Nord-est d’Haïti. La rivière Massacre et un mauvais pont séparent Ouanaminthe de Dajabón, en République dominicaine. C’est là, à Ouanaminthe, apprend-t-on sous le gouvernement Aristide, que va être érigée une Zone franche. L’annonce provoque de vives résistances des propriétaires des terres affectées, mais aussi de ceux qui les cultivent, métayers et journaliers. Qu’à cela ne tienne, on les dédommagera (ils attendent encore). Accompagnés d’hommes armés, des tracteurs arrachent toute la production. Impossible de résister. Les pauvres hères demeurent « comme des oiseaux sauvages, sans savoir où se poser ».
La firme dominicaine annoncée, le Grupo M, jouit d’une fâcheuse réputation. On la connaît pour ses actes brutaux et arbitraires à l’encontre des ouvriers, son non respect du droit syndical en République dominicaine, dont elle est le plus grand employeur (12 000 travailleurs) dans ses usines de sous-traitance. Sans doute mal informée, la Corporation financière internationale de la Banque mondiale finance par un prêt de 20 millions de dollars l’installation de Grupo M à Ouanaminthe. Plus au fait des réalités sans doute, c’est en catimini que le président Jean-Bertrand Aristide vient poser la première pierre, en compagnie du chef d’Etat dominicain Hippólito Mejía, le 8 avril 2003. Les Haïtiens n’apprendront cette nouvelle, par la presse dominicaine, que le lendemain.
« On ne savait rien des zones franches. Ici, il n’y a pas de travail. On a essayé. » Ouvertes en août, les deux unités de production et leur millier de travailleurs fabriquent les fameux Levi’s 505 et 555 (usine Codevi) ainsi que des T-shirt (usine MD) exportés via la République dominicaine.
Conditions de travail abrutissantes, rythme effréné, salaires indigents... Dès le 13 octobre 2003, un début de résistance se manifeste avec la création du Syndicat des ouvriers de la Codevi à Ouanaminthe (Sokowa en créole), affilié à l’Intersyndicale 1er mai-Batay Ouvriyé (Bataille ouvrière). Trente-quatre travailleurs syndiqués sont brutalement licenciés le 2 mars 2004. Le pays traverse alors un vide de pouvoir créé par le départ du gouvernement Aristide. Cantonnés à Ouanaminthe, des miliciens de la soi-disant « armée rebelle » du Nord interviennent pour mater les protestations.
Après d’âpres négociations menées en présence de la Banque mondiale, d’une commission tripartite du nouveau gouvernement haïtien et de la multinationale Levi-Strauss, la direction accepte de réintégrer tous les ouvriers (13 avril), mais, précise Mme Yannick Etienne, de Batay Ouvriyé, « oublie qu’il y avait aussi un accord pour que le syndicat puisse négocier un nouveau contrat collectif ».
Il n’eût pas été inutile. Cinq jours de travail, du lundi au vendredi - plus le samedi, obligatoire et non payé (tout comme les heures supplémentaires). « Vous ne pouvez même pas poser une question. Si vous osez le faire, ils prennent votre nom pour vous licencier. » On convoque régulièrement les récalcitrants dans la « chambre ». « Ils mettent la climatisation à fond de manière à vous placer dans une situation très inconfortable. Vous êtes enfermé pendant des heures, gardé par des personnes armées. » Obligées de se soumettre, tous les deux mois, à une mystérieuse injection, les femmes se plaignent de « règles noires, très longues, irrégulières » et signalent des cas d’avortements suspects.
Arrêt de travail de 30 minutes, le 7 juin... Le jour suivant, une quarantaine de militaires dominicains lourdement armés (en territoire haïtien !) répriment les travailleurs à coups de crosses. Au lendemain d’une nouvelle grève de 24 heures, le patronat ferme l’usine - lock-out illégal - et, 48 heures plus tard, en la réouvrant, révoque 370 ouvriers.
Depuis, la charge de travail a encore augmenté. Chaque travailleur devait auparavant produire 1 000 pièces par jour. On lui en demande maintenant 1 300 pour un salaire de 1 300 gourdes par semaine (35 euros). « Personne ne peut atteindre cet objectif et on ne touche que 432 gourdes (12 euros !) si l’on n’y parvient pas ! »
Alors que des militaires du pays voisin, à présent en civil, font régner l’ ordre sur les installations, M. Fernando Capellán, directeur dominicain de Grupo M, a menacé de transférer ses activités. « La fermeture des usines, nous n’y croyons pas, réagit Mme Yannick Etienne de Batay Ouvriyé , mais la menace est un signe bien clair que la guerre est déclarée. » En Haïti même, en 1995 notamment, Batay Ouvriyé a livré une dure bataille aux sous-traitants de Disney et à l’Association des industriels d’Haïti (ADIH). Or, très curieusement, bien que de nationalité dominicaine, M. Capellán est membre de l’ADHI. M.« Je crois que les patronats dominicain et haïtien veulent éliminer notre jeune syndicat pour créer une situation de non-droit permettant une exploitation maximum. »
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