Devant la masse des gens qui faisaient la fête devant le Palais présidentiel à 17 heures le 16 août, le Président vénézuélien Hugo Chavez Frias a fait la déclaration qu’attendaient ses partisans. En parlant à la troisième personne, il a affirmé : « Le référendum concernant la révocation n’était pas simplement un référendum sur Hugo Chavez. C’était un référendum sur le processus révolutionnaire ».
Ainsi, l’expérience vénézuélienne en matière de révolution est entrée dans une nouvelle phase. La ratification (c’est ainsi que les chavistes commencent à appeler le référendum sur la révocation) à la fois de Chavez et de la Révolution bolivarienne, par 60% de la population, marque un moment historique dans l’évolution des politiques radicales au Venezuela. Jamais auparavant Chavez ou le « processus » n’avaient été soutenus aussi largement au Venezuela, ni aussi largement acceptés -même si c’est à contrecoeur- par la communauté internationale.
Beaucoup de gens estiment que les prochaines élections régionales, provisoirement fixées à la fin octobre, offrent la première occasion d’approfondir la révolution. Avec l’élan du référendum et le désarroi de l’opposition, les candidats chavistes ont la possibilité de gagner un espace politique important.
Parmi les membres actuels de l’opposition qui occupent des positions clés, beaucoup avaient été élus en tant que candidats chavistes lors des élections régionales de 2000. Ils avaient ensuite changé de camp en 2002-2003, lorsqu’ils ont senti les vents politiques tourner contre Chavez. Ils se sont trompés. Il est donc possible qu’ils perdent leurs postes à cause de leur vil opportunisme.
Cependant, les chavistes devraient faire davantage que simplement regagner les positions qui « auraient dû » être les leurs durant ces quatre années passées. Le NON lors du référendum - un vote contre la révocation de Chavez - a gagné dans 23 sur les 24 Etats (du Venezuela fédéral), y compris les 8 Etats actuellement gouvernés par l’opposition, même si, dans certains cas, le vote était serré.
Si ceux qui ont voté « non » en août 2004, votent pour le candidat chaviste en octobre de cette année, l’opposition verra sa position plus menacée dans ces Etats. Cependant, il semble de plus en plus que cela ne se produira pas nécessairement. Malgré le fait que l’opposition, en tant que conglomérat national d’anti-chavistes, a été nettement battue lors du référendum, des candidats individuels aux postes de gouverneur ou de maire pourraient conserver un soutien au niveau local. En outre, alors qu’un important pourcentage de chavistes vont probablement voter pour le candidat officiel lors des élections régionales, il existe également un nombre inconnu de partisans de Chavez, variable selon les localités, qui ne le feront peut-être pas.
Il s’agit là d’un problème qui a des racines profondes dans les pratiques politiques défensives qui ont nécessairement dominé au Venezuela depuis la tentative de coup d’état contre Chavez en avril 2002, voire depuis bien avant. Pendant le coup d’Etat -lorsque le peuple Vénézuelien a envahi les rues dans tout le pays et que des centaines de milliers de personnes ont entouré le palais gouvernemental pour exiger le retour de Chavez- une mentalité de siège s’est installée. Cet état d’esprit s’est encore été renforcé lorsque l’économie du Venezuela a été de fait (même si seulement temporairement) détruite lors du blocage de l’industrie pétrolière.
La menace contre la Révolution bolivarienne était particulièrement grave, puisque cette « grève générale » était menée par de concert par le syndicat pro-patronal du Venezuela, la CTV, et la plus importante organisation patronale. Ensemble, ils ont pratiquement réussi à arrêter la production de pétrole durant plusieurs mois en 2002 et 2003. Personne, et en particulier le peuple vénézuélien qui tire des bénéfices de cette révolution, n’a aucun doute concernant le place centrale des ressources pétrolières dans le fait de rendre possible le « processus ».
Que ses adversaires aient identifié Chavez comme la personnification de tout le mal qu’ils associaient à cette révolution a eu l’effet de confirmer son statut particulier et messianique auprès de ses partisans. C’est l’incroyable mobilisation des « chavistes » qui a détourné ou renversé les attaques incessantes contre Chavez qui ont débuté avec le coup de 2002. L’effet en a été la mobilisation d’un peuple toujours plus radicalisé, mais qui est néanmoins d’abord chaviste avant d’être révolutionnaire.
Chavez a bien compris le danger que posait à la révolution cette focalisation exagérée sur son propre rôle. Depuis qu’il est arrivé au pouvoir, sa gestion du projet bolivarien a visé à fournir au peuple des outils pour se tailler un chemin autonome, de bas en haut, vers la révolution. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’importance qu’il accorde à la mise en place d’un système d’éducation permettant à tous les Vénézuéliens d’avoir accès à tous les degrés d’éducation, depuis l’éducation primaire jusqu’à l’université ; ou à des structures de pouvoir basées dans les collectivités locales.
Cependant, durant ces cinq dernières années, dans le feu de l’action, une partie de la priorité accordée à de telles structures a été mise entre parenthèses, ce qui est compréhensible étant donné les risques sérieux qui menaçaient la révolution elle-même. En outre, pour affronter ces menaces, dans l’immédiat, il fallait -parfois- une direction « non diluée » de la part de Chavez. Enfin, il y a bien sûr, le fait que cette révolution est encore basée sur un Etat capitaliste qui ressemble encore beaucoup à la bureaucratie corrompue et paralysée qui a dirigé le pays durant les années précédant 1998 (soit la IVe République).
La conjoncture actuelle
- Comment dépasser des barrières qui ont limité le projet bolivarien jusqu’à maintenant ? Comment approfondir la révolution même dans un contexte où son existence continue à être menacée ? Comment transcender le fait d’aller d’un test électoral au suivant pour s’acheminer vers une créativité révolutionnaire permanente ?
- Le 20 août 2004, William Izarra -le dirigeant de l’aile idéologique du Comando Maisanta, l’équipe de coordination de la campagne du référendum- a donné une conférence intitulée « Approfondir la Révolution bolivarienne ». Lorsqu’on lui a posé la question de savoir quel serait le rôle des Unités de Bataille électorale (UBE) et des Patrouilles électorales (groupes d’activistes qui faisaient campagne pour le « Non » lors du référendum) maintenant que le référendum était derrière eux, Izarra a répondu : « Nous n’avons pas de conceptions détaillées maintenant, mais les patrouilles et les UBE vont continuer à exister en tant que troupes électorales. Mais au-delà, ce n’est pas encore clair, nous n’avons pas d’autres vues précises. »
Pourtant, les membres des UBE et des patrouilles n’attendent pas que le Commando national Maisanta leur donne des directives - les réponses aux questions évoquées ci-dessus sont débattues actuellement, dans des collectivités un peu partout dans le pays. Et jusqu’à maintenant il semble qu’un accord se construise sur au moins une question à savoir que tout approfondissement de la démocratie doit commencer maintenant, et que cela ne peut pas attendre jusqu’au lendemain des élections régionales.
C’est ainsi que toute une série de projets sont en train d’émerger sur le thème de savoir comment créer les structures favorisant la participation et la coordination qui pourront servir de base à la construction de cette nouvelle étape de la révolution. Ce débat est devenu particulièrement urgent à cause des conflits qui ont surgi autour des candidatures pour les élections régionales et notamment les désaccords sur le choix des candidats municipaux. L’expérience des élections régionales de l’année 2000 a montré clairement à beaucoup de gens la nécessité d’élaborer d’autres modalités afin de sélectionner des candidats. Cependant, en avril dernier, lorsque la date de l’élection a été rendue publique (même si cette date a depuis été modifiée à deux reprises), les candidats ont été sélectionnés non pas au cours d’élections primaires mais par le Comando Ayacucho - le prédécesseur désastreux du Comando Maisanta.
La nécessité d’organiser des élections primaires a été mise en évidence parce que le Comando semblait donner la préférence à des candidats qui répondaient à sa définition très rigide du chavisme plutôt qu’à des candidats ayant réellement des racines dans les collectivités en question. Suite à cela, beaucoup de candidats chavistes ont décidé de se présenter dans tous les cas -avec une plateforme chaviste- mais contre les candidats chavistes officiels. Or, pour que les chavistes puissent pleinement profiter des élections régionales l’unité joue un rôle clé. Pour éviter la division des votes, il faut élaborer un autre mécanisme pour sélectionner des candidats. Malheureusement, au lieu de tenir compte de la réticence de la base et de leurs candidats à renoncer à leurs ambitions électorales simplement parce que le Comando Ayacucho le leur en a donné l’ordre, il semble que Chavez soit en train de répéter la même erreur.
Dans son intervention hebdomadaire « Alo Presidente » du dimanche de la première semaine de septembre, Chavez a déclaré « Nous avons déjà annoncé quels étaient les candidats, et ce sont eux les candidats. Ceux qui ne veulent pas l’unité n’ont qu’à rejoindre les escualidos. »[autrement dit les maigrichons, terme désignant les Blancs qui dirigent l’opposition]
Pendant ce temps, plusieurs initiatives locales commencent à être développées pour résoudre ce problème. En voici deux exemples qui illustrent deux approches différentes :
Des élections primaires
Dans une municipalité à l’intérieur du pays, plusieurs candidats chavistes à la mairie ont décidé de collaborer pour consulter la collectivité. Ils ont mis sur pied ensemble une commission regroupant des membres sur lesquels ils se sont mis d’accord. La tâche de cette commission est d’organiser un processus de consultation en trois étapes : d’abord, ils convoqueront une assemblée populaire dans laquelle chaque candidat présentera au public sa plate-forme programmatique. Ensuite, ils organiseront un scrutin qui, vu le temps disponible, serait limité aux secteurs ayant montré les niveaux les plus élevés de soutien à Chavez lors du référendum. Enfin, ils convoqueront encore une assemblée populaire durant laquelle les partisans de chaque candidat feront chacun une brève présentation pour donner à la commission une idée de la base de soutien de chaque candidat. Et c’est seulement après ce processus de consultation que la commission évaluera les résultats de chaque étape du processus et se prononcera sur un candidat unique, et les membres restants seront incorporés dans la campagne du candidat ayant emporté les suffrages, pour favoriser l’unité.
Participation populaire
Le deuxième exemple vient d’un quartier pauvre de Caracas, bastion chaviste. Ici les habitants ont décidé de soutenir le candidat chaviste officiel, mais en posant des conditions. Ils ont élaboré un projet de « Premier Forum Municipal de Participation Populaire : Construction d’un Pouvoir Populaire ».
Il s’agit d’une rencontre de trois jours au cours de laquelle les membres de la collectivité vont participer à une série d’ateliers et de conférences qui doivent déboucher sur un manifeste indiquant quelles avancées spécifiques de pouvoir populaire sont considérées comme les plus urgentes. Le candidat officiel chaviste devra signer ce manifeste pour que sa candidature soit soutenue par la collectivité.
Diminuer l’écart
Cependant, les récentes déclarations de Chavez semblent être en contradiction avec ces vibrants exemples de politique de consultation participative. Et le surgissement d’autres expériences du même genre visant à institutionnaliser la participation populaire pour la sélection des candidats indique qu’il existe une déconnexion dangereuse entre Chavez et ses partisans. Cette déconnexion n’est pas entièrement nouvelle ; elle a existé sous une forme ou une autre depuis que Chavez est arrivé la première fois au pouvoir. Néanmoins, le débat sur les élections régionales pourrait être la première fois que cet écart s’exprime à haute voix et avec force.
Si l’objectif est d’approfondir la politique de participation qui constitue la base rhétorique de la Révolution bolivarienne -et, de fait, de traduire ce discours dans la réalité- il n’y a d’autre choix que de soutenir le droit de chaque collectivité à choisir son propre candidat (tout comme c’est leur droit de voter pour ou contre ce candidat).
Jusqu’à l’annonce publique de son programme dimanche dernier, Chavez était plus conscient que quiconque de l’abîme qui le séparait de son peuple. L’idée même d’une révolution démocratique signifie, au moins au départ, que tout ce qui est acquis avec une victoire électorale est la direction de l’Etat. Mais cela ne suggère pas encore -et on ne peut le présumer- un changement fondamental de l’Etat lui-même. Le fait de transformer l’Etat est peut-être le but le plus stratégique que la révolution peut espérer atteindre. Et ce but restera hors de portée jusqu’à ce que le peuple vénézuélien se mobilise pour obtenir pleinement l’institutionnalisation de leur droit à participer à la politique, à tous les niveaux, du gouvernement et au-delà. Cela signifie que jusqu’à ce qu’ils aient intégré leur droit à participer à la politique, non seulement au niveau de leur collectivité, de l’Etat ou de la nation ; mais aussi au niveau régional (continent) et même international.
Chaque avancée de la démocratie participative depuis l’élection de Chavez -et ces avancées ont souvent été réalisées sous son influence directe- était conçue pour réduire cet écart. Les « missions » (structures mises en place en dehors de l’appareil d’état traditionnel) en matière d’éducation, de santé et d’emploi représentent toutes une forme de « parallélisme » conçu pour contourner les structures étatiques actuelles. En effet, celles-ci sont intrinsèquement incapables d’agir comme des vecteurs pour une transformation révolutionnaire.
Pour que ce schéma puisse se poursuivre, le débat sur les candidatures exige une articulation publique et une réponse officielle. Les prochaines élections régionales, qui constituent l’arène dans laquelle va probablement se jouer ce débat, vont -ironiquement- représenter le test le plus déterminant pour la Révolution bolivarienne, depuis le coup d’Etat d’avril 2002. Non pas pour l’ensemble de la société vénézuélienne, mais comme point de mire des débats à l’intérieur du chavisme. L’enjeu, c’est la capacité de la Révolution bolivarienne à transcender la défense de Chavez pour aller vers la révolution elle-même, de faire une transition d’une étape de la révolution à une autre ; de passer du chavisme à la révolution.
Traduction : Revue A l’Encontre.
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