Washington vient de rappeler 400 inspecteurs envoyés à la recherche des supposées « armes de destruction massive » irakiennes. L’équipe dirigée par David Kay a passé sept mois en quête des redoutables équipements militaires présenté par Colin Powell en février 2003 devant l’ONU pour, finalement, revenir bredouille le 8 janvier 2004. Pourtant, ce qui apparaît désormais comme une intoxication délibérée de l’opinion publique n’est perçue dans le débat politique états-unien que comme une simple erreur d’appréciation, ne remettant pas en cause le bien-fondé de l’invasion de l’Irak.
L’opinion publique états-unienne prend progressivement conscience du caractère fantaisiste de la prétendue « menace » représentée par les « armes de destruction massive irakiennes ». Cependant, elle n’en tire pas les mêmes conclusions que l’opinion publique dans le reste du monde.
Le 7 janvier 2004, le Washington Post a publié une enquête de Barton Gellman sur les armes de Saddam Hussein : L’Irak avait une volonté, pas les moyens [1]. Il dresse le bilan de neuf mois de recherches par le Groupe d’enquête en Irak (Irak Survey Group) de la CIA, sous la direction de David Kay. L’auteur observe : « Les restes des infrastructures irakiennes en matière biologique, chimique et de missiles était déchiré par des rivalités internes, saignés par l’appât du gain et handicapés par les leurres de commandement selon les Irakiens et les enquêteurs interrogés. L’image générale qui se dégage des investigations actuelles est que, quelle qu’en ait été sa volonté, l’Irak ne possédait pas les ressources nécessaires pour construire un arsenal interdit à l’échelle de celui qu’il détenait avant la Guerre du Golfe de 1991. »
Au même moment, le démocrate Kenneth M. Pollack, dont l’ouvrage La Tempête menaçante, dossier pour l’invasion de l’Irak [2] avait servi de référence permanente aux partisans de la guerre, publie une étude pour la Brookings Institution : Espions, mensonges et armes : ce qui a marché de travers [3]. Il y admet sans difficulté que les informations sur lesquelles il basait son raisonnement étaient fausses : il avait été induit en erreur par le consensus qui régnait alors parmi les experts états-uniens du renseignement.
Coup de grâce : la Carnegie Endowment for International Peace publie un rapport de 111 pages intitulé Armes de destruction massive en Irak, preuves et conséquences [4]. Tous les discours et documents officiels des administrations Clinton et Bush y sont repris, point par point, et réfutés. Tout était faux.
Plus personne ne songe d’ailleurs à maintenir l’illusion. Les Australiens ont rappelé leurs enquêteurs. Le Groupe de David Kay a cessé toute recherche. Et le secrétaire d’État, au sortir de l’hôpital où il a été opéré d’un cancer de la prostate, reconnaît aimablement que l’on a rien trouvé.
Désormais, les États-Unis et le reste du monde partagent une vision commune des faits. Les points de vue devraient donc se rapprocher. Pourtant, il n’en est rien, bien au contraire.
Pour les États-uniens, dans la mesure où Washington a toujours déclaré qu’il s’agissait d’une attaque préventive, peu importe que Saddam Hussein ait produit ou non ces armes puisqu’il est démontré qu’il avait l’intention de le faire quand il le pourrait. On peu éventuellement remettre en question la précipitation avec laquelle on a agi, mais pas le bien-fondé de l’action. Au demeurant, la guerre n’en était pas moins juste puisqu’elle a permis de renverser un tyran et de libérer un peuple.
De même, l’opposition des Français et des Allemands n’en devient pas moins condamnable puisqu’ils ne se contentaient pas de refuser la guerre, mais allaient même jusqu’à contester la poursuite de l’embargo. En un mot, ils refusaient de sanctionner des intentions maléfiques et s’en rendaient ainsi complices. À ce sujet Kenneth M. Pollack, ancien conseiller de Bill Clinton, écrit : « L’attitude honteuse des membres du Conseil de sécurité des Nations unies (particulièrement la France et l’Allemagne) en 2002-2003 était la preuve ultime que l’endiguement de l’Irak ne pouvait plus durer. Saddam aurait en définitive reconstitué son programme d’armes de destruction massive, mais un peu plus tard que ce que nous avons cru . »
Toute cette affaire se résumerait donc à une grosse erreur des services de renseignement, heureusement sans conséquence fâcheuse. Mais on ne saurait blâmer la CIA, dans la mesure où les services britanniques et israéliens ont commis la même erreur d’appréciation. Tout au plus doit-on s’inquiéter de la pression excessive exercée par le Bureau des plans spéciaux du Pentagone sur les décideurs politiques. Cette cellule a donné de l’importance aux affirmations du Congrès national irakien d’Ahmed Chalabi parcequ’elles correspondaient à ce que Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz souhaitaient entendre. Elle a produit des rapports plus alarmistes encore que ceux de la CIA dans une sorte de surenchère qui a faussé le jugement de tous.
Nul n’objecte que, loin d’être une circonstance atténuante, le consensus entre les services états-uniens, britanniques et israéliens illustre une volonté concertée de tromperie comme nous l’avions relaté dans ces colonnes (cf. notre article Un réseau militaire d’intoxication). À ce sujet, ajoutons que, dans Ha’aretz du 7 décembre, notre confrère Uzi Benziman avait identifié la partie israélienne de ce réseau comme étant commandée par le général Amos Gilad.
La seule remise en cause fondamentale qui est discutée porte sur la doctrine de la guerre préventive. Sans contester la légitimité tactique d’une attaque préventive, la Fondation Carnegie assure qu’elle ne peut être une doctrine stratégique. Cependant, il ne s’agit pas là d’une critique des Démocrates, mais des « Républicains réalistes » de l’école d’Henry Kissinger auquel elle fait explicitement référence.
Loin de signifier un retour à la réalité, l’acceptation de la non-existence des armes de destruction massive irakiennes renforce paradoxalement le caractère irrationnel du débat interne états-unien. Celui-ci peut être ainsi résumé : nous nous sommes trompés sur les armes de destruction massive, donc nous avions raison d’attaquer l’Irak. Cette logique n’appartient pas à l’ordre politique, mais à la morale religieuse : les intentions de Saddam Hussein étaient maléfiques, il était donc juste qu’il soit renversé. L’intention des États-Unis était de défendre le Bien, leur action était donc juste même si l’analyse qui les poussait à agir était fausse.
[1] Arms probe : Irak had a will, not a way par Barton Gellman, in Washington Post du 7 janvier 2004.
[2] The Threatening Storm : The Case for Invading Iraq, par Kenneth M. Pollack, Random House, 2002
[3] « Spies, Lies and Weapons : What Went Wrong » par Kenneth M. Pollack, The Atlantic Monthly, Janvier-Février 2004. Téléchargement (Pdf 83 Ko).
[4] WMD in Iraq, evidence and implications par Joseph Cirincione, Jessica T. Mathews et George Perkovich, CEIP, 2004. Téléchargement (Pdf : 1200 Ko).
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