Au cours d’une seconde séance tenue dans l’après-midi, la commission a procédé à l’audition de M. Bruno Tertrais, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique, sur l’avenir de l’ONU et de l’OTAN après la guerre en Irak.
M. Bruno Tertrais a estimé que la résistance américaine au multilatéralisme pour la gestion des crises se renforçait constamment depuis dix ans.
Ainsi, dès la crise de Somalie, le président Clinton avait signé une directive interdisant de placer des forces américaines sous un commandement non américain. Lors du renouvellement du Congrès de l’automne 1994, une nouvelle génération de responsables politiques, moins marquée par la culture transatlantique, a émergé, se montrant beaucoup plus réticente vis-à-vis des opérations multilatérales, comme en a témoigné le retrait américain, fin 1994, de l’opération de contrôle de l’embargo dans l’Adriatique. Durant la guerre du Kosovo, une part importante des opérations était pilotée de manière autonome par le commandement américain en Europe, indépendamment des instances de l’OTAN. Cette guerre a fait prendre conscience aux Etats-Unis de leur dépendance à l’égard des gouvernements alliés pour des choix stratégiques en temps de crise. Deux années plus tard, après le 11 septembre 2001, et bien que l’article 5 du Traité de Washington ait été mis en jeu, les Etats-Unis ont marginalisé l’Alliance atlantique dans la conduite des opérations militaires.
Après avoir effectué ce rappel historique, M. Bruno Tertrais a souligné que la crise irakienne consacrait cette évolution amorcée il y a une dizaine d’années. Il n’a jamais été sérieusement question de recourir à l’OTAN dans les opérations contre l’Irak et le précédent du Kosovo a été invoqué par certains pour justifier une action sans l’aval de l’ONU. Il apparaît au contraire que Washington n’attache d’importance à l’ONU et à l’OTAN que dans la mesure où ces organisations peuvent servir la politique des Etats-Unis. Certains Américains considèrent même qu’une action décidée par une alliance de démocraties telle que l’OTAN serait plus légitime qu’une action soutenue par les Nations unies, où cohabitent des pays aux régimes parfois contestables.
M. Bruno Tertrais a estimé que l’unilatéralisme américain constituait une tendance lourde, destinée à se manifester encore fortement dans les années à venir. Il a jugé significatif, à cet égard, le prochain départ de M. Richard Haass, directeur de la planification politique au département d’Etat, qui était l’un des rares défenseurs d’une politique résolument multilatérale dans l’actuelle administration. Cela n’exclut pas toutefois certains ajustements dans la ligne américaine, compte tenu de la récente défection, manifestée lors de la crise irakienne, d’alliés aussi fidèles et importants que le Canada, le Mexique, l’Allemagne ou la Turquie. Par ailleurs, l’ONU demeure populaire dans l’opinion américaine et conservera un intérêt dans la gestion de l’Irak del’après-guerre. La présence à l’ONU reste également importante pour Washington vis-à-vis d’Israël, dont la condamnation, par la communauté internationale, a jusqu’à présent été évitée grâce aux Etats-Unis, ces derniers exerçant au besoin leur droit de veto.
M. Bruno Tertrais a jugé peu crédible à court terme une éventuelle réforme du Conseil de sécurité, et notamment du statut ou du nombre des membres permanents, aucun consensus n’existant à l’heure actuelle.
S’agissant de l’OTAN, M. Bruno Tertrais s’est déclaré convaincu qu’elle ne disparaîtrait pas et qu’elle conservait une utilité pour les Américains. Cependant, son rôle dans les opérations militaires devrait rester marginal, l’Alliance ne pouvant avoir la responsabilité principale du traitement des menaces, aujourd’hui essentielles aux yeux des Etats-Unis, que sont le terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs. La fonction politique de l’OTAN est en revanche importante aux yeux de Washington. Il s’agit tout autant d’amarrer les systèmes de défense centre-européens aux Etats-Unis, sur le plan stratégique, technologique et industriel, que d’empêcher l’émergence d’une politique de défense européenne autonome ou, à défaut, de la rendre dépendante de la volonté et des moyens de l’OTAN, de légitimer des opérations militaires américaines conduites en dehors d’un mandat de l’ONU ou de l’OSCE, et enfin de servir de plate-forme militaire pour les opérations américaines en Europe de l’Est, en Afrique et au Moyen-Orient. L’entrée de la Russie dans l’OTAN, pour sa part, ne paraît pas concevable à court ou à moyen terme.
M. Bruno Tertrais a également estimé que les Etats-Unis s’appuieraient désormais davantage sur des alliances de défenses bilatérales que sur des défenses multilatérales.
Il a ensuite abordé les choix offerts à la France dans ce nouveau contexte stratégique. Il a à cet égard jugé la réconciliation franco-britannique au moins aussi importante que la réconciliation franco-américaine, une véritable politique européenne de sécurité et de défense ne pouvant être envisagée sans le Royaume-Uni. S’agissant du débat sur le rôle et le fonctionnement du Conseil de sécurité des Nations unies, il y a vu l’occasion de faire avancer les propositions françaises, qui pourraient obtenir l’appui de nombreux pays en voie de développement. Il a souhaité une meilleure coordination franco-britannique au sein du Conseil de sécurité etsouligné la nécessité de retrouver la solidarité du " P3 " -Etats-Unis, France, Royaume-Uni- ce qui impliquerait d’accorder une attention particulière à des questions très sensibles pour Washington telles que la composition de la Commission des droits de l’homme ou la lutte contre la prolifération des armes de destruction massive et de leurs vecteurs.
Faisant allusion aux difficultés apparues au sein de l’OTAN au sujet de la planification des mesures de défense de la Turquie avant le déclenchement des opérations militaires en Irak, M. Bruno Tertrais a estimé que la France devrait désormais donner des gages d’alliance dépourvus d’ambiguïté. Il a souligné à ce propos que notre attitude avait abouti à " ressusciter " le Comité des plans de défense de l’OTAN, où la France ne siège pas, alors qu’il n’était plus activé depuis plusieurs années. Il a estimé qu’à l’avenir, dans une situation du même type, il importerait de peser soigneusement les avantages et les inconvénients de notre posture politique.
Enfin, M. Bruno Tertrais a considéré que le G8 pouvait constituer un cadre complémentaire d’actions multilatérales. Son utilité dans les domaines politico-militaires est apparue ces dernières années par exemple en ce qui concerne l’aide à la Russie pour le démantèlement de ses arsenaux nucléaire, biologique et chimique.
A la suite de cet exposé, un débat s’est engagé avec les membres de la commission.
M. Xavier de Villepin a demandé à M. Bruno Tertrais s’il pensait que l’opération américaine en Irak était planifiée avant le 11 septembre 2001 et s’il était plausible de découvrir dans ce pays des armes de destruction massive. Il s’est interrogé sur une éventuelle atténuation de l’unilatéralisme américain en cas d’alternance lors de l’élection présidentielle de 2004. Enfin, il s’est demandé si les structures militaires de l’OTAN ne devenaient pas démesurées pour une organisation désormais cantonnée à un rôle essentiellement politique.
M. Didier Boulaud a demandé des précisions sur un éventuel élargissement de l’OTAN à des pays neutres tels que l’Autriche ou la Suède. Il s’est demandé si le crédit acquis par la France auprès de nombreux pays à l’occasion de la crise irakienne serait durable.
M. Pierre Biarnès s’est déclaré convaincu que la fin de la guerre froide ne remettait pas en cause l’intérêt de l’OTAN pour les Etats-Unis. Ces derniers mènent désormais une politique de " containment " à l’égard de la Chine, après l’avoir exercée contre l’URSS. La logique reste identique même si la " ligne de front " a été repoussée. C’est dans cette perspective qu’il faut analyser le redéploiement des forces américaines en Europe vers les pays de l’ex-Pacte de Varsovie et le renforcement de la présence américaine dans le Caucase, en Asie centrale, mais aussi dans le Pacifique.
M. Jean-Pierre Masseret a évoqué la difficile émergence de la politique européenne de sécurité et de défense. Il s’est interrogé sur les moyens de convaincre les pays d’Europe centrale et orientale d’adhérer à ce projet auquel la France est attachée.
Mme Hélène Luc a estimé que l’OTAN n’était plus aujourd’hui indispensable. Elle a également évoqué le soutien à la politique américaine des pays candidats à l’adhésion à l’Union européenne.
M. Serge Vinçon a souligné que le budget de défense des Etats-Unis avait augmenté bien avant le 11 septembre et il a vu là un signe de la défiance américaine vis-à-vis du multilatéralisme. Il s’est interrogé sur les modalités d’une éventuelle implication de l’ONU dans la gestion de l’après-guerre en Irak.
A la suite de ces interventions, M. Bruno Tertrais a apporté les précisions suivantes :
– il n’y aurait certainement pas eu de guerre en Irak sans les attaques du 11 septembre, la question du potentiel biologique et chimique de l’Irak et de la menace qu’il représentait pour les Etats-Unis ayant été l’élément le plus déterminant du processus politique conduisant à la guerre ;
– il est aujourd’hui trop tôt pour se prononcer sur l’existence d’armes de destruction massive en Irak ; divers facteurs peuvent expliquer l’absence d’utilisation d’armes chimiques jusqu’à présent ; il reste très vraisemblable que de telles armes se trouvent en Irak mais c’est évidemment aux Etats-Unis qu’incombe la charge de la preuve en la matière ;
– l’unilatéralisme semble constituer une tendance lourde de la politique américaine et il ne peut que s’accentuer en cas de conclusion rapide des opérations militaires en Irak ;
– l’OTAN se caractérise par l’ampleur de son appareil bureaucratique, ce dernier jouant un rôle déterminant en faveur de la pérennité de l’organisation ;
– l’attitude de pays neutres tels que l’Autriche ou la Suède à l’égard de l’OTAN évolue et il serait de l’intérêt de la France de les encourager à rejoindre l’Alliance, ne serait-ce que pour clarifier à leurs yeux l’ambition d’une Europe de la défense ;
– aux yeux d’une partie des dirigeants américains, l’OTAN représente un instrument efficace pour endiguer l’émergence d’une Europe " puissance " ;
– les Etats-Unis et la Russie ont trouvé de nombreux terrains d’entente tels que la question du terrorisme islamiste ou leurs intérêts communs en matière énergétique ;
– la France aurait tout intérêt à redevenir un " bon élève " de l’Alliance atlantique, en se montrant constructive et en évitant de chercher systématiquement à faire valoir sa singularité ; elle serait alors beaucoup plus crédible pour concrétiser ses ambitions en matière de politique européenne de sécurité et de défense ; la réintégration de la France dans la structure militaire de l’OTAN apparaît toutefois encore prématurée ;
– au-delà de l’Allemagne et du Royaume-Uni, il est impératif que la France dialogue davantage avec la Pologne sur le dossier de la défense européenne ;
– le rôle des Nations unies dans la gestion de l’après-guerre en Irak restera sans doute limité ; il n’est pas souhaitable que ressurgisse à ce propos un affrontement au sein du Conseil de sécurité tel que celui qui a précédé le déclenchement de la guerre ; pour autant, tout doit être fait pour ne pas laisser au seul Pentagone l’exclusivité des options sur la reconstruction de l’Irak.
Source : Sénat français
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