Malgré tous ses efforts, l’administration Bush n’est pas parvenue à mobiliser l’OTAN pour occuper l’Irak. La classe dirigeante européenne, y compris ses leaders les plus atlantistes, refuse de s’engager dans une aventure coloniale et joue la montre en espérant une prochaine alternance politique à la Maison-Blanche. Cependant les États-Unis ne renoncent pas pour autant à piloter à distance l’Union européenne comme le montre la nomination de José Maria Barroso à la présidence de la Commission de Bruxelles. La France, quant à elle, se plaît à voir derrière elle le groupe des attentistes grossir celui des opposants à la politique de Bush.
Washington et Paris jouent au chat et à la souris. Les États-Unis souhaitent alléger leur présence militaire en Irak pour pouvoir s’engager dans de nouvelles opérations extérieures. En outre, à titre personnel, le président George W. Bush entend démontrer à ses électeurs qu’il exerce un véritable leadership sur ses alliés, qu’il dispose de leur soutien en Irak, et qu’il peut mobiliser leurs troupes à volonté. De son côté, la France s’installe dans le rôle du rebelle, qui dit tout haut ce que les autres alliés pensent tout bas et bloque toute décision. À défaut d’avoir pu empêcher l’agression contre l’Irak, elle entend coaliser derrière elle tous ceux qui ont juré de ne jamais mettre un doigt dans cet engrenage.
Tentant de jouer sur les deux tableaux, le Royame-Uni ne sait plus très bien s’il est un trait d’union entre les deux pôles de l’Alliance atlantique, comme l’affirme Tony Blair, ou s’il est assis entre deux chaises, comme le lui reproche son propre parti.
Les divers protagonistes, ceux du Royaume-Uni inclus, hésitent d’autant plus à se positionner du côté de Washington ou de celui de Paris qu’ils envisagent un possible changement de locataire à la Maison-Blanche. Il est donc urgent de gagner du temps.
Persistance du désaccord irakien
De ce point de vue, le flottement perceptible à la réunion annuelle du Groupe de Bilderberg, qui s’est tenue du 3 au 6 juin 2004 à Stresa (Italie), illustre l’attentisme général. Ce club privé, animé en sous-main depuis sa création par l’OTAN pour piloter l’intégration européenne, rassemble la crème des affidés européens de Washington. Bien que ses délibérations soient confidentielles, les éléments qui ont fuité laissent à penser que les participants, loin de partager le même enthousiasme pour la « libération » de l’Irak, ont plutôt évoqué toutes sortes de difficultés dans leurs pays respectifs pour excuser leur peu d’empressement.
Simultanément se déroulaient en France les cérémonies du 60e anniversaire des débarquements alliés. Chaque chef d’État et de gouvernement invité y tint un discours destiné à son opinion publique intérieure en prenant parfois quelques libertés avec l’Histoire. Le président Bush célébra le leadership des États-Unis dans le combat pour la liberté. Il attribua aux 300 000 GI’s morts pendant le conflit la victoire contre le Reich, oubliant les 7 millions de morts de l’Armée rouge et les 10 millions de morts civils soviétiques. Tony Blair assura que le Royaume-Uni était entré en guerre pour mettre fin à l’extermination des juifs, alors que la « solution finale » ne fut décidée qu’en 1942. Etc. Plus sérieusement, Jacques Chirac et Gerhard Schröder profitèrent de l’occasion pour sceller la réconciliation franco-allemande post-Deuxième Guerre mondiale, comme leurs prédécesseurs, François Mitterrand et Helmut Kohl, le firent en 1984 à propos de la Première Guerre mondiale. Par leur présence, les divers chefs d’États ont pris acte de ce que l’Allemagne avait largement purgé sa peine, retrouvé son unité, et pouvait jouer à nouveau un rôle plein et entier au sein de la communauté internationale (il reste néanmoins la question des bases militaires US sur son sol et celle du paiement des indemnités aux derniers survivants de la solution finale).
Le 8 juin, le Conseil de sécurité parvenait à un accord sur la résolution 1546. Comme nous l’avons expliqué dans ces colonnes, le Conseil a refusé d’approuver la composition du gouvernement Allaoui et s’est contenté d’approuver sa formation [1]. En d’autres termes, il l’a reconnu comme une autorité de fait et a refusé de cautionner sa légitimité. Il s’agissait d’un nouvel échec majeur pour les États-Unis -comparable au refus du Conseil d’approuver l’invasion de l’Irak-, d’autant plus cinglant que l’ambassadeur US à l’ONU, John Negroponte [2], venait d’être nommé nouveau « vice-roi » d’Irak. Négligeant la réalité, George W. Bush paradait devant les caméras de télévision de son pays, soulignant que le projet de résolution états-uno-britannique avait été adopté à l’unanimité, oubliant de dire que pour le faire voter il avait dû accepter de le vider de tout contenu.
Entrant immédiatement en conclave à Sea Island, les huit grandes puissances ne purent que se répéter ce qu’elles venaient de se dire à l’ONU. Imperturbables, les États-Unis poussèrent des pions à long terme. Ils firent notamment avancer leur absurde définition de la dissuasion et leur Initiative de sécurité contre la prolifération (PSI) [3]. Selon la doctrine Wolfowitz, la dissuasion ne signifie plus que l’on cherche à dissuader ses adversaires potentiel de faire la guerre, mais qu’on cherche à les dissuader de devenir des compétiteurs, c’est-à-dire à s’armer. Il s’ensuit que les « grands », qui sont sages, doivent empêcher les « petits », qui ne le sont pas, de s’armer car ils feraient un mauvais usage de leur puissance. C’est ce que l’on appelle le Partenariat global.
Le 23 juin, Tony Blair fut contraint par son propre cabinet d’accepter la création d’une Commission réunissant plusieurs de ses ministres, le chef d’état-major et le chairman du Comité joint du renseignement, pour suivre les relations états-uno-britanniques [4]. Le Premier ministre ne pourra donc plus gérer seul ce dossier.
Le 25 juin, Ayad Allaoui, Premier ministre du gouvernement désigné par l’occupant, adressa une lettre à l’OTAN pour la supplier de venir en aide à son pays. C’est-à-dire de relayer la Coalition pour l’occuper.
La révolte des alliés trouve rapidement ses limites
En se rendant au sommet de l’OTAN à Istanbul, le président Bush et son équipe firent halte en Irlande pour un sommet États-Unis-Union européenne. Notons en passant qu’avant de quitter la Maison-Blanche, il accorda un entretien de onze minutes à la correspondante de la télévision nationale irlandaise, Carol Coleman. Comme à l’accoutumée, les questions furent soumises par écrit trois jours à l’avance au service de communication présidentielle. Mais lorsque George W. Bush commença à justifier l’invasion de l’Irak par la menace d’armes de destruction massive, la journaliste le rappela à l’ordre, ce qu’aucun de ses confrères états-uniens n’avait jamais fait. L’entretien tourna court, l’accréditation de Carol Coleman lui fut immédiatement retirée, la Maison-Blanche téléphona au gouvernement irlandais pour se plaindre de ce manque de respect, et l’interview prévue avec Madame Bush fut annulée.
Arrivés en Irlande, George W. Bush et son équipe rencontrèrent quatorze patrons de multinationales, réunis au sein du Dialogue d’affaire transatlantique (TABD), prêts à aider les services états-uniens dans la lutte contre le terrorisme pourvu qu’on facilite le business entre l’Union européenne et le Zone de libre-échange nord-américaine. Le Premier ministre irlandais, Bertie Ahern, accueillit la rencontre au château de Dromoland en sa qualité de président tournant du Conseil européen. La discussion continua entre responsables politiques et membres de la Commission. Les États-Uniens acceptèrent de laisser les Européens poursuivre leur projet Galileo à la condition que l’Union s’engage dans le Partenariat global. De l’Irak, on ne parla guère, sinon pour inviter l’OTAN à répondre à l’appel du gouvernement Allaoui. George W. Bush n’était pas là pour ça. Il souhaitait seulement donner ses instructions à l’Union qu’il considère, de manière un peu simpliste, comme une construction états-unienne. Cependant le point de presse commun qu’il tint avec le président tournant du Conseil européen sembla lui donner raison. Sans soulever la moindre objection, George W. Bush déclara : « Comme la Turquie se rapproche des normes de l’adhésion à l’Union, l’Union européenne DOIT commencer les négociations en vue de la pleine adhésion de la république de Turquie ». Puis, Bernie Ahern annonça qu’il proposerait son homologue portugais, José Manuel Barrosa, au poste de président de la Commission de Bruxelles. Peu importe que M. Barroso, qui avait hébergé le sommet des Açores avant l’invasion de l’Irak, soit désavoué dans son pays comme M. Aznar l’est en Espagne.
Le président Bush s’envola immédiatement pour Istanbul où six leaders religieux turcs l’attendaient à l’hôtel Hilton. Le bref entretien porta évidemment sur la possibilité d’élargir l’espace religieux dans un État, de son point de vue malheureusement laïque.
Vint le sommet de l’Alliance atlantique. Outre les États membres de l’OTAN élargie, les partenaires de l’ex-URSS étaient présents, ainsi que les États du dialogue méditerranéen. La seule nouveauté du sommet aura été de lancer l’Initiative de coopération d’Istanbul, c’est-à-dire d’élargir l’actuel dialogue méditerranéen aux pays du Golfe. La panne sur l’Irak devint patente.
Pour modifier la donne, la Coalition annonça en cours de sommet avoir transféré la souveraineté irakienne au gouvernement Allaoui.
Le service de communication mit en scène la circulation d’une note manuscrite de Condoleezza Rice au président Bush et en aparté entre celui-ci et son ami Blair. Cette excellente saynète ravit les télévisions états-uniennes et exaspéra un peu plus les alliés. À Bagdad, l’ambassadeur L. Paul Bremer III n’avait pas encore fait ses valises que déjà la moitié de l’ancien gouvernement transitoire, dont la sécurité n’était plus assurée, s’enfuyait du pays pour échapper à la fureur de la Résistance.
Jacques Chirac, pour le plus grand bonheur de ses partenaires européens qui n’osaient élever le ton, s’opposa fermement à ce que l’Alliance en tant que telle réponde au gouvernement Allaoui. À la suite d’une courtoise discussion, on se rabattit sur une de ces décisions dont les diplomates français ont le secret. L’OTAN participera à la formation des forces de sécurité irakiennes et invite ses membres à y participer à titre individuel. Ce qui signifie que l’Alliance devient une organisation à la carte et que (hormis l’assistance logistique actuelle au contingent polonais) son drapeau reste au placard.
« La France [quant à elle] ne formera ni gendarmes, ni policiers, ni militaires sur le territoire de l’Irak » répéta le président Chirac, mettant les point sur les i. « Je n’ai jamais entendu parler du transfert, du caractère défensif en un caractère offensif ou je ne sais quoi de l’OTAN » poursuivit-il avec ironie. Par ailleurs, désolé de ne pas avoir eu l’occasion de répondre aux propos du président Bush en Irlande à propos de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, Jacques Chirac profita de sa conférence de presse pour le remettre à sa place : « Si le président Bush a véritablement dit cela, tel que je l’ai lu, eh bien, non seulement il est allé trop loin, mais il est allé sur un terrain qui n’était pas le sien. Et il n’avait pas vocation à donner une indication ou une voie quelconque à l’Union européenne dans ce domaine. Un peu comme si j’expliquais aux États-Unis la façon dont ils doivent gérer leurs relations avec le Mexique ».
Sur ce, toute révolte ayant ses limites, les chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne partirent aussi vite à Bruxelles pour boire la coupe jusque à la lie et avaliser la nomination de José Manuel Barroso à la présidence de la Commission.
[1] « Irak : le Conseil de sécurité unanime pour gagner du temps », Voltaire du 9 juin 2004.
[2] « John Negroponte bientôt à Bagdad » par Arthur Lepic, Voltaire, 20 avril 2004.
[3] « Le gendarme du monde veut contrôler les océans », Voltaire, 4 décembre 2003.
[4] « Unique cabinet committee will monitor Anglo-American relations » par Marie Woolf, The Independent, 24 juin 2004.
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