Pour l’Argentin Jorge Altamira, la crise grecque actuelle rappelle la crise argentine de 2001. Les mêmes erreurs devraient conduire aux mêmes catastrophes. L’économiste trotskiste analyse les réactions allemande et française comme le début d’un sauve-qui-peut général, et de la fin du capitalisme qu’il appelle de ses voeux.
Cruel paradoxe. Il a suffit que l’on divulgue le plan sauvetage, tant réclamé, de la Grèce, pour qu’en un peu plus de 24 heures le défaut de paiement de ce pays apparaisse comme inévitable. Le doublement de la somme attribuée au sauvetage — passant de 60 à 120 milliards d’euros — a produit l’effet opposé à celui escompté car l’ampleur de l’opération a mis en relief l’insolvabilité de l’État grec.
La répercussion internationale de l’effondrement hellénique a été impressionnante : la chute des Bourses de Madrid ou de Milan a été catastrophique, mais en outre, ni celles de New York ou de Shanghai, ou même celle de Sao Paulo, n’ont été épargnées. La chute de la Grèce établit un clivage dans la déconfiture du capitalisme mondial : la première étape s’étend depuis la crise de la banque d’investissement états-unienne, Bear and Stern, en juillet 2007, jusqu’à la chute de Lehman Brothers en septembre 2008 ; la deuxième, depuis lors jusqu’au risque d’insolvabilité imminente de la Grèce, qui se déroule ces jours-ci. Ce que les analystes anglo-saxons appellent le counterparty risk revient sur le devant de la scène, à savoir, la menace de banqueroutes financières, que l’on croyait dépassées de par les émissions massives d’argent des banques centrales – spécialement celles des États-Unis et de la Chine.
L’ “ajustement” criminel
La raison principale de l’échec du plan de sauvetage, avant même qu’il ne soit mis en place, est l’épouvantable ajustement qu’il exige du peuple grec. L’immense élagage du pouvoir d’achat de la population — sous forme de réductions des salaires et des retraites, d’augmentations astronomiques des taxes sur la consommation, de formidables amputations de la dépense sociale — présage une intensification de la récession économique qui ne peut qu’aggraver l’incapacité du fisc à honorer la dette publique. Par conséquent, on estime que celle-ci devrait augmenter au cours de la période d’ajustement, non seulement proportionnellement au PIB, mais également en valeur absolue (ceci, résultant de la nécessité d’avoir à payer des taux d’intérêt très supérieurs à la moyenne de ceux du marché international). En d’autres termes, la misère sociale s’accompagnera de l’aggravation de la vulnérabilité fiscale et financière. Il s’avère que l’essentiel de la dette publique grecque se trouve entre les mains de banques locales, elles-mêmes contrôlées par les institutions bancaires françaises et allemandes. Cette situation a déjà suscité une évasion massive des dépôts et une fuite de capitaux (vers le paradis fiscal de Chypre). En Argentine, en 2001, alors qu’il était ministre des finances, López Murphy avait tenté une opération déflationniste similaire, quoique dans des proportions infiniment moins importantes. Son échec, provoqué par la résistance populaire, avait marqué la fin de "l’avant-dernière étape de la crise" et l’avènement de la "dernière", celle de Cavallo [le nouveau ministre des Finances de l’époque].
Le plan de sauvetage de la Grèce venait remplir la même fonction de "blindage" élaboré par Cavallo et les banques internationales — utiliser l’argent public pour pallier la fuite des capitaux qui mettrait les banques à l’abri du défaut de paiement de l’Argentine. Il est indubitable que le coup décisif porté au plan de sauvetage-ajustement de la Grèce a été infligé par l’énorme mobilisation des masses grecques, dont tous les milieux de la finance avait pris la mesure et qui s’est concrétisé par la grève générale du 5 mai. Dans la Grèce hyper militarisée, le pays qui dépense relativement le plus en armement dans toute l’Union Européenne, la crise a poussé les fonctionnaires de police et l’armée dans la rue.
La débâcle de l’Europe
Cependant, de la même façon qu’il a mis en lumière l’inévitable insolvabilité grecque, le plan de sauvetage a révélé que l’épicentre de la banqueroute ne se trouve pas en Grèce mais en Allemagne et en France. L’évidence de ce que la crise grecque menaçait la soutenabilité des banques publiques allemandes (Landesbank) a été ce qui a conduit la chancelière Angela Merkel à décider le lancement du plan de sauvetage qu’elle avait fermement rejeté auparavant.
Ce n’est pas seulement que ces banques sont fortement exposées en Grèce, l’Allemagne est en outre frappée par un taux de chômage et des réductions du temps de travail les plus élevés du monde — et sa dette publique atteint déjà le seuil maximum fixé par les critères de convergence de l’UE. L’Allemagne a besoin d’argent, en premier lieu pour elle-même. Un autre signal d’alerte qui a motivé l’annonce du plan de sauvetage a été la décision de la Banque centrale européenne d’accepter des titres "poubelle" de la dette grecque (en possession des banques locales) comme garantie pour accorder des prêts directs. Il est certain qu’on a laissé filer la dette grecque au bénéfice des banques locales et étrangères qui sont leurs créanciers. Le plan de sauvetage ne constitue pas non plus une opération concertée de l’Europe mais une collection de prêts de différentes nations à la Grèce … alors que l’Espagne, elle-même prise en défaut de recouvrement (de sa dette publique mais surtout de sa dette privée), figure parmi les sauveteurs de la Grèce. Il est clair que ce type d’opération n’est pas appelé à être renouvelé, si cela s’avérait nécessaire pour d’autres pays ; ce qui par conséquent a mis en évidence qu’il n’y avait qu’une balle dans le chargeur. Cela a provoqué une attaque spéculative contre les dettes publiques de plusieurs pays. L’UE a été incapable de financer le sauvetage en plaçant sa propre dette sur les marchés — tel que le font les États-Unis par exemple. C’est-à-dire qu’elle est dépourvue de mécanismes de sauvetage, une carence qui révèle l’impuissance politique de l’UE. Les Allemands recourront aux banques publiques (à mettre à l’index) pour couvrir leur part du prêt à la Grèce, lesquelles chercheront à être financées, quoique faiblement, par la Deutsche Bank et la Commerzbank. Comme on peut le voir, arrivé à ce stade, la faillite de la Grèce a mis à jour l’ampleur de la crise capitaliste dans l’ensemble de l’Europe.
Bye bye Keynes !
Cependant, il est certain qu’à ce niveau, la crise a déjà une portée beaucoup plus large. L’Europe est à présent divisée en deux groupes de pays avec des perspectives qui les opposent entre eux de plus en plus. Les pays qui flirtent avec le défaut de paiement auront dorénavant un coût de financement majoré qui, dans les phases ultérieures du développement capitaliste, les éloignera des États les plus solides. L’UE entre dans une phase d’atomisation. L’autre question n’est pas moins impressionnante : un programme déflationniste s’impose, comme dans la crise des années 30, ruinant au passage les illusions de cette sorte de kirchnerisme mondial [tendance politique des présidents Néstor et Cristina Kirchner] qui assurait que le capitalisme s’engageait dans une phase d’interventionnisme étatique et de keynésianisme. Bien que tout jugement en la matière soit prématuré, la baisse de la cotation de l’once d’or ces derniers jours ne pourrait s’expliquer qu’en raison d’une perspective déflationniste.
Selon certains observateurs parmi les plus éminents, nous serions en train d’assister à un plan de démantèlement partiel de l’Union Européenne sous la houlette de l’Allemagne, qui aurait rallié la France à sa cause. Sous la pression d’une industrie allemande fortement tournée vers l’exportation, le gouvernement allemand, en différant le sauvetage des pays du sud de l’Europe, vise d’abord l’obtention d’une dévaluation de l’euro qui la placerait dans une meilleure situation concurrentielle face aux États-Unis et à la Chine. Deuxièmement, il serait en train de préparer l’exclusion organisée des nations du sud de l’Europe, ce qui pourrait concerner aussi l’Irlande et la Belgique. Ainsi, le démantèlement de l’UE, comme naguère la dissolution de l’Union soviétique, attesterait de la débâcle capitaliste. La lutte pour le marché mondial pèse de plus en plus dans la crise, comme le montre le différend sino-américain à propos de la cotation du yuan. Malgré les mesures prises par Obama pour doubler le volume des exportations états-uniennes, celles-ci ne parviennent pas à croître et le déficit commercial des États-Unis (et par conséquent, sa dette externe) ne cesse d’augmenter. En réalité, pour de nombreux observateurs, la Grèce n’est qu’une métaphore des États-Unis, dont le déficit fiscal, l’endettement public et la dette nationale sont, en termes relatifs et absolus, les plus élevés au monde. Selon un rapport non publié du FMI, pour ne pas se trouver en défaut de paiement, les États-Unis devraient procéder à une réduction de ses dépenses de l’ordre de 9 % du PIB – soit environ 1,3 milliards de dollars. À défaut d’une telle réduction, les États-Unis ne pourraient régulariser leur situation financière, c’est-à-dire, augmenter les taux d’intérêt (actuellement zéro) sans conduire le secteur public à la faillite. Ce qui explique la chute de Wall Street durant trois jours d’affilée sous la pression de l’insolvabilité grecque. Pour compliquer davantage la situation, les analystes s’accordent à dire que les profits annoncés par les banques états-uniennes au premier trimestre 2010 reflètent une situation similaire à celle qui, à partir de 2007, avait conduit à la banqueroute ; ces profits résultant d’opérations spéculatives qui utilisent, dans une énorme proportion, l’effet de levier des dettes. L’augmentation de la dette états-unienne et du déficit fiscal d’un côté, et l’accroissement de l’émission monétaire de l’autre, ont épuisé en grande partie les ressources et les mécanismes pour faire face à la nouvelle irruption de la tendance déflationniste qui se profile avec la débâcle européenne. Un bref commentaire : la spéculation à la baisse contre la dette anglaise a déjà commencé.
Et de nouveau : si l’on rosse ton voisin, tu peux préparer tes reins …
La chute du cours de l’or a été accompagnée par celle de toutes les matières premières, ce qui suscite des interrogations au sujet de la « récupération » du sud de l’Amérique latine. De même, il s’est produit un fort retrait de capitaux, comme en témoigne l’effondrement des bourses de Buenos Aires et de Sao Paulo. Car, avant même que la Grèce n’explose, en Chine et en Asie la finance se trouvait déjà sur une pente négative, après que le gouvernement chinois ait cherché à imposer des mesures contraignantes touchant les prêts bancaires et la spéculation immobilière et boursière. C’est que les prêts irrécouvrables des banques, accordés afin de contrecarrer la récession (qui s’est brutalement abattue début 2009), dépassent 25% des actifs — le plus fort pourcentage au monde. Les virages et les contrecoups de la crise capitaliste sont la preuve d’une désagrégation des relations sociales existantes. Que faire à présent ? Tel que le suggère une pancarte hissée sur l’Acropole, curieusement par un parti auquel on n’aurait pas songé, le parti communiste grec : « Peuples d’Europe, révoltez-vous ! »
Traduit par Marina Almeida, révisé par Eric Jousse
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