Contrairement à ce qu’on lit beaucoup, je ne crois pas que l’Amérique latine connaisse un raz-de-marée à gauche. Notre région est plus divisée que jamais entre des acteurs dont les affinités idéologiques pouvaient laisser penser qu’on verrait se former de véritables axes d’intégration, voire de résistance à Washington. Or, au contraire, la communauté andine et le Mercosur sont plus affaiblis que jamais.
Le Venezuela s’est mis en retrait de la communauté andine, reprochant au Pérou, à la Colombie et à l’Équateur leurs accords de libre échange avec les États-Unis. Le Mercosur voit l’Argentine, le Brésil et l’Uruguay s’affronter autour de l’installation de deux usines de cellulose sur les rives du Rio Uruguay. L’Uruguay et le Paraguay revendiquent leur volonté de signer des accords unilatéraux en dehors de l’organisation. Le Brésil est remonté contre la Bolivie (pays associé au Mercosur) depuis la nationalisation du gaz bolivien. La réunion de Vienne entre l’Union européenne et l’Amérique latine a une fois de plus montré les divisions de ces pays. Il faut constater qu’il n’y a pas d’identité « sud-américaine ».
La vague de gauche semble aujourd’hui en bien mauvaise posture. Comment comparer le gouvernement modéré d’un Chili moderne et ouvert au commerce avec le populisme logorrhéique du Venezuela ? La gauche chilienne est social-démocrate, la gauche brésilienne est associée aux parti de droite et du centre. Aujourd’hui, l’ « Axe bolivarien », ne concerne que Caracas et La Paz. Le président vénézuélien ayant usé de son influence sur Evo Morales pour favoriser une nationalisation des hydrocarbures qui lui attire les foudres du Brésil et de l’Argentine. M. Chavez s’est aussi mis à dos Buenos Aires en apportant son soutien à la construction d’un utopique gazoduc entre la Bolivie et l’Uruguay, prévu pour passer par le Paraguay et le Brésil tout en contournant soigneusement l’Argentine. Dans le même temps, les accords bilatéraux de libre-échange entre les États-Unis et les pays d’Amérique du Sud, dont l’Uruguay, se multiplient.
La diplomatie de Washington n’a eu qu’à piocher dans ce que nos gouvernements lui ont servi sur un plateau, avec leurs agissements immatures. Quiconque s’est imaginé le sous-continent rassemblé autour d’une pensée de gauche a aujourd’hui tout le loisir de mesurer son erreur. Reste que le populisme vénézuélien, dopé aux pétrodollars, est devenu un facteur de très grande instabilité.

Source
Le Monde (France)

« Immature Amérique latine », par Julio Maria Sanguinetti, Le Monde, 20 juin 2006.