac. Jonathan Chait, qui a nié qu’Israël ait été à l’origine de la controverse, avant le limogeage de Freeman, a écrit, après coup : « Bien sûr, je reconnais que le lobby israélien est puissant et qu’il a été un élément clé dans la curée contre Freeman, et que ce lobby n’est pas toujours une puissance bénéfique ». Daniel Pipes, qui dirige le Middle East Forum, où Steven Rosen travaille aujourd’hui, a envoyé prestement une lettre circulaire par mél, portant aux nues le rôle joué par Rosen dans l’éviction de Freeman.
Le 12 mars, soit le jour où le Washington Post a publié son éditorial raillant quiconque ayant suggéré que c’était le lobby israélien qui avait grandement contribué à évincer Freeman, ce même journal a publié un article en première page, décrivant le rôle central que le Lobby avait joué, dans cette affaire. Il y avait aussi un commentaire d’un journaliste chevronné, David Broder, qui commençait ainsi : « L’administration Obama vient de subir une défaite embarrassante de la part de ces lobbyistes-mêmes que le président a juré de remettre à leur place. »
Les détracteurs de Freeman maintiennent que son opinion concernant Israël regardait d’autres que lui. On dit de lui qu’il a des relations particulièrement étroites, voire peut-être même inappropriées [pour un diplomate, ndt] avec l’Arabie saoudite, où il a été, par le passé, ambassadeur des États-Unis. Cette charge n’a pas porté, toutefois, car il n’existe aucune preuve pour l’étayer. Les supporters d’Israël ont dit, aussi, qu’il avait fait des remarques dépourvues de toute compassion à propos du sort qu’avaient connu les manifestants chinois sur la Place Tiananmen de Pékin [en 1989, ndt], mais cette accusation, que les défenseurs de Freeman contestent, a été tirée du sac uniquement parce que les détracteurs pro-israéliens de Freeman étaient en quête de n’importe quel argument leur permettant de salir sa réputation.
Pourquoi le Lobby se préoccupe-t-il à ce point d’une nomination à un poste, certes important, mais certainement pas suprême ? Voici une raison, parmi d’autres : Freeman aurait été responsable de la publication des évaluations des services de renseignement nationaux. Israël et ses partisans états-uniens ont été fous de rage après que le Conseil du Renseignement national eut conclu, en novembre 2007, que l’Iran ne construisait pas la bombe nucléaire, et ils avaient travaillé d’arrache-pied afin de saper ce rapport, ce qu’ils continuent à faire jusqu’à ce jour. Le Lobby veut s’assurer que la prochaine évaluation des capacités nucléaires de l’Iran [par les États-Unis, ndt] parvienne à la conclusion diamétralement opposée, et cela avait bien moins de chances d’arriver, avec Freeman aux manettes. Mieux vaut avoir quelqu’un qui soit dûment estampillé Aipac, pour mener la danse.
Une raison —encore plus importante—, pour le Lobby, de chasser Freeman de son poste, c’est la faiblesse de l’argumentation susceptible de justifier la politique actuelle de l’Amérique vis-à-vis d’Israël, qui rend impératif d’intimer le silence ou de marginaliser quiconque oserait critiquer la relation spéciale. N’eût Freeman été puni, d’autres auraient vu qu’on pouvait critiquer ouvertement Israël et faire carrière brillamment à Washington. Et aussi que, dès l’instant où quelqu’un obtiendrait qu’un débat ouvert et libre s’instaure autour d’Israël, la relation spéciale serait sérieusement compromise.
Un des aspects les plus remarquables de l’affaire Freeman, ce fut le fait que les médias consensuels lui ont accordé très peu d’attention. Ainsi, par exemple, le New York Times n’a pas publié le moindre article au sujet de Freeman jusqu’au lendemain de sa démission, alors qu’une bataille féroce autour de sa nomination avait commencé à faire rage dans la blogosphère, dès la date de ladite nomination. Mais quelque chose s’est produit, dans ladite blogosphère, qui ne se serait jamais produit dans les médias consensuels : le Lobby a été confronté à une réelle opposition. De fait, tout un éventail de bloggers, énergiques, bien informés et hautement respectés, défendit Freeman, dans toutes les péripéties, et ils auraient vraisemblablement emporté le morceau, si le Congrès n’avait pas pesé de tout son poids contre eux. Bref : Internet a permis un débat sérieux aux États-Unis, sur une question impliquant Israël : ce fut une première absolue. Le Lobby n’a jamais eu grand-mal à faire observer la ligne du parti par le New York Times et le Washington Post, mais il a peu de moyens de faire taire les critiques s’exprimant sur Internet.
Lorsque les forces pro-israéliennes étaient entrées en conflit avec une personnalité politique majeure, par le passé, cette personnalité, généralement, avait reculé. Jimmy Carter, traîné dans la boue après qu’il eut publié son livre Palestine : la Paix, pas l’apartheid, a été le premier États-unien éminent à tenir bon et à répliquer. Le Lobby n’a pas pu le faire taire, et ça n’est pas faute, pour lui, d’avoir essayé. Freeman marche dans les brisées de Carter, mais avec plus de pugnacité. Après s’être démis, il a publié une dénonciation au vitriol [1] de « gens dénués de scrupules entièrement dévoués à défendre les vues d’une faction politique d’un pays étranger » dont le but est « d’empêcher par tous les moyens que des opinions un tant soi peu différentes des leurs puissent être diffusées ». « Il y a », avait-il poursuivi, « une ironie particulière dans le fait de se voir accusé d’appréciation inappropriée au sujet des positions de gouvernements et de sociétés étrangers, par un clan si manifestement voué à imposer l’adhésion à la politique d’un gouvernement étranger » [en l’occurrence, le gouvernement israélien, ndt].
La remarquable déclaration de Freeman est parvenue au monde entier, elle a été lue par des personnes innombrables. Cela n’est pas bon, pour le lobby, qui aurait préféré briser dans l’œuf la nomination de Freeman sans laisser d’empreintes digitales. Mais Freeman continuera à s’exprimer au sujet d’Israël et du lobby pro-israélien, et peut-être que certains de ses alliés naturels, à l’intérieur du Beltway, finiront par le rejoindre.
Lentement, mais sûrement, un espace commence à s’ouvrir, aux États-Unis, où il sera possible de parler sérieusement d’Israël.
Version française : Marcel Charbonnier.
[1] « Déclaration de retrait de Chas Freeman », Réseau Voltaire, 20 mars 2009.
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