M. Christian Cambon, président. - Monsieur le ministre, c’est avec grand plaisir que notre commission, que vous connaissez bien pour y avoir siégé pendant six ans, vous reçoit pour faire un point sur l’état et les perspectives de nos relations avec la Russie.

Vous avez été nommé, en 2014, représentant spécial de la France pour la Russie, poste dans lequel vous avez été confirmé par l’actuel Président de la République. Ayant facilité les relations entre Paris et Moscou dans le contexte difficile de la crise ukrainienne, vous avez été décoré, en 2017, de l’ordre de l’Amitié par le président russe Vladimir Poutine en remerciement de vos efforts.

Néanmoins, nous voudrions aujourd’hui, si vous en êtes d’accord, aller au-delà des seuls enjeux de notre relation commerciale, pour aborder ceux de la relation franco-russe, en particulier sur le plan géostratégique, celui qui passionne le plus, on le sait, le président Poutine.

Puissance militaire réaffirmée, mêlant démonstration de puissance et, parfois, agressivité, notamment en Ukraine, la Russie fait tout pour retrouver sa place au sein du concert des Nations. Elle est aujourd’hui présente dans chacune des grandes crises : Syrie, Libye, mais aussi Centrafrique et Mali, au travers des milices Wagner. Il n’est pas certain que sa présence soit toujours pacifiante, et les agissements de la milice Wagner ou des séparatistes prorusses aux confins de la Russie ne nous rassurent pas.

L’effacement stratégique américain, la crise du multilatéralisme, largement impulsée par la Russie, qui a opposé quatorze fois son véto sur le dossier syrien au Conseil de sécurité, la mollesse de la réaction européenne nous donnent un sentiment d’impuissance.

Dans ce contexte, notre commission, qui est engagée, parfois sous quelques critiques ou des regards dubitatifs, dans un dialogue avec le Conseil de la Fédération de Russie, approuve la démarche de relance des relations franco-russes souhaitée par le Président de la République. Le président Larcher a lui aussi lancé quelques initiatives ; il a invité la présidente du Conseil de la Fédération russe au sommet des sénats d’Europe et il ira à Moscou au printemps.

Ces démarches sont sans doute importantes, mais n’est-ce pas déjà trop tard, le rapport de forces n’est-il pas déjà trop déséquilibré en faveur de la Russie ? Quelles sont les chances de réussite de cette démarche de réengagement de la Russie ? Quels sont nos leviers pour amener les Russes à mieux respecter le droit international en l’échange de cette reconnaissance ? Sur quels sujets peut-on espérer des avancées de la part de la Russie ?

Comment voyez-vous aujourd’hui se déployer la puissance militaire russe ? Avec une certaine inquiétude, comme nous ?

Quelle maîtrise la Russie a-t-elle de ses alliés ? Je pense en particulier à la Turquie et à l’Iran. Quelle perception a-t-elle de son partenariat, forcément déséquilibré, avec la Chine ?

Par ailleurs, l’annonce récente par le président Poutine de réformes constitutionnelles tendant à redistribuer le pouvoir au sein du système politique russe et, peut-être, à lui permettre d’y conserver un rôle influent, suggère qu’il pourrait y avoir une certaine continuité après l’élection présidentielle de 2024. Quel sort le président Poutine se réserve-t-il, selon vous ?

Enfin, comment voyez-vous l’avenir de ce pays, qui a reconquis sa puissance au plan international et lavé l’humiliation des années 1990, mais dont le développement économique demeure le talon d’Achille ? Peut-on espérer des évolutions dans ce domaine ?

M. Jean-Pierre Chevènement, envoyé spécial du Gouvernement pour la Russie. - Vous me demandez de faire le point sur les relations franco-russes telles que je peux les apprécier dans le cadre de la mission que m’a confiée le Président de la République en 2017, reprenant une mission que m’avait confiée son prédécesseur en 2012 et qui consistait surtout à maintenir des liens dans une période très difficile.

La Russie est un pays très important pour la diplomatie française en raison de ses enjeux, de son histoire, de son poids, de son immensité. Elle est présente sur presque tous les théâtres d’opérations.

J’ai apprécié le rapport Cambon-Kosatchev, publié voilà deux ans ; ce rapport a permis d’innover en matière de diplomatie, puisque chacun y présentait des observations sur la thèse de l’autre. Cela évite donc le texte commun et la langue de bois, et cela permet de mieux comprendre la position de l’autre. C’est fondamental dans notre relation avec la Russie, car nous devons comprendre comment les Russes raisonnent ; ils ne voient pas les choses comme nous et bien des malentendus auraient pu être évités si nous avions fait cet effort de compréhension mutuelle.

Ainsi, pour les Russes, la fin du communisme est leur affaire. Ce sont eux-mêmes qui y ont mis fin, quand Boris Elstine a dissous l’Union soviétique, laissant la place à une quinzaine de républiques indépendantes.

Je commencerai mon propos par une présentation de la situation politique.

Vladimir Poutine a été réélu en mars 2018 avec une forte majorité, 73 %, je crois. À la Douma, équivalent de l’Assemblée nationale - le Conseil de la Fédération, équivalent du Sénat, représente les entités fédérées -, Russie unie, le parti de Vladimir Poutine, dispose de 343 sièges, me semble-t-il, sur 450. C’est une démocratie limitée ; certaines manifestations sont interdites et les candidatures ne pas toujours enregistrées.

Pour autant, elle n’a eu qu’une seule constitution, qu’elle applique, et il y a des élections régulières. On peut toujours critiquer, mais même les dirigeants de l’opposition reconnaissant qu’il n’y a pas d’autre option crédible que Vladimir Poutine ; du reste, 67 % des Russes se déclarent d’accord avec cette affirmation.

Ainsi, le pouvoir est stable, même si Poutine a indiqué dans son discours du 15 janvier dernier qu’il allait proposer des amendements constitutionnels pour anticiper sur la succession de 2024. Il veut en effet maîtriser le processus pour désamorcer ce que celui-ci peut avoir de dangereux à ses yeux. Il a ainsi annoncé que le Premier ministre et le Gouvernement procéderaient du Parlement, que le Conseil d’État, qui existe déjà, serait constitutionnalisé, avec un président et un vice-président.

Le président du conseil de sécurité est déjà désigné ; il s’agit de M. Medvedev, ancien Premier ministre. Un remaniement gouvernemental a eu lieu, qui se traduit par un renouvellement important, puisque sept vice-présidents de la Fédération sur dix n’ont pas été reconduits. On remarque une forte priorité donnée aux questions sociales et industrielles. Les ministères de force - intérieur, défense, affaires étrangères -, quant à eux, ne sont pas touchés.

Ces visages nouveaux traduisent un changement de génération. Les amis personnels de Vladimir Poutine ne sont plus présents au Gouvernement ; on y trouve des quadragénaires, souvent des technocrates, à l’image du nouveau Premier ministre, M. Mikhaïl Michoustine. Ce dernier était le patron des services fiscaux, où il a fait la preuve de son efficacité, en faisant rentrer les impôts. Il avait introduit des dispositions limitant les prélèvements obligatoires pour les plus pauvres, au travers d’exonérations. Ce n’est pas un personnage politique de premier plan, c’est une figure nouvelle.

L’interprétation qui est faite de ces amendements constitutionnels est diverse ; certains pensent que le président Poutine prépare son accession à la présidence du Conseil d’État, pour garder le contrôle sur le futur dirigeant. S’agirait-il de Medvedev ? Ce n’est pas sûr, car celui-ci assumait l’impopularité des mesures prises dernièrement par Vladimir Poutine, notamment sur la baisse des retraites et la fluctuation du cours du baril.

Cela dit, l’économie ne va pas si mal. En 2019, la croissance devrait être, selon l’administration russe, de 2 % et, selon le FMI, de 1,9 %. La croissance avait même atteint 2,8 % en 2018. Les rentrées budgétaires sont bonnes, la situation économique est saine, le taux d’endettement est faible - 10 % - et il y a des réserves. Les priorités du Premier ministre sont d’ordre social, avec le lancement de grands projets nationaux en matière de construction et d’efficacité énergétique. Il ne s’agit donc pas d’austérité ; c’est plutôt une relance budgétaire avec une connotation sociale.

Voilà ce que je voulais dire sur le nouveau Gouvernement.

J’ai déjà esquissé une description de la situation économique. La Russie a eu un moment difficile en 2015, mais elle a retrouvé une trajectoire ascendante. Ses taux de croissance sont convenables ; l’Union européenne est à 1,1 %, quand la Russie croît de 2 % par an, malgré les sanctions.

Ces sanctions ont amené la Russie à se tourner vers l’Asie - la Chine, le Japon, l’Inde, la Corée, l’Indonésie, la Turquie, le Viêt Nam. Ce pays n’est donc pas du tout isolé, mais la part de l’Union européenne, notamment de l’Allemagne, dans le commerce russe a diminué ; celle de la France aussi, puisque nous représentons 4 % du marché russe, loin derrière l’Allemagne. Le commerce extérieur cumulé franco-russe représente 15 milliards d’euros, quand le commerce germano-russe s’élève à 60 milliards d’euros. Bien sûr, l’Allemagne importe le tiers de ses hydrocarbures de Russie, mais elle est aussi beaucoup plus présente sur le marché russe.

Nos exportations vers la Russie ont crû de 0,3 % en 2019. Elles sont principalement bloquées par le comportement des banques françaises, qui refusent d’accompagner les investissements ou les opérations de commerce extérieur sur le marché russe. Il faut quelquefois passer par des intermédiaires chinois pour investir, comme cela s’est fait pour la construction de l’usine de liquéfaction du gaz de Yamal, en Sibérie occidentale ; c’est un investissement de 30 milliards d’euros, largement financé par des banques chinoises. Ce point est préoccupant, et je vais m’attacher, au cours des prochains mois, à convaincre les banques françaises d’adopter le comportement des banques allemandes sur le marché russe. Plusieurs entreprises russes ne peuvent même pas ouvrir un compte bancaire en France !

C’est un problème dans les relations économiques franco-russes ; de manière incompréhensible, nos banques sont tétanisées à l’idée de s’engager sur le marché russe. Le Gouvernement essaie d’intervenir via Bpifrance et la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (Coface), mais de manière modeste ; cela ne suffit pas à soutenir l’élan qui devrait être le nôtre. Nos exportations sur le marché russe atteignaient environ 8 milliards d’euros avant 2013 ; elles sont retombées à 5,3 milliards d’euros.

Pourtant, les entreprises françaises sont très présentes sur le marché russe ; on en compte 500, dans divers secteurs - transports, aéronautique, énergie, automobile, pharmacie, distribution, banque. Les flux d’investissement français sont les plus importants, et le stock d’investissements représente 18 milliards d’euros.

Les Russes investissent également en France, mais dans des proportions plus faibles, puisque le stock d’investissements russes s’élève à 3 milliards d’euros. Il s’agit notamment du rachat de Gefco par les chemins de fer russes, opération réalisée avec Peugeot, voilà cinq ou six ans. Il y a aussi eu des opérations sans suite ; je pense aux navires Mistral, dont la vente a été annulée.

La France pourrait donc faire beaucoup mieux en matière économique ; je me rendrai donc à Moscou au printemps, pour étudier ce que l’on peut faire en matière de haute technologie et d’énergie atomique. Les Russes ont exporté 33 centrales quand nous en avons vendu quatre ou cinq. Le complexe nucléaire russe s’est bien reconstruit après Tchernobyl, et Rosatom est une entreprise florissante. C’est dommage, parce que c’était un point fort de l’économie française.

Je m’intéresserai aussi aux questions spatiales et numériques. Différentes formes de coopération sont possibles. Renault a racheté AvtoVAZ, mais les exportations de voitures françaises restent très faibles ; les automobiles françaises représentent 0,2 % du parc russe, contre 18 % pour les voitures allemandes.

Notons toutefois une activité culturelle méritoire, grâce à nos postes sur place et au ministère de la culture. Les saisons russes ont commencé il y a quelques semaines à Paris. Une exposition de la Fondation Vuitton d’une collection russe a eu beaucoup de succès. Il y a aussi eu une exposition, au Kremlin, sur la Sainte-Chapelle et saint Louis. Les Russes ont organisé une manifestation autour de Soljenitsyne et un festival Eisenstein au centre Pompidou de Metz. Il y a donc une certaine activité.

Cela dit, on ne compte que 5 000 étudiants russes dans l’enseignement supérieur français et 300 Français dans l’enseignement supérieur russe ; c’est ridicule. Le nombre de russisants en France a chuté, alors qu’une certaine appétence pour le français subsiste en Russie, avec plusieurs milliers de francophones.

Sur les questions géopolitiques, on est en train d’assister à une transition. Depuis le discours que le Président de la République a prononcé devant la conférence des ambassadeurs, on sent que le terrain s’ouvre largement. Le Président a fait appel à un diplomate professionnel, M. Vimont, que vous avez prévu d’entendre en audition. Celui-ci devra régler le dossier de la sécurité ; l’idée d’une architecture européenne de sécurité implique forcément la Russie. Il devra donc discuter avec les diplomates des autres pays européens, qui n’ont pas toujours même vision que nous ; il y a même de fortes réticences en Pologne, dans les pays baltes, en Suède et, de manière générale, dans les pays de tradition atlantiste comme le Royaume-Uni.

Cette démarche française doit donc être comprise. Elle s’est déjà traduite par un sommet sur la sécurité entre les ministres de la défense et des affaires étrangères en octobre. Au mois de décembre dernier a eu lieu une réunion au format Normandie - avec les exécutifs d’Ukraine, de Russie, de France et d’Allemagne - afin de dégager des voies pour appliquer l’accord de Minsk.

Des avancées notables existent. Ainsi, des rapports directs se sont établis entre la Russie et le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, partisan d’une solution pacifique, contrairement à son prédécesseur, Petro Porochenko. Les Ukrainiens veulent retrouver leur frontière avec la Russie avant les prochaines élections locales. Face à cette perspective, Poutine a évoqué le risque d’un nouveau « Srebrenica », en raison des nombreux russophones tournés vers la Russie dans l’est de l’Ukraine. En effet, il y a, après l’expérience sécessionniste de cette région, un risque de représailles.

Cela dit, on évoque l’idée d’une loi d’amnistie. En outre, la marine russe a rendu trois bateaux ukrainiens et des prisonniers ont été libérés des deux côtés. Par ailleurs, la Russie a souscrit un contrat gazier de cinq ans avec l’Ukraine. Par conséquent, l’Ukraine a résolu plusieurs problèmes et des gestes de bonne volonté ont été accomplis de part et d’autre.

Tous ces évènements se sont produits dans l’indifférence de la presse française, mais l’intérêt européen est de ne pas laisser s’installer un conflit mi-gelé, mi-brûlant au coeur de l’Europe. Il ne faut ni une nouvelle Guerre froide ni une nouvelle course aux armements.

Le Président de la République a pris des positions claires, qui doivent se traduire par un voyage, le 9 mai prochain, à Moscou, pour le 75e anniversaire de la victoire sur le nazisme. Je ne m’étends pas sur les questions mémorielles ; pour moi, elles sont résolues depuis longtemps. Le président Poutine a été bien gentil de participer aux cérémonies commémoratives du débarquement de Normandie, alors que personne n’était présent pour commémorer Stalingrad... Cela dit, on peut toujours relancer la question, mais cela relève des historiens, non des politiques.

M. Christian Cambon, président. - Merci, monsieur le ministre, de nous avoir fait profiter de votre exceptionnelle connaissance de la Russie. Je donne la parole aux commissaires qui le souhaitent pour une série de questions courtes.

M. Cédric Perrin. - Votre expertise est toujours fine et pertinente, monsieur le ministre.

Nous n’avons de cesse que d’expliquer à nos collègues de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) que, pour nous, l’ennemi n’est pas à l’est mais au sud ; à force de pousser les Russes vers l’extérieur, on les précipite dans les bras des Chinois...

Emmanuel Macron a affirmé que la France n’était ni prorusse ni antirusse, mais qu’elle était pro-européenne. Qu’en pensez-vous ? Cette affirmation est-elle bénéfique pour la France ? Quelle est la réalité sur le terrain ?

Par ailleurs, en août 2019, MM. Poutine et Macron affirmaient l’appartenance de la Russie au monde européen et son adhésion au libéralisme politique. Quel est le sentiment du Gouvernement russe sur son appartenance européenne ?

M. Christian Cambon, président. - Question connexe : la France reste-t-elle un véritable interlocuteur pour la Russie ?

M. Jean-Marie Bockel. - Vous avez renvoyé la question du G5 Sahel à notre audition prochaine de M. Vimont. Ce sujet semble très compliqué et une véritable dynamique dans la région n’est pas pour demain. Or, un jour, on le sait, nous quitterons la région du Sahel. Un partenariat avec cette puissance vous semble-t-il possible ? Est-ce réaliste ; est-ce raisonnable ; est-ce souhaitable ?

M. Gilbert-Luc Devinaz. - Je prends la parole en tant que président du groupe d’amitié France-Arménie du Sénat. Quel point de vue avez-vous sur la stratégie russe relative au conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Haut-Karabagh ?

M. André Vallini. - La Russie veut revenir dans le concert des nations et la France a raison de vouloir entretenir des relations avec elle. Elle fait un effort militaire important, mais son économie demeure fragile, puisque son PIB avoisine celui de l’Espagne. N’est-elle pas un colosse aux pieds d’argile ? Comment ce pays peut-il consacrer autant d’argent à la défense, au détriment de la satisfaction des besoins de base de la population ?

Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - J’ai apprécié votre notion de « démocratie limitée », mais ma question porte sur la présence russe sur la scène internationale. Ce pays semble suivre en Libye la même stratégie qu’en Syrie, au détriment de l’influence occidentale dans ces régions. On observe, le président l’a dit, une réaction européenne molle. Ne serait-il pas temps que l’Union européenne établisse une relation plus équilibrée avec les Russes en Orient ?

Mme Christine Prunaud. - Ma question porte sur la guerre par procuration qui a cours en Syrie et en Libye, et sur le soutien que la Russie a apporté à M. Erdogan quand celui-ci a envahi le nord de la Syrie et a déplacé dans nombreux militants kurdes, qui avaient trouvé un territoire relativement libre. Cela m’a beaucoup choquée. Je sais qu’il s’agit de guerres par procuration, mais quelle sera la position de la Russie vis-à-vis de M. Erdogan, qui veut maintenant s’occuper de la Libye ? Je crains l’émergence d’un conflit large dans ces pays.

M. Yannick Vaugrenard. - Merci de votre éclairage, monsieur le ministre. Je partage votre point de vue sur la présence de Vladimir Poutine à l’anniversaire du débarquement de Normandie et sur l’absence coupable du monde occidental à Stalingrad.

Certaines mauvaises habitudes n’auraient-elles pas été conservées ? La Russie est intervenue dans des élections d’autres pays, notamment françaises, au moyen de nouveaux moyens de communication. Par exemple, lors de notre dernière élection présidentielle, Vladimir Poutine a montré sa préférence pour une candidate. Par ailleurs, le dopage des sportifs russes est reconnu, donc la Russie ne participera pas aux prochains jeux Olympiques. Cela pèse sur l’opinion des citoyens sur la Russie. Que pouvez-vous nous en dire ?

M. Jacques Le Nay. - La semaine dernière, nous avons été témoins, au Conseil de l’Europe, de fortes tensions entre parlementaires russes et parlementaires ukrainiens, malgré l’apaisement lié à l’échange, en septembre dernier, de prisonniers et à la réunion, en format « Normandie », de décembre dernier. Quelle a été l’issue concrète de ce sommet ? Un Donbass pauvre, épuisé par la guerre et soumis à une intense propagande russe pourrait déstabiliser l’Ukraine et mettre en cause son virage vers l’Ouest. Qu’en pensez-vous ?

M. René Danesi. - Le gouvernement russe a lancé une dizaine de projets nationaux prioritaires ainsi qu’un plan de développement des infrastructures, à hauteur d’environ 360 milliards d’euros sur six ans, soit 4 % du PIB par an. Ce projet ambitieux pourrait offrir de réelles opportunités aux entreprises françaises, notamment dans les domaines de l’économie numérique, de la santé, des transports et de la transition écologique. Or on observe une frilosité des banques françaises, qui craignent les sanctions américaines.

Pourriez-vous inciter le Gouvernement à prendre les entreprises et les banques françaises par la main pour les conduire à profiter de ces opportunités ?

M. Ladislas Poniatowski. - Ne serait-il pas temps de lever les sanctions européennes contre la Russie ? On en connaît les raisons politiques, au premier plan l’annexion de la Crimée. Mais ne rêvons pas : jamais les Russes ne quitteront la Crimée ! Une raison annexe est la situation en Ukraine, même si les relations entre M. Poutine et le nouveau président ukrainien sont en voie d’amélioration.

Ces sanctions coûtent plus cher à notre pays qu’à d’autres. L’Allemagne commerce dix fois plus que la France avec la Russie, et celle-ci continue à exporter à hauteur de 55 % de son activité économique en Europe. Ces sanctions étant bafouées et contournées, le moment est peut-être venu d’entreprendre des négociations.

En automne dernier, vous avez participé au voyage du président Macron en Russie. Or quatre jours après l’effort consenti pour entamer de nouvelles relations avec ce pays, un vote à Bruxelles est intervenu pour confirmer les sanctions. C’est contradictoire ! Je suis, quant à moi, partisan de la levée des sanctions économiques.

M. Alain Cazabonne. - Qu’en est-il de la dénatalité en Russie ?

M. Jean-Pierre Vial. - Je regrette moi aussi que la Russie, qui a payé un lourd tribut lors de la dernière guerre, ait été exclue des commémorations des 80 ans de l’invasion de la Pologne.

Ma question rejoint celle de Ladislas Poniatowski sur les échanges avec la Russie. Pour que ceux-ci reprennent, il faut un levier politique, et le message délivré à cet égard par le Président de la République lors de la Conférence des ambassadeurs a été bien perçu. Sur le plan des sanctions, l’hypocrisie est complète. Tandis que les Américains menacent les entreprises françaises, ils donnent des licences à une entreprise russe pour qu’elle développe son activité aux États-Unis. La France est donc doublement victime de ce dispositif.

Une fois les sanctions levées, la France pourra-t-elle reconquérir une place significative en Russie, alors que les Brics l’ont remplacée sur ses marchés agricoles ?

M. Olivier Cadic. - Le soutien actif de la Russie au régime Maduro, au Venezuela, est préoccupant. Ses forces armées permettent à ce dirigeant de se maintenir et de poursuivre l’exploitation minière dans des conditions dénoncées par une large partie de la population. Que penser de cette présence permanente, de l’implication de M. Poutine, et comment faire évoluer ce positionnement ?

M. Édouard Courtial. - Je prolongerai les propos de MM. Poniatowski et Vial sur les sanctions. J’ai compris que la Russie avait réussi à résoudre cette problématique et que son économie n’avait pas trop souffert, car elle s’était tournée vers l’Asie, notamment la Chine et le Japon. Les Russes attendent-ils véritablement la levée des sanctions qui est, pour notre pays, un levier diplomatique ?

M. Robert del Picchia. - Qu’en est-il du fameux groupe Wagner, composé de mercenaires ?

M. Jean-Pierre Chevènement. - Plutôt que d’ennemis, monsieur Perrin, je préfère parler de défis de sécurité que nous devons relever et qui s’inscrivent, vous avez eu raison de le dire, plutôt au Sud : le défi migratoire, le développement de l’Afrique, la situation au Proche et Moyen-Orient. La France avait, traditionnellement, une position claire sur le problème israélo-palestinien, aujourd’hui considéré comme un dossier décourageant mais toujours préoccupant pour l’opinion publique du monde arabo-musulman.

Je citerai également le défi du terrorisme, la question étant de savoir qui est l’ennemi réel : l’État islamique ou d’autres groupes ? Je rappelle que la Turquie est dirigée par un gouvernement dont la tendance idéologique est celle des Frères musulmans, et que M. Morsi a dirigé l’Égypte. L’islamisme politique, que je distingue du djihadisme, est donc une réalité dans le monde musulman. Il serait utile que la France revienne à des positions de principe - la reconnaissance de l’intégrité territoriale des États, le principe de non-ingérence - qui lui permettraient de s’orienter dans le dédale de ces dossiers infiniment complexes.

Notre position a été évolutive. On ne peut pas dire que notre intervention en Libye, par exemple, ait été tout à fait conforme à la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies : nous devions simplement protéger les populations de Benghazi et nous sommes allés beaucoup plus loin. Les Russes nous en veulent et souhaitent reprendre pied dans ce pays où ils étaient présents du temps de Kadhafi. Nous devons garder une vision d’ensemble et historique des questions, car les problèmes ne tombent pas du ciel, mais s’enracinent dans un passé.

Je suis d’accord avec M. Perrin, nous devons faire de l’Europe un continent de paix, ce qui implique un dialogue poussé avec la Russie. Le Président de la République a eu le grand mérite d’avoir employé des mots forts - « les réticences de l’État profond » - lors de la Conférence des ambassadeurs. Sur l’Ukraine et la Crimée, les Russes n’ont pas la même vision que nous ! Ainsi, en 2014, M. Poutine m’avait expliqué qu’un accord avait été signé, avec la caution des ministres des affaires étrangères allemand, français et polonais, qui visait à prolonger le mandat du président ukrainien Ianoukovytch. Or la Rada l’ayant ensuite révoqué, celui-ci est parti à Donetsk, avant de se réfugier en Russie. On parle de coup d’État, mais ce président était élu ; on dit qu’il était corrompu, mais c’est le cas de nombreux dirigeants.

Les Russes ont compris que le nouveau gouvernement ukrainien pouvait révoquer le contrat de location de la base de Sébastopol - symbole de la résistance aux nazis, et fenêtre sur la mer Noire et la Méditerranée -, qui était à horizon 2032. M. Poutine a donc fait passer les intérêts stratégiques de la Russie avant tout le reste. Pour lui, la Crimée a toujours été russe, même si elle a été rattachée à l’Ukraine par Khrouchtchev en 1954.

Le rattachement de la Crimée à la Russie a été soumis à référendum et ratifié, et une nouvelle consultation donnerait les mêmes résultats. Telle est la réalité, en dépit de l’entorse faite au droit international quant aux frontières de l’Ukraine. Le « narratif » n’est pas le même de part et d’autre, et on ne peut pas comprendre ces oppositions sans avoir une vue complète de la situation. Ainsi, l’Ukraine a été un terrain d’affrontement pendant la Seconde Guerre mondiale, les nationalistes ukrainiens ont eu partie liée à un moment avec la Wehrmacht, et de nombreux Ukrainiens ont servi dans l’Armée rouge. Cette querelle mémorielle s’inscrit dans l’histoire de ce pays.

La Russie représente-t-elle une menace militaire ? Son budget militaire s’élève à 78 milliards de dollars, soit moins que les crédits de la défense français et allemand. Rappelons que le budget militaire américain est de 750 milliards de dollars et celui de la Chine, de plus de 200 milliards.

L’armée russe a montré qu’elle avait retrouvé une certaine robustesse à l’occasion de l’affaire syrienne, mais seulement 5 000 de ses soldats sont engagés en Syrie, soit un effectif à peine supérieur à celui de Barkhane au Sahel. Il faut y ajouter les compagnies de sécurité privées, notamment le fameux groupe Wagner présent en Syrie, en Libye et en République centrafricaine. Il s’agit d’une pratique ancienne, à laquelle les Américains ont largement recouru en Irak, où la moitié de leurs effectifs provenaient à un moment donné de la société Blackwater. Ces modes d’intervention dégradés sont inquiétants.

Il ne faut pas exagérer la puissance russe. Certes, la Russie a conservé un arsenal nucléaire, mais celui-ci est en cours de vieillissement. Peut-être ont-ils encore 5 000 ou 6 000 têtes nucléaires actives, qui pourraient être activées. Le traité New Start de réduction des armes stratégiques, signé avec les États-Unis, a plafonné ce potentiel à 1 500 têtes. En France, nous avons un peu moins de 300 têtes nucléaires, ce qui est largement suffisant pour détruire des dizaines de grandes mégalopoles...

L’armée russe est forte, en raison non pas tellement de son budget, mais plutôt de son savoir-faire. Cette armée, comme la nôtre, vaut pour son histoire et son savoir-faire, qui se transmet. Ces réalités dépassent les chiffres, même s’il est également important de pouvoir se doter d’armes nouvelles. D’après les déclarations de Vladimir Poutine, mais je n’ai pas pu vérifier ce point, les Russes disposent de missiles hypervéloces, dont la portée serait de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres. La vitesse de ces missiles est extrêmement rapide : le bouclier antimissile deviendrait alors un concept périmé.

Nous avons intérêt à trouver un substitut aux accords de limitation des armements qui datent de la fin de la guerre froide, pour que l’Europe reste un continent de paix et que nous ne vivions pas sous l’empire de la course aux armements à laquelle nous encouragent les Américains pour nous vendre leurs armes. Est-il dans notre intérêt d’acheter des milliers de drones, d’avions... ? Je ne me prononcerai pas sur ce sujet.

Sur le rôle de la Russie en Syrie et en Libye et sur la position de la France, il faut toujours en revenir aux principes : que défendons-nous et jusqu’où ?

En Syrie, l’opposition est majoritairement islamiste, et elle l’a toujours été. Les Frères musulmans ont été créés en Syrie en même temps qu’en Égypte, en 1928. Hafez El-Assad avait déjà à faire à une opposition islamiste qu’il a réduite sans ménagement. L’idée selon laquelle il y avait des islamistes modérés me paraît, pour ma part, assez problématique. En 2011, quand la Turquie a ouvert sa frontière et qu’il y a eu des désertions massives de l’armée syrienne, certains voulaient venir à bout du régime de Bachar El-Assad. C’est à cette époque que la Turquie a inauguré sa politique néo-ottomane, considérant que le dogme de la neutralité absolue à ses frontières était révolu et qu’elle pouvait prendre pied en Syrie. Les groupes armés de tendance islamiste étaient majoritaires et se rattachaient soit à Al-Qaïda, comme Jabhat al-Nosra et Jaïf al-Islam, soit purement et simplement à Daech. L’armée syrienne, quant à elle, avait été renforcée par les milices chiites et le Hezbollah, et comptait au total 150 000 hommes. L’affaire était extrêmement délicate, et l’intervention des Russes en Syrie en 2015 a fait pencher la balance, ce dont ils sont d’ailleurs très fiers, considérant qu’ils ont accompli avec peu de moyens un véritable fait d’armes. Le gouvernement syrien reconnu à l’ONU a récupéré les trois quarts de son territoire ; lui échappe simplement la région d’Idlib, occupée par des milices islamistes avec des troupes turques.

Du point de vue de la Turquie, le problème kurde domine tous les autres : 15 millions de Kurdes vivent dans ce pays et les Turcs ne veulent pas voir se créer en Syrie l’équivalent du Kurdistan irakien. Freinés par les Russes, les Turcs ont occupé une partie de la bande frontalière, une zone discontinue, occupée tantôt par des troupes turques, tantôt par des rebelles syriens, tantôt par des gouvernementaux syriens, tantôt par des forces arabo-kurdes, notamment à l’ouest. Les Américains ont retiré leurs forces spéciales, et nous avons fait de même.

En Syrie, la solution militaire est une chose, la solution politique en est une autre. Il faut reconstruire le pays, rédiger une Constitution et constituer un gouvernement dans lequel les Syriens puissent se reconnaître. Nous ne sommes pas en position de force pour imposer notre façon de voir. Le président de la République a désigné un envoyé spécial, M. François Sénémaud, qui était auparavant ambassadeur à Téhéran, pour suivre le dossier syrien. Militairement, l’affaire est réglée, sauf intervention américaine que je ne vois pas poindre à l’horizon. Les Américains ne veulent pas se réengager au Moyen-Orient, car ils considèrent qu’ils ont fait une erreur avec l’Irak et l’Afghanistan. En Syrie, ils sont allés assez loin, mais se sont retirés. Le président Trump me paraît être un partisan des interventions musclées, mais qui laissent une empreinte légère - je pense à l’assassinat du général Soleimani. Par empreinte légère, je veux dire qu’il ne met pas de soldats sur place. Dans le rapport de forces entre les États-Unis et l’Iran, l’Irak est évidemment un enjeu majeur. Le pays est aujourd’hui divisé entre, d’une part, un gouvernement et des milices chiites et, d’autre part, des manifestants, nombreux, qui ont été durement réprimés - plus de 400 morts -, mais qui veulent un Irak indépendant, si possible unitaire, laïc, et non l’Irak communautariste que leur ont légué les Américains. Vous le savez, c’est au prorata des communautés que le gouvernement est composé, une formule qui est aujourd’hui critiquée.

En Libye, l’intervention russe consiste à soutenir le maréchal Haftar, qui maîtrise la Cyrénaïque, à l’est de la Libye. J’ai cru comprendre que notre position n’était pas très éloignée, même si elle est plus prudemment exprimée. Le gouvernement est internationalement reconnu, mais il ne contrôle que quelques bandes du territoire libyen tout à fait à l’ouest. J’ai plutôt l’impression que l’intervention russe vise à reprendre pied en Libye et à imposer un deal à la Turquie, dans le cadre du rapport de forces entre ces deux pays.

Le Président de la République avait organisé, de manière méritoire, une rencontre entre le maréchal Haftar et M. El-Sarraj qui n’a pas donné de résultats, parce que la situation sur le terrain est complexe et que le maréchal Haftar a repris l’offensive. Moscou n’a pas non plus obtenu de résultat puisque M. Haftar est reparti sans avoir signé de document. J’hésite à m’avancer davantage sur le dossier libyen, qui peut être la porte d’entrée d’une déstabilisation majeure. Il est évident que les groupes qui ont créé le désordre au Mali étaient des milices de Kadhafi qui ont reflué et prétendu créer un territoire autonome de l’Azawad, en se mettant à dos l’ancienne génération, celle d’Iyad Ag Ghali, devenu le patron d’Ansar Dine.

M. Christian Cambon, président. - Iyad Ag Ghali est protégé par l’Algérie, où il habite.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Avant, Iyad Ag Kalhi fréquentait les boîtes de nuit à Paris, buvait du whisky, n’était pas l’islamiste qu’il est devenu. Cette affaire aurait pu être traitée plus légèrement... Puis Ansar Dine a basculé, direction Bamako. Et la décision d’intervenir a été prise, que j’ai approuvée à l’époque car nous ne pouvions pas réagir autrement.

Pour revenir à la Russie, elle est de nouveau présente en Afrique. Malgré leur legs historique, je ne pense pas qu’elle veuille récupérer la position qu’occupait l’Union soviétique, mais elle désire faire acte de présence, ne serait-ce que pour pouvoir négocier avec les uns ou les autres, être présente partout à faible coût. Je souhaite bien du plaisir aux Russes en République centrafricaine : entre les anti-balakas et les Sélékas, entre les pseudo-musulmans et les pseudo-chrétiens qui se tapent dessus, l’affaire est vraiment très difficile ! Nous avons essayé avec l’opération Sangaris de mettre un peu d’ordre, sans y être vraiment parvenus. La Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la stabilisation en République centrafricaine (Minusca) connaît d’ailleurs des pertes, car dans ce pays sans État il y a beaucoup de coups d’État !

Sur les sanctions européennes, elles pourraient être levées s’il existe une volonté européenne, même sans unanimité. Jusqu’à présent, la levée des sanctions a été subordonnée à l’application des accords de Minsk, qui concernent l’Ukraine orientale et non la Crimée. Si l’on arrive à une solution, ce que je souhaite profondément, il faudra lever ces sanctions. Je crains que cela ne change rien malheureusement pour les entreprises françaises, car elles craignent non pas les sanctions européennes, mais les sanctions américaines, qui les astreignent à des amendes colossales. Je pense à Alstom, dont l’affaire a été décrite par M. Pierrucci dans son livre, et à BNP Paribas, condamnée à 9 milliards de dollars d’amende. Cette situation appelle à une grande vigilance de la part du Parlement et des pouvoirs publics : nous avons laissé se développer des comportements qui portent atteinte à notre souveraineté.

M. Vaugrenard a évoqué le sport et le dopage. Les sanctions doivent être appliquées. Il existe des frictions à l’intérieur de l’appareil d’État russe, et un nouveau ministre des sports a été désigné, l’ancien ayant été chassé.

Les sanctions sont un irritant de la relation franco-russe. Les Russes ont engagé une politique de diversification. Dans le domaine agroalimentaire, ils sont devenus le premier exportateur mondial de blé. Ils ont tiré bénéfice de ces sanctions. Globalement, ce que nous perdons est récupéré par la Chine et d’autres pays asiatiques, et même par les États-Unis, qui ont augmenté leurs parts de marché en Russie et vice-versa. On assiste à une forme de schizophrénie des Américains, très durs dans le langage, mais très tolérants dans les faits, surtout pour eux-mêmes ! General Electric a racheté les turbines d’Alstom, fabriquées à Belfort, et les Russes continuent pourtant à en acheter. Pour toutes les centrales qu’ils vendent à l’exportation, la partie conventionnelle est française. Au total, cela représente 1 à 2 milliards d’euros : nous ne sommes donc pas perdants sur tous les tableaux. Nous avons maintenu le contact, et j’y ai personnellement veillé, avec les autorités russes, pour que les équilibres soient préservés.

S’agissant de la dénatalité, le président Poutine, dans son discours du 15 janvier dernier, a fixé l’objectif de revenir à un taux de fécondité de 1,87, c’est-à-dire exactement le nôtre actuellement, à l’horizon 2024. La natalité russe était tombée très bas ; aujourd’hui, la Russie a un excédent naturel très faible, dû au vieillissement de la population. En France, notre natalité est passée de 820 000 naissances par an au début de la décennie 2010 à 750 000 aujourd’hui. Cela s’explique par la politique familiale, il faut en être conscient. Voulons-nous poursuivre sur cette pente de l’hiver démographique qui accable à peu près tous les pays européens ? Certains pays sont plus touchés que d’autres - je pense à l’Italie et l’Espagne, des pays catholiques curieusement. L’Allemagne, en revanche, compte plus de naissances que la France.

M. Ladislas Poniatowski. - L’Allemagne a accueilli 1 million d’immigrés.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Mme Merkel a surtout pris très tôt, dès son accession au pouvoir, des dispositions pour augmenter le nombre de crèches. Quinze ans après, ces mesures produisent leurs effets. Les immigrés doivent aussi être comptés, mais cela ne suffit pas.

La Russie est actuellement dans la moyenne européenne, un peu en dessous de 1,87, probablement aux alentours de 1,6. Elle était tombée plus bas, à un niveau très préoccupant.

Du point de vue de la santé, la situation s’est également améliorée : l’espérance de vie est de plus de soixante-dix ans, après avoir été inférieure à soixante ans.

Il ne faut pas avoir une vision caricaturale de ce pays, mais une vision aussi objective que possible. Si vous allez à Moscou, vous verrez une ville moderne très séduisante. J’ai visité les villes de l’anneau d’or, Saint-Pétersbourg, Sotchi, Nijni Novgorod : ce sont des villes modernes. J’ai vu la Russie à différentes époques : le changement est patent.

Un certain mécontentement s’exprime, qui ne s’exprimait pas auparavant, mais il ne faut pas le surestimer. On se fait souvent une idée fausse de la Russie, soit en la surestimant, soit en la sous-estimant. Cela crée des malentendus.

Un sommet en format Normandie est prévu dans trois mois.

Je ne répondrai pas sur le Venezuela, qui n’est pas de ma compétence.

M. Christian Cambon, président. - Cette audition était exceptionnelle. Je vous remercie pour la clarté de vos propos, nourris de vos connaissances et de votre longue expérience.

La diplomatie parlementaire a un rôle à jouer dans l’amélioration de la relation franco-russe. Notre méthode, qui consiste à identifier les points d’accord - nombreux - et de désaccord, est innovante. Nous publierons un deuxième tome de notre rapport, en français et en russe, que le Président du Sénat remettra au printemps au président Poutine.

M. Jean-Pierre Chevènement. - Votre travail est très utile. Ce rapport permet de lever de nombreux malentendus et de mieux comprendre la Russie.