Le miracle économique ukrainien a suscité bien des tensions au sein d’une société divisée, ouvrant le pays aux influences étrangères. Partenaire stratégique pour la Russie, avec ses gazoducs et son ouverture en Mer Noire, l’Ukraine attise les appétits états-uniens qui la voient déjà dans l’OTAN et dans l’Union européenne. Moscou et Washington ont choisi leurs candidats à la prochaine élection présidentielle et ne ménagent pas leurs efforts pour les soutenir. En faisant miroiter des accords économiques pour le premier, en formant et finançant associations et partis politiques pour le second.
Saisissant sa chance historique, le Parlement ukrainien (Verkhovna Rada) a voté l’indépendance de cette république soviétique, le 24 août 1991. Cette décision a été ratifiée par référendum, le 1er décembre de la même année, à une écrasante majorité de 90 % des voix.
La population est pourtant divisée en communautés linguistiques distinctes : trois quart d’entre elle, habitants de l’Ouest et des campagnes, parle l’Ukrainien, tandis que le quatrième quart, plus urbain ou à l’est, parle le Russe. Tous s’accordèrent pour s’affranchir de Moscou et renouer avec une brillante histoire, celle de la « Russie Kievienne », un vaste État qui réunissait les peuples slaves orientaux de la Baltique à la mer Noire. En 988, le prince de Kiev, Vladimir le Grand adopta le christianisme comme la religion officielle. En 1051, Anne, fille du prince de Kiev, Jaroslav le Sage, épousa Henri Ier dans la cathédrale de Reims, devenant ainsi reine de France. Durant son histoire, l’Ukraine fut ballottée entre différents États qui l’absorbèrent : l’Empire ottoman, la Pologne, la Lituanie, la Crimée, l’Empire austro-hongrois, la Russie. Après le second partage de Pologne en 1793, l’Ukraine fut annexée par l’Empire russe, tandis que la Galicie, sa partie occidentale, fut rattachée à l’Empire austro-hongrois jusqu’à 1919. Cette partition engendra un siècle d’expériences séparées qui explique les divisions actuelles du pays.
Cependant, l’enthousiasme de l’indépendance retrouvée laissa la place à bien des désillusions. Pendant une période de transition économique particulièrement chaotique, le PNB a été divisé par 2,5. L’Ukraine n’a relevé la tête et commencé à se développer qu’au cours du second mandat de Leonid Kuchma avec un taux de croissance de 13 % l’an.
Le pouvoir a été partagé entre trois clans d’oligarques :
– A Kiev, Viktor Medviedchuk, le chef de l’administration présidentielle, est un proche du Kremlin. On le présente comme l’éminence grise du pouvoir. Il contrôle la chaîne de télévision publique UT-1 et les chaînes privées 1+1 et Inter, outrageusement engagées dans la campagne électorale.
– À Donetsk (fief du Premier ministre), Viktor Yanukovych et Rinat Akhmetov, l’homme le plus riche du pays evec une fortune estimée à 3,5 milliards de dollars. Il détient l’essentiel de l’industrie métallurgique du Donbass et contrôle la chaîne de télévision Ukraïna et le quotidien Sevodnia.
– À Dniepropetrovsk, Viktor Pintchuk, gendre du président sortant et Pdg d’Interpipe, est un proche de la Maison-Blanche. Il a associé George H. Bush (le père), George Soros et Henry Kissinger à ses affaires. En un an, il a presque doublé sa fortune qui est aujourd’hui la seconde du pays avec 2,5 milliards de dollars. Il contrôle les chaînes de télévision ICTV, STB, Novy Kanal et le quotidien Fakty qui proposent un traitement équilibr des nouvelles nationales.
Le nouveau « miracle économique » redonne à l’État les moyens de sa politique. Comme en Russie, la question de la légitimité des oligarques se pose désormais. Pour se maintenir, chaque clan noue des alliances, soit avec la Fédération de Russie, soit avec les États-Unis via l’Union européenne, ressuscitant un parfum de Guerre froide. D’autant que le pays n’a plus seulement une frontière commune avec la Russie, mais désormais aussi avec l’Union européenne depuis son élargissement. Or, si la Russie a admis sans difficulté l’indépendance de l’Ukraine, elle ne peut risquer de voir passer dans le camp adverse un État stratégique pour elle avec le port de Sébastopol (principale base militaire russe en Mer Noire), des gazoducs indispensables à ses exportations, sans parler du projet en développement de zone de libre-échange avec la Biélorussie et le Kazakstan. Précisément, ces enjeux pour la Russie et ces faiblesses de l’Ukraine fournissent une occasion rêvée pour les États-Unis de porter un coup facile à la Russie et les ont incités à intervenir.
Vingt-quatre candidats s’affronteront lors du premier tour de l’élection présidentielle ce week-end. Le président sortant, Leonid Kuchma, a renoncé à se représenter, bien qu’il soit parvenu à faire modifier la constitution pour pouvoir briguer un troisième mandat. Contrairement à l’image qu’il se plaît à donner, il a conduit une politique d’équilibre entre les deux grandes puissances, envoyant par exemple des troupes en Irak pour satisfaire le Pentagone dans la perspective d’une entrée dans l’OTAN.
Quatre candidats principaux sont en lice :
– Viktor Yanukovych (russophone particulièrement implanté dans la région de Donestsk), actuel Premier ministre et dauphin du président sortant, soutenu par Moscou (crédité de 31 à 34 % des voix au premier tour).
– Viktor Yushchenko, ancien Premier ministre (1999-2001) et fondateur de Notre Ukraine, une coalition électorale allant des libéraux à l’extrême droite, soutenu par Washington (crédité de 29 à 31 % des voix).
– Oleksander Moroz, président du Parti socialiste unifié (crédité de 4 à 6 % des voix).
– Petro Symonenko, président du Parti communiste (crédité de 3 à 5 % des voix).
Le résultat de l’élection dépendra donc des alliances et du report des voix au second tour. Mais d’ores et déjà les États-Unis ont multiplié les mises en garde contre une falsification des résultats qu’ils ne manqueront pas de dénoncer si leur poulain perdait la partie. Et il est vrai que la sincérité de l’équipe sortante est douteuse. L’ambassadeur états-unien à Kiev, s’appuyant sur un rapport de sa propre administration rédigé pour l’OSCE, a dénoncé les entraves faites au fonctionnement des « associations non gouvernementales soutenant la démocratie » et prévenu qu’en cas de contestation du scrutin, Washington prendrait des sanctions. Dans la foulée, il a reconnu sans rougir avoir déjà dépensé 13 millions de dollars pour « soutenir la démocratie ».
Vladimir V. Poutine a envoyé un bataillon de conseillers à Kiev pour mener la campagne de son poulain, Viktor Yanukovych, qui paraît plus fidèle que compétent. Ils sont coordonnés sur place par l’ancien Premier ministre russe Viktor Tchernomyrdine devenu ambassadeur. Intervenant directement, le président russe a lui-même fait le voyage à l’occasion du 60e anniversaire de la libération de l’Ukraine par l’Armée rouge. Une parade militaire a été ouverte par un char soviétique datant des années 40, surmonté du drapeau frappé de la faucille et du marteau, tandis que des fantassins en uniforme d’époque défilaient. À la tribune officielle, les présidents russe et azerbaïdjanais apportaient leur soutien non dissimulé au Premier ministre-candidat.
Pour en rajouter un peu plus, Moscou a annoncé qu’il rétribuerait à hauteur de 800 millions de dollars pour 2004 les pipe-lines qui lui permettent d’exporter gaz et pétrole via l’Ukraine. Tandis que sur proposition du ministre de l’Intérieur russe, la Douma a voté à l’unanimité, le 29 octobre, le principe d’une possible double citoyenneté russo-ukrainienne, si l’Ukraine le souhaite.
Le Kremlin n’est pas avare de moyens, mais il s’implique peut-être trop tard.
Au département d’État, le dossier ukrainien est dans les mains de Richard Armitage [1] qui ne fait pas mystère d’avoir déployé de gros moyens pour faire tomber l’Ukraine dans sa zone d’influence. Son candidat, Viktor Yushchenko, est un brillant économiste et financier aux dents longues. Il a présidé la Banque nationale de 1993 à 1999 et a été alors noté par la presse spécialisée comme l’un des dix meilleurs banquiers du monde. Sur la pression US, il est devenu Premier ministre au début du second mandat Kuchma, de 1999 à 2001, sans laisser de souvenir impérissable. Il est marié à une ressortissante des États-Unis, Katerina Tchoumatchenko, dont la naturalisation est en cours. Sous l’ère Reagan, elle fut l’assistante du secrétaire d’État, George P. Schultz, pour les Questions humanitaires et les Droits de l’homme. Puis, elle a travaillé, dans l’administration Bush père, au Bureau des relations publiques de la Maison-Blanche.
La NED/CIA [2] a déversé des millions de dollars de subvention aux associations pro-Yushchenko [3]. Surtout, elle a mis sur pied une association de jeunesse, Pora (« Il est temps ») sur le modèle de ce qu’elle avait réalisé avec Otpor en Serbie pour renverser Slobodan Milosevic. Les cadres de ces groupes sont formés au Centre pour la révolution non-violente de Belgrade. Le Centre met en avant ceux de ses formateurs qui proviennent de la Fondation Soros. Mais la plupart sont en réalité dépêchés par la Freedom House [4] de James Woolsey. L’ensemble est dirigé par le colonel Robert Helvey de la CIA (sous la couverture de l’Albert Einstein Institution) qui s’est adjoint deux émissaires Aleksandar Maric et Stanko Lazendic. Madeleine Albright en personne est venue inspecter le dispositif [5], comme elle l’avait fait en Géorgie avant la pseudo-révolution des roses [6].
La surenchère russo-états-unienne se heurte malheureusement à un problème : aucun des deux principaux candidats n’est vraiment présentable.
Viktor Yanukovych, ouvrier mécanicien sorti du rang, incarne difficilement les intérêts du prolétariat. Il s’est illustré par son penchant pour la vodka et les bagarres. Il a purgé deux peines de prison, l’une pour vol et l’autre pour tentative de viol avec sodomie.
Viktor Yushchenko a beau jouer au « golden boy », il a coulé la banque Ukraine dont il était le directeur adjoint, dans les années 80.
Tous les retournements sont possibles entre les deux tours. D’autant que les sondages les plus récents évaluent entre 8 et 14 % le nombre des indécis, bien plus qu’il n’en faut pour faire basculer les résultats.
[1] « Ukraine can ill afford an unfair election » par Richard Armitage, Financial Times, 29 octobre 2004.
[2] « La nébuleuse de l’ingérence démocratique », Voltaire, 22 janvier 2004.
[3] À titre d’exemple, en 2002, la NED/CIA a versé 50 000 $ pour la création d’une plateforme internet d’ONG, 150 000 $ pour la création d’un groupe de pression au Parlement et la formation d’assistants parlementaires, 130 000 $ pour organiser une union patronale, 400 000 $ pour la formation de candidats à des élections locales, 400 000 $ pour la formation de syndicalistes.
[4] « Freedom House : quand la liberté n’est qu’un slogan », Voltaire, 7 septembre 2004.
[5] Il existe un accord bipartisan sur la question ukrainienne. Richard Holbrooke, qui devrait être secrétaire d’État en cas de victoire de John Kerry, a approuvé les initiatives de l’administration Bush.
[6] « Les dessous du coup d’État en Géorgie », Voltaire, 7 janvier 2004.
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter