Le 16 mars 2014, le référendum de Crimée s’est déroulé sans le moindre combat ni affrontement, sur lesquels Kiev et Washington comptaient pourtant pour discréditer ce processus électoral.

En conséquence, le référendum eut lieu sans incident notable : 83 % de la population votèrent. Et sur ce nombre, 96,7 % — Russes, Ukrainiens et même quelques Tatars — se prononcèrent pour la sécession de la Crimée et pour son annexion par la Russie. Le scrutin fut surveillé par 135 représentants de 23 pays ainsi que par 240 observateurs de la société civile et des partis politiques de Crimée.

Tous confirmèrent à l’unanimité n’avoir remarqué aucune irrégularité notable ; ils confirmèrent également que toute la population avait pu voter librement, sans subir la moindre pression.

Pendant toute la nuit, sur les places de Simferopol, la capitale criméenne, et ailleurs en Crimée, les gens se sont réjouis, ont ri, se sont embrassés, ont dansé, ont tiré des feux d’artifice. À Kiev, tout le monde faisait grise mine.

Et à Washington, les cerveaux de l’administration Obama se demandaient fébrilement ce qu’ils allaient bien pouvoir trouver d’autre pour donner du fil à retordre à ces Criméens récalcitrants. Compte tenu de leur expérience en la matière, il leur viendra forcément une idée. Après tout, cela fait longtemps que les Irakiens, les Iraniens, les Syriens, les Libyens et les Libanais ont cessé de faire la fête.

Liens illusoires

Ce que les Criméens désiraient par-dessus tout, c’était briser les liens illusoires qui les attachaient à l’Ukraine. Entre l’Ukraine et la Crimée, en effet, le divorce est houleux : ces vingt dernières années ont été marquées par une tension continuelle, culminant par un scandale qui a progressivement impliqué plusieurs autres pays. Certains prirent le parti de l’Ukraine et d’autres non. Qui a tort, qui a raison ? Il est difficile de trancher.

Il n’en demeure pas moins qu’à cause de ce scandale, la Crimée et l’Ukraine sont devenus des sujets de conversation courante. Et pourtant, bien peu connaissent l’historique de cette situation.

C’est pourquoi je commencerai par évoquer l’histoire. La Crimée est une presqu’île sur la côte nord de la mer Noire, reliée au continent européen par un isthme étroit. Il y a 2 500 ans, les Grecs y établirent une colonie qui incluait la partie occidentale de la péninsule, où ils fondèrent le port de Chersonèse, l’actuelle Sébastopol.

Rappelez-vous ce nom : nous y reviendrons. Plus tard, les Romains succédèrent aux Grecs, et après eux la péninsule resta inhabitée pendant quelque temps.

Durant cette période de désertion, en 854, les Vikings établirent un comptoir sur les rives du Dniepr, fleuve qui traverse le continent européen du nord au sud. Il était en effet plus facile pour eux d’emprunter ce fleuve pour atteindre Byzance et ses richesses que de contourner l’Europe sur des mers capricieuses.

Peu à peu, ils soumirent les tribus locales, et c’est ainsi que naquit l’ancien royaume de la Russie kievienne. Ce royaume s’étendit progressivement jusqu’à atteindre la Crimée. Mais tout s’effondra d’un seul coup en 1240, lors de la prise de Kiev par les Mongols, qui laissèrent la cité en ruine. Elle le resta pendant de nombreuses années.

Tandis que les rives du Dniepr restaient orphelines, les Génois s’installaient en Crimée. Un siècle plus tard, Kiev, récemment reconstruite, tomba sous l’autorité d’une puissance émergente, la République des Deux Nations, née de l’union du royaume de Pologne et du grand-duché de Lituanie. Durant cette période, qui s’étendit jusqu’au XVe siècle, apparut au nord-est l’État de Moscou, qui intégrait les vestiges de l’Empire mongol.

Les Tatars envahirent la Crimée en 1428, en chassèrent les Génois et s’y installèrent définitivement. Mais qui sont donc ces Tatars ? Ils constituent l’un des héritages de l’expansion mongole. Genghis Khan, qui souhaitait préserver les soldats mongols de son armée, envoyait sur les lignes de front des hommes choisis parmi les peuples conquis.

Or les Tatars figuraient parmi les premiers de ces peuples soumis par Gengis Khan. Depuis cette conquête, il les faisait batailler tout autour du monde. Après l’éclatement de son empire, certains Tatars retournèrent dans leur patrie, tandis que les autres s’installaient où ils se trouvaient : par exemple au bord de la Volga — ce sont les Tatars d’Astrakhan et de Kazan — et à Crimée.

Les Tatars de Crimée étaient de proches alliés de l’Empire ottoman ; en tant que tels, ils combattirent la Russie et la Pologne, qui à cette époque contrôlaient le territoire correspondant à l’Ukraine d’aujourd’hui.

Entre-temps, des serfs russes et polonais en fuite s’étaient installés sur l’île de Hortitsa, sur le Dniepr, et s’étaient donné le nom de Cosaques. Vivant de pillages, ils attaquaient tantôt les Tatars, tantôt les Polonais. Avec le temps, leur puissance ne fit qu’augmenter, et les Cosaques devinrent une force très organisée, en conflit constant avec la Pologne.

Deux Ukraines ?

Dans le deuxième quart du XVIIe siècle, les Cosaques, sous le commandement de Bogdan Khmelnytsky, attaquèrent une nouvelle fois la Pologne, mais ils furent vaincus. Khmelnytsky réussit à sortir de l’impasse en signant avec le tsar russe, en 1654, un traité qui mettait l’est de l’Ukraine sous la protection de Moscou.

La partie occidentale de l’Ukraine resta aux Polonais, passa ensuite sous l’autorité de l’Empire austro-hongrois, puis fut de nouveau récupérée par la Pologne. En conséquence, les Ukrainiens se trouvèrent divisés entre deux branches : celle de l’Est et celle de l’Ouest.

Indépendant de la Russie mais non de l’Empire ottoman, le khanat de Crimée exista jusqu’en 1783, année où il fut conquis par l’armée de l’impératrice Catherine II de Russie, qui établit un port à l’emplacement de l’antique Chersonèse pour y accueillir sa flotte russe de la mer Noire. Ce nouveau port reçut le nom de Sébastopol. Dès lors, l’Ukraine et la Crimée firent partie de l’Empire russe unifié. La Crimée, avec son climat doux et ses plages de galets, devint une destination de prédilection pour tous les Russes, qu’ils fussent tsars, aristocrates ou même simples sujets, pourvu qu’ils en eussent les moyens.

Tout cela continua jusqu’à la Première Guerre mondiale, plus précisément jusqu’en 1917, lorsque la Révolution russe détruisit le régime tsariste et abolit ses lois. Une époque, aussi, où tout semblait possible. Les régions de la périphérie en profitèrent, et l’Ukraine n’y fit pas exception : elle déclara son indépendance.

Sur la carte de l’Europe, il y avait en fait deux Ukraines : une Ukraine orientale avec Kiev pour capitale et une Ukraine occidentale qui était le territoire reconquis sur l’Empire austro-hongrois pendant la guerre. Mais tout changea en mars 1918, lorsque les bolcheviques signèrent avec l’Allemagne un traité par lequel ils lui concédaient l’Ukraine.

Comme il est impossible d’occuper un territoire sans frontières, les généraux allemands dessinèrent les limites de l’Ukraine selon leur propre conception, et ils y inclurent la Crimée. Ils y firent entrer leur armée, étouffèrent dans l’œuf l’indépendance de l’Ukraine et se préparèrent à y rester un bon bout de temps.

Cependant, en 1918, l’Allemagne fut défaite par l’Entente cordiale et son armée fut forcée de quitter l’Ukraine. L’Ukraine devint alors une république soviétique et participa à l’édification de l’Union, mais sans la Crimée, qui s’était intégrée à la République socialiste fédérative soviétique de Russie.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’Ukraine récupéra les régions occidentales et acquit les frontières que nous lui connaissons aujourd’hui. Sur le fleuve Dniepr, l’une après l’autre, des centrales hydroélectriques furent construites. En 1950, ces installations atteignirent le cours inférieur du fleuve. Il fut alors décidé que l’eau du barrage de la centrale hydroélectrique de Kakhovka ne servirait pas tant à produire de l’électricité qu’à irriguer les terres arides de l’Ukraine méridionale et de la Crimée.

À la fin de 1953, lors de la préparation du plan quinquennal de 1955 à 1960, ce système prévoyait deux canaux d’irrigation : le canal d’Ukraine du Sud et le canal de Crimée du Nord. Le premier devait traverser tout le territoire ukrainien, tandis que le second partait de l’Ukraine pour se terminer en Crimée, c’est-à-dire en République fédérale socialiste de Russie. Les planificateurs estimèrent que dans ces circonstances, l’autorité sur la construction devait être partagée en deux, ce qui risquait de compliquer et de ralentir le processus. Ils proposèrent donc au gouvernement la solution suivante : étant donné que le canal traversait le territoire ukrainien sur sa plus grande longueur, la partie restante, ainsi que le reste de la péninsule de Crimée, passerait de l’autorité de Moscou à celle de Kiev.

Mon père, Nikita Khrouchtchev, alors dirigeant de l’Union soviétique, approuva cet argument, d’autant plus aisément qu’une commémoration historique se profilait à l’horizon de février 1954 : le tricentenaire du rattachement de l’Ukraine à la Russie. Le Haut Conseil de la République fédérale de Russie décida donc de faire passer la Crimée sous autorité ukrainienne. Ainsi, la péninsule passa sous la juridiction de Kiev, mais cette passation n’était que formelle. En réalité, la Crimée continuait d’appartenir à l’Union soviétique et restait comme avant la destination de vacances des Russes.

La fin de l’Union soviétique ?

Comment se termina tout cela ? À la fin de 1991, une atmosphère de révolution planait en Union soviétique. Les républiques soviétiques, y compris l’Ukraine, commençaient à parler d’indépendance. Elles ne se contentaient d’ailleurs pas d’en parler : elles passèrent à l’acte, fût-ce en dépit de la Constitution. Les présidents de trois républiques soviétiques se réunirent un jour dans la forêt de Bialowieza : Boris Eltsine (Russie), Leonid Kravtchouk (Ukraine) et Stanislaw Chouchkievitch (Biélorussie). Tous trois s’accordaient sur le fait que le président de l’Union soviétique alors en exercice, Mikhaïl Gorbatchev, leur tapait sur les nerfs. Ils décidèrent de se débarrasser de lui et de l’Union soviétique en même temps.

Avant de signer le document, ils se mirent à table pour déjeuner. Mais, ainsi que Leonid Kravtchouk le confia dans une interview, il restait une incertitude : que faire de la Crimée ? Officiellement, elle faisait partie de l’Ukraine, mais en réalité… Il entreprit de poser la question à Eltsine, mais à ce moment précis ce dernier n’était pas d’humeur à s’occuper du problème. Il n’avait qu’une chose en tête : chasser Gorbatchev du Kremlin. Il était là, assis, avalant verre sur verre, devant le pauvre Kravtchouk qui remettait sans cesse la Crimée sur le tapis. Eltsine lui fit signe de s’en aller. Kravtchouk n’insista plus et partit, la Crimée sous le bras : la péninsule devint une région autonome au sein de l’Ukraine indépendante. Cependant, elle ne fit jamais complètement partie de l’Ukraine et se sentit toujours marginalisée dans ce nouvel État.

Tout cela aurait pu continuer indéfiniment, mais c’était sans compter sans la révolte dite « de Maïdan ». À la fin de 2013, les Ukrainiens de l’Ouest, mécontents du président Viktor Yanoukovitch, se rassemblèrent à Kiev sur la place Maïdan et renversèrent l’autorité abhorrée des Ukrainiens de l’Est. Le président parvint à s’échapper tandis que les insurgés, faisant fi de la Constitution, prirent le pouvoir. La Crimée se hâta de profiter des événements : en effet, puisqu’un coup d’État anticonstitutionnel pouvait avoir lieu à Kiev, pourquoi ne pas faire la même chose en Crimée ? Ils annoncèrent donc un référendum sur leur sécession de l’Ukraine.

Constitutionnellement, une telle action est illégale, mais selon la même constitution, le gouvernement actuel de Kiev est tout aussi illégal. Cela n’a pas empêché tout le monde de le reconnaître, jusqu’au président des États-Unis. Alors pourquoi les Criméens auraient-ils moins le droit d’en faire autant ? Ce référendum de Crimée, en vérité, n’a pas moins valeur d’autorité que le gouvernement de Kiev.

La Crimée n’est pas, et de loin, la première entité à conquérir ainsi son indépendance, et n’est certainement pas la dernière. Par le passé, les États-Unis se sont affranchis de l’Empire britannique, et le Kosovo, plus récemment, s’est séparé de la Serbie. En vérité, c’est ainsi que de nombreuses nations sont devenues indépendantes, de l’Abkhazie à l’Algérie en passant par le Haut-Karabakh, le Timor-Oriental, l’Ossétie du Sud, la Tchécoslovaquie — qui s’est divisée en République tchèque et en République slovaque —, et peut-être bientôt l’Écosse (qui se prononcera bientôt par référendum sur son indépendance).

Et en 1991, c’est contre la Constitution soviétique que l’Ukraine a acquis son indépendance. La liste ne cesse de s’allonger, c’est un processus naturel du développement dynamique du monde : quand les uns déclarent leur indépendance, les autres en perdent leurs colonies et les régions qu’ils ont soumises. C’est un processus douloureux, mais à la longue nous nous y sommes habitués. Cependant, lorsque le scandale international de la Crimée a éclaté, il a entraîné dans son tourbillon des pays qui, jusqu’en 2014, ignoraient pratiquement tout de cette péninsule.

Théories infondées

Et pourquoi ce tourbillon ? Parce que les États-Unis en avaient décidé ainsi, raisonnant selon des théories de leur cru sans tenir compte des réalités internationales. Par exemple, il fut un temps où les États-Unis souscrivaient avec enthousiasme à la théorie des dominos, qui peut s’énoncer ainsi : si les États-Unis perdent une seule nation de leur zone d’influence, cela provoquera instantanément l’effondrement du monde entier. Ainsi qu’on le comprit plus tard, cette théorie n’était même pas une théorie mais bien une fantasmagorie. Et pourtant cette fantasmagorie a causé la perte d’innombrables vies états-uniennes et dans le reste du monde.

Et maintenant, les États-Unis sont en proie à une autre fantasmagorie : s’ils laissaient, croient-ils, une seule des anciennes républiques satellites de l’Union soviétique se rapprocher de la Russie, alors cette Union se reformerait, provoquant le retour de la Guerre froide. L’impossibilité d’un tel scénario, au bout de vingt-cinq ans d’indépendance de ces républiques, ne les effleure même pas. Pour les États-uniens, le fantasme semble l’emporter sur la réalité.

Et naturellement, chacun peut voir les efforts faits par les États-Unis pour démontrer que le monde d’aujourd’hui n’est autre que le « monde américain » : c’est Washington qui décide de tout, de qui est méritant et de qui ne l’est pas. C’était ainsi, jadis, au temps de la Pax Romana. Jusqu’à la chute de Rome, bien entendu.

Et donc, les États-Unis dictent leur bon vouloir, qui est pour une large part le produit de leurs intérêts domestiques et reflète les luttes internes entre leurs différentes forces politiques. Ils imposent leur volonté au reste du monde et ne reculent jamais de leur position, pas même d’un centimètre, même si cette position est totalement erronée.

En outre, le président Barack Obama passe, à tort ou à raison, pour un président au caractère faible, ce qui donne l’impression que le moindre événement qui se produit dans le monde implique de facto les États-Unis. Je ne sais pas si Barack Obama est fort ou faible, et personnellement je le trouve assez sympathique, mais la faiblesse ou la force d’un homme politique est un élément de toute première importance dans la vie politique mondiale.

Un homme politique fort, un leader fort, n’a besoin de prouver ni à lui-même ni à son entourage politique ce qui est évident pour tout le monde. Il se sent libre de ses mouvements, participe aux négociations avec ses opposants, cherche à faire comprendre sa position et à comprendre celle de ses interlocuteurs. Il est prêt à faire des compromis raisonnables et parvient toujours à une décision, même dans les situations les plus extrêmes. L’attitude du président John F. Kennedy et de Nikita Khrouchtchev, président du Conseil des ministres — deux hommes politiques au caractère trempé —, lors de la crise des missiles de Cuba est un bon exemple d’une telle force : tous deux réussirent à trouver une solution dans des conditions acceptables de part et d’autre.

Un homme politique au caractère faible cherche constamment à démontrer à son entourage et à lui-même qu’il n’est pas réellement ce que les autres pensent de lui. Il cherche à prouver sa force, qui en réalité ressemble davantage à de l’obstination. S’il change d’avis après avoir fait une déclaration, il ne fait que prouver sa faiblesse, d’autant plus qu’il évite les négociations d’homme à homme parce qu’il les redoute.

Au lieu de cela, il envoie des émissaires chargés de consignes rigides et inflexibles, trace sans arrêt des lignes rouges, recourt à la menace et aux sanctions, et exige la capitulation de son vis-à-vis : c’est là un mode de négociation vain et contre-productif. En effet, la capitulation ne saurait être acceptée par aucune nation qui se respecte.

Par conséquent, l’homme politique faible a tendance à précipiter immédiatement la situation dans un conflit au lieu de trouver une solution. Il n’agit ainsi que pour prouver, à lui-même et à autrui, sa puissance illusoire, et pour cela il est prêt à sacrifier des milliers de vies humaines. Il est prompt à imposer des sanctions qui causeront la souffrance de millions d’êtres humains. Ce faisant, il ne nuit pas seulement au partenaire-opposant, mais aussi à son propre pays. C’est pourquoi les sanctions ne se contenteront pas de frapper l’ennemi : elle priveront aussi les États-Unis de millions de clients potentiels. Tout cela pour prouver une chose et une seule : qu’il n’est pas un président faible.

Leçons de l’histoire

Je le répète : je ne sais pas si Obama est un homme politique au caractère faible, mais la situation « sans compromis » qu’il est en train de bâtir autour de la Crimée correspond au modèle que je viens de décrire. Le président états-unien a délibérément œuvré pour former une coalition gouvernementale qui ne reconnaît pas les droits du peuple. Et cela contredit le principe même qui a été érigé par ses propres prédécesseurs.

Souvenons-nous de Woodrow Wilson, qui affirma le droit de chaque nation à l’autodétermination et à la formation d’un État souverain. Ou le président Clinton, qui n’hésitait pas à recourir à la force militaire pour convaincre Slobodan Milosevic d’accorder aux Albanais du Kosovo le droit de se constituer en État.

À présent, tout va dans le sens opposé. Le peuple de Crimée est menacé de sanctions et de représailles directes de l’autorité de Kiev. Et parce qu’elle déclare son soutien à la Crimée, la Russie aussi est menacée de sanctions. Une telle politique a-t-elle des chances de réussir ? J’en doute. Je crois plutôt qu’elle aura l’effet inverse : elle intensifiera la lutte pour l’indépendance du peuple criméen et encouragera la Russie à témoigner encore plus fermement son soutien à cette lutte. Rappelons-nous comment, au XIXe siècle, la Russie avait fermement affirmé son soutien au mouvement de libération des Bulgares contre le joug turc.

Quant aux sanctions, elles sont évidemment pénibles, mais l’exercice d’une telle pression est une insulte au sentiment national et ne fera qu’inciter les Russes à manifester une résistance encore plus radicale. Un tel phénomène s’est déjà produit plus d’une fois dans l’histoire.

Pendant la guerre de Crimée (1853-1855), Sébastopol résista à un long siège mené conjointement par les Anglais, les Français et les Turcs ; et en 1941 et 1942, la ville résista à l’armée allemande pendant presque une année. Dois-je également rappeler le siège de Leningrad, qui dura neuf cents jours ? Les assaillants s’appuyaient, là aussi, sur la certitude d’une capitulation, mais les assiégés en décidèrent autrement et finirent par l’emporter. Et maintenant, ces sanctions…

Bénéfices financiers pour tout le monde ?

Il y a un point positif dans cette triste histoire : les lourds nuages venus de Crimée ont provoqué une pluie d’or sur l’Ukraine. Celle-ci a reçu de l’Occident plus de subsides financiers qu’elle ne pouvait en rêver. Le nouveau gouvernement est-il capable de s’en servir intelligemment ? Cela, c’est une autre histoire. Et s’ils se mettaient tout dans les poches ?

La Maison-Blanche, qui n’a pas perdu de temps, a officiellement reconnu le gouvernement autoproclamé du Maïdan ; Obama a même accueilli en personne son Premier ministre et l’a couvert de largesses.

La Crimée, de son côté, n’est pas en reste. Comme elle n’a connu pratiquement aucun investissement durant les vingt dernières années, son infrastructure est exsangue. À la Russie désormais de reconstruire la Crimée !

Et les Tatars aussi ont eu leur part du gâteau. Le Parlement russe a promis de leur accorder les importants privilèges politiques et culturels qu’ils avaient déjà sollicités de Kiev sans le moindre effet. Bien entendu, une autonomie du peuple tatar en Crimée est impossible, car ils ne représentent que 12 % de la population, mais la Russie leur garantit une représentation adéquate dans toutes les institutions gouvernementales ainsi que la légalisation à leur profit des terres qu’ils avaient réquisitionnées illégalement et sur lesquelles ils continuaient de vivre sans aucun droit ni garantie.

Concernant les accusations et les insultes lancées au président Vladimir Poutine, voyons la question d’un peu plus près. Il y a vingt-cinq ans, son prédécesseur Mikhaïl Gorbatchev s’était tourné résolument vers l’Ouest, avait fait allégeance aux valeurs occidentales et à la bienveillance des États-Unis. Boris Eltsine avait adopté la même politique, et même Poutine l’avait fait durant les premières années de son mandat.

Or les États-Unis ne tinrent aucune des promesses faites à la Russie, écrites ou verbales. Ils avaient promis que l’OTAN ne pénétrerait jamais en Europe de l’Est, et que voit-on aujourd’hui ? La Russie a soutenu la guerre états-unienne en Irak et même l’intervention en Libye, qui avait pour objectif un changement de régime. Quel fut le résultat ? Les entreprises russes furent éliminées des marchés de ces pays.

De la Russie, les États-Unis attendent une obéissance inconditionnelle, sans de leur côté faire le moindre geste pour défendre les intérêts russes. Et par-dessus le marché, ils la menacent de sanctions. Tout se passe comme s’ils avaient considéré l’amitié russo-américaine comme une relation où la Russie resterait un petit pays dans l’orbite états-unienne. Se peut-il que Poutine en ait eu assez, tout simplement ?

Traduction
Sophie Brissaud