Nous terminons la publication intégrale du discours prononcé par Albert Gore à l’université de Georgetown, le 24 juin 2004. L’ancien vice-président des États-Unis s’y indigne des instructions de la Maison-Blanche ayant légalisé la torture. Il dénonce les abus de pouvoir sans précédent, même sous Nixon. Surtout il s’interroge sur la culture du secret qui empêche le fonctionnement des contre-pouvoirs et plonge le pays dans l’ignorance. Enfin, il demande une enquête parlementaire. Une investigation au cours de laquelle le président Bush devrait témoigner sous serment et à l’issue de laquelle, il pourrait être sanctionné.
La première partie de ce discours a été publiée dans notre édition précédente.
Nous nous retrouvons dans une situation sans précédent, dans laquelle nous connaissons chaque jour un conflit de haute intensité entre les illusions idéologiques sur lesquelles cette administration a fondé sa politique et la réalité du monde dans lequel le peuple des États-Unis vit.
Quand vous examinez le fond du problème de la politique de Bush en Irak, c’est en fait assez simple : il a adopté un point de vue idéologiquement orienté sur l’Irak, qui ne correspondait dramatiquement pas à la réalité. Tout ce qui a mal tourné est, d’une façon ou d’une autre, le résultat d’un spectaculaire et violent conflit entre le paquet d’idées fausses qu’il a naïvement absorbé et la trop douloureuse réalité que nos troupes, nos contractants civils et diplomates, et nos contribuables ont affronté. Bien sûr, il y a eu plusieurs autres collisions entre l’idéologie du président Bush et la réalité des États-Unis. Pour prendre l’exemple le plus frappant, la transformation d’un excédent budgétaire de 5 milliards de dollars en un déficit de 4 milliards est, dans un autre registre, une erreur d’estimation aussi spectaculaire que la guerre en Irak.
« Ils ont fait la sourde oreille à toutes leurs leçons sur le fait que les démocraties n’envahissent pas les autres nations »
Mais il n’y a pas eu de plus bizarre ou troublante manifestation de la façon dont la politique du président a fait déraper l’Amérique que les deux profonds chocs à la conscience que notre nation a connu le mois dernier. Premièrement arrivèrent les images extrêmement perturbantes montrant des formes étranges d’abus physiques et sexuels - et même de torture et d’assassinat - par certains de nos soldats sur ceux qu’ils avaient capturés comme prisonniers en Irak. Ensuite, le deuxième choc vint la semaine dernière, sous la forme d’une note étrange et ambiguë qui, en fait, cherchait à justifier la torture et, d’une façon ou d’une autre, à fournir une justification légale pour des activités bizarres et sadiques menées au nom du peuple états-unien, lesquelles ne sont, pour toute personne raisonnable, rien d’autre que des crimes de guerre. En réalisant leur analyse, les juristes de l’administration ont conclu que le président, dès lors qu’il agit en tant que commandant en chef, est au-dessus et à l’abri de l’état de droit. Au moins, nous n’avons pas besoin de deviner ce que nos fondateurs auraient eu à dire à propos de cette théorie bizarre et non-américaine.
En milieu de semaine, l’indignation causée par la révélation de cette analyse juridique a forcé l’administration à déclarer qu’elle jetait cette note et qu’elle était « non pertinente et surfaite ». Mais personne dans l’administration n’a dit que le raisonnement était erroné. En fait, un porte-parole du département de la Justice dit même qu’il assume cette définition torturée de la torture. De plus, l’importante analyse concernant les pouvoirs du commandant en chef n’a pas été désavouée. Et le point de vue de la note, selon lequel il incombe au commandant en chef de donner l’ordre pour toute technique nécessaire afin de soutirer des informations, a certainement contribué à créer une atmosphère conduisant aux atrocités commises contre les Irakiens à Abou Ghraib. Nous savons également que le président Bush a récompensé l’auteur principal de cette monstruosité légale en lui offrant un siège à la Cour d’appel des États-Unis. Le président Bush, pendant ce temps, continue d’attribuer la responsabilité des horribles conséquences de ses décisions politiques moralement obtuses aux jeunes soldats, caporaux et sergents qui sont peut-être coupables individuellement pour leurs actions, mais qui n’étaient certainement pas responsables de la politique qui a instauré le goulag Bush et a conduit à la catastrophe stratégique des États-Unis en Irak.
J’appelle l’administration à rendre publique tous ses documents relatifs aux interrogatoires, y compris ceux utilisés par l’armée en Irak et en Afghanistan, ceux utilisés par la CIA dans ses centres de détention à l’extérieur des États-Unis, de même que les analyses liées à l’utilisation de tels documents.
L’objectif de l’administration Bush d’établir une domination états-unienne sur tout adversaire potentiel a conduit à l’arrogante et tragique erreur de la guerre d’Irak, une aventure douloureuse marquée par une succession de désastres dus à une succession d’hypothèses erronées. Mais les personnes qui en ont payé le prix sont les soldats états-uniens piégés là-bas et les Irakiens emprisonnés. L’obsession de la domination des États-Unis dans le monde est à mettre exactement en parallèle, dans les aspirations de cette administration, avec l’idée de rendre le rôle du président totalement prépondérant dans le système constitutionnel.
Nos fondateurs avaient compris, peut-être mieux que Lord Acton, le sens profond de son aphorisme selon lequel si le pouvoir corrompt, alors le pouvoir absolu corrompt absolument. L’objectif de domination nécessite de s’interroger sur le pouvoir. Ironiquement, ils ont eux-mêmes fait la sourde oreille à toutes leurs leçons sur le fait que les démocraties n’envahissent pas les autres nations. La poursuite de la domination dans sa politique extérieure et stratégique a conduit l’administration Bush à ignorer les Nations unies, à porter gravement atteinte à nos plus importantes alliances dans le monde, à violer le droit international et à risquer de s’attirer la haine du reste du monde. L’exercice tentant du pouvoir unilatéral a conduit ce président à interpréter ses prérogatives vis-à-vis de la constitution d’une façon qui aurait été le pire cauchemar de nos fondateurs.
« À chaque fois qu’une occasion d’abus de pouvoir se présente, Ashcroft semble être celui qui la commande »
Et le genre de pouvoir unilatéral qu’il imagine n’est, dans tous les cas, qu’un miroir aux alouettes. De la même façon que son aventure en Mésopotamie a amené de tragiques conséquences pour nos soldats, pour le peuple irakien, pour nos alliances et toutes ces choses que nous estimons importantes ; de la même façon, sa nouvelle interprétation de la présidence qui affaiblit le Congrès, les tribunaux et la société civile n’est bonne ni pour la présidence, ni pour le reste de la nation.
Si le Congrès est réduit au rang de chambre d’enregistrement pour l’exécutif et que les jugements des tribunaux apparaissent comme des calculs politiques, alors le pays souffre. Ce genre d’activités anormales, non-démocratiques, auxquelles cette administration s’est adonnée pour élargir son pouvoir inclus la censure de rapports scientifiques, la manipulation de statistiques budgétaires, l’étouffement de la dissidence et l’ignorance du renseignement. Bien qu’il y ait déjà eu d’autres tentatives, par d’autres présidents, pour empiéter sur les prérogatives légitimes du Congrès et des tribunaux, nous n’avons encore jamais connu ce genre de déformation systématique de la vérité et d’institutionnalisation de la mauvaise foi comme composante du processus politique.
Il y a deux cent vingt ans, John Adams notait, en décrivant l’un des plus élémentaires principes fondateurs de l’Amérique, « L’exécutif ne devra jamais exercer les pouvoirs législatifs et judiciaires, ou l’un des deux... idéalement, il devrait être un gouvernement de lois et non d’hommes. »
La dernière fois que nous avons eu un président qui pensait être au-dessus des lois, ce fut lorsque Richard Nixon déclara à un journaliste : « Quand le président le fait, cela signifie que ce n’est pas illégal... Si le président, par exemple, approuve quelque chose, approuve une action pour une raison de sécurité nationale, ou, dans ce cas, à cause d’une menace de grande importance sur l’ordre et la paix intérieure, alors la décision du président dans cette circonstance est d’autoriser ceux qui mènent cette action à la mener sans violer la loi. »
Heureusement pour notre pays, Nixon fut obligé de démissionner de la présidence avant qu’il n’ait pu mettre en œuvre son étrange interprétation de la Constitution, mais pas avant que son mépris du Congrès et des tribunaux n’ait engendré une sérieuse crise constitutionnelle.
Les deux plus haut responsables du département de la Justice sous le président Nixon, Elliot Richardson et William Ruckelshaus, se révélèrent être des hommes de grande intégrité, et bien qu’il furent des républicains loyaux, ils furent plus loyaux encore envers la Constitution et démissionnèrent par principe plutôt que d’appliquer ce qu’ils considéraient comme des abus de pouvoir de la part de Nixon. Alors le Congrès, également sur une base bipartisane, résista vaillamment à l’abus de pouvoirs de Nixon et déclencha la procédure d’impeachment.
Sur bien des aspects, notre actuel président revendique, en réalité, beaucoup plus de prérogatives extra-constitutionnelles vis-à-vis du Congrès et des tribunaux que ne le fit Nixon. Par exemple, Nixon ne chercha pas à pouvoir emprisonner des citoyens États-uniens indéfiniment sans qu’il soient accusés d’un crime, sans pouvoir consulter d’avocat, ni contacter leurs familles. Et cette fois-ci, l’attorney general John Ashcroft n’est guère le genre d’individu à démissionner pour empêcher un abus de pouvoir. En fait, à chaque fois qu’une occasion d’abus de pouvoir se présente avec cette administration, Ashcroft semble être celui qui la commande. Et c’est Ashcroft qui sélectionna les juristes du département de la Justice responsables des embarrassants mémos justifiant et autorisant la torture.
Qui plus est, se démarquant du courageux 93ème Congrès qui sauva le pays des sinistres abus de Richard Nixon, l’actuel Congrès a virtuellement abdiqué de son rôle constitutionnel qui consiste à servir comme une branche égale et indépendante du gouvernement.
Au lieu de cela, ce Congrès à dominante républicaine se plait, pour l’essentiel, à prendre ses ordres auprès du président concernant ce qu’il faut voter ou ne pas voter. Les dirigeants républicains de la Chambre de représentants et du Sénat ont même commencé à empêcher les démocrates d’assister aux conference committee meetings [1], où les législations prennent leur forme finale, et au lieu de cela, ils laissent des membres de l’équipe présidentielle assister à ces réunions et rédiger des passages importants des lois à leur place. (En y réfléchissant bien, la détérioration et le manque d’indépendance dont fait preuve ce Congrès choqueraient nos fondateurs plus que tout autre chose car ils croyaient que le pouvoir du Congrès était le plus important garant contre l’exercice malsain d’un trop grand pouvoir par la branche exécutive.)
« Que cachent-ils, et pourquoi le cachent-ils ? »
Cette administration ne s’est pas contentée de réduire le Congrès à la servilité. Elle s’est aussi engagée dans une culture du secret sans précédent, refusant au peuple américain l’accès à des informations cruciales relatives à des actions pour lesquelles des membres du gouvernement devraient rendre des comptes, et déployant un effort systématique de manipulation et d’intimidation des médias afin qu’ils présentent une image plus favorable de l’administration au peuple états-unien.
Écoutez ce que U.S. News and World Report a dit à propos de cette culture du secret : « L’administration Bush a doucement mais efficacement enveloppé de secret de nombreuses actions cruciales du gouvernement fédéral - mettant ses propres activités à l’abri de toute investigation, et retirant du domaine public des informations importantes sur la santé, la sécurité et les questions environnementales. »
Ce ne sont que quelques exemples, et pour chacun d’eux, vous devez vous demander ce qu’ils cachent et pourquoi ils le cachent.
Plus de 6000 documents ont été retirés des sites web gouvernementaux par l’administration Bush. Pour ne citer qu’un exemple, un document sur le site du département de l’Environnement donnant aux citoyens des informations sur la manière d’identifier des risques chimiques. Certains ont pensé que la principale menace pour l’administration Bush est une menace par risque chimique si l’information restait disponible pour les citoyens états-uniens.
Pour éviter les plaintes de la part des gouverneurs de notre nation à propos des sommes qu’ils reçoivent dans le cadre des programmes fédéraux, l’administration Bush a simplement arrêté d’imprimer les rapports préliminaires des budgets d’États.
Pour embrouiller le net consensus de la communauté scientifique sur le réchauffement global, la Maison-Blanche a réclamé que des modifications majeures et des coupes soient faites dans un rapport du département à l’Environnement, de façon si flagrante que l’agence s’était déclarée trop embarrassée pour assumer le rapport.
Ils ont dissimulé le groupe de travail ultra-secret de Cheney sur l’énergie. Ils ont mené une bataille ouverte dans les tribunaux pendant plus de trois ans pour continuer à refuser au peuple états-unien le droit de savoir quels intérêts particuliers et lobbyistes ont conseillé le vice-président Cheney dans la conception de nouvelles lois.
Et lorsque les licenciements massifs sont devenus trop embarrassants, ils ont simplement cessé de publier le rapport habituel sur les licenciements que les économistes notamment recevaient depuis des décennies. Pour cette administration, la vérité fait mal quand elle est accessible au peuple états-unien. Ils éprouvent de la joie face à l’ignorance du peuple. Que cachent-ils, et pourquoi le cachent-ils ?
« Nous avons besoin d’une enquête sur les faits et sous serment »
Au finale, pour cette administration, tout est une question de pouvoir. Ce mensonge à propos du lien inventé entre Al Qaïda et l’Irak était et reste la clé pour justifier l’appropriation des pouvoirs constitutionnels par le président. Aussi longtemps que leur gros et flamboyant mensonge restera un fait établi dans l’opinion publique, le pouvoir de déclarer des guerres selon ses fantaisies par le président Bush sera perçu comme justifié. Il sera perçu comme légitime dans ses suspensions sélectives des libertés civiles - encore selon sa propre volonté - et continuera d’intimider la presse et, de ce fait, d’influencer la réalité politique que perçoit le peuple états-unien durant sa course à la réélection.
La guerre est une violence légale, mais même dans la guerre, nous reconnaissons le besoin de règles. Nous savons que dans nos guerres, nous nous sommes parfois éloignés de ces règles, souvent à cause de la colère surgissant dans la passion de la bataille. Mais jamais auparavant nous n’avons connu, que je sache, une situation dans laquelle le cadre légal pour ce genre de violence avait été créé par le président, pas plus que nous n’avions connu de situation où ces choses étaient mandatées par des directives signées par le secrétaire à la Défense, comme il est rapporté et soutenu par le Conseiller à la sécurité nationale.
Par le passé, nous pouvions toujours regarder la direction de l’exécutif comme le point d’où le rétablissement du droit pouvait venir et la loi être maintenue. C’était l’une des grandes fiertés de notre pays : un leadership humain, fidèle à la loi. Ce que nous avons maintenant est le résultat de décisions prises par un président et une administration pour qui la meilleure loi, c’est l’absence de loi aussi longtemps que les lois menacent de restreindre leurs volontés politiques. Et quand les contraintes légales ne peuvent pas être contournées ou éliminées, ils les manipulent pour qu’elles soient affaiblies par l’évitement, les ajournements, les chicanes, les obstructions et par l’incapacité à les faire appliquer par ceux qui ont juré sous serment de servir la loi.
Dans ces circonstances, nous avons besoin d’une enquête sur les faits et sous serment, où l’évitement et le faux serment seraient passibles de sanctions. Nous avons besoin d’une enquête par un Congrès lucide, dont les membres des deux partis savent qu’ils seront jugés par l’histoire. Nous ne pouvons nous en remettre à un département de la Justice rabaissé et livré aux mains de fanatiques. « Supervision parlementaire » et « poursuites exceptionnelles » sont des expressions qui devraient être dans le vent. Si notre honneur en tant que nation doit être restauré, ce ne sera pas en autorisant les puissants à se protéger en utilisant les lois comme bouclier : ce sera en utilisant la loi contre les puissants. Notre dignité et notre honneur en tant que nation n’ont jamais découlé de notre perfection en tant que société ou peuple : ils ont découlé de la conviction qu’au bout du compte, ce pays tendrait vers la justice comme le compas tend vers le pôle ; que si toutefois nous étions amenés à dévier, nous nous rétablirions et retrouverions notre chemin. Voilà ce que nous devons faire maintenant.
Traduction : Réseau Voltaire
Également disponible sur ce site : « Requiem pour la Constitution », discours d’Albert Gore prononcé le 9 novembre 2003 devant MoveOn.org
[1] ndlr.Les conference committee meetings sont l’équivalent des commissions mixtes paritaires élaborant les compromis législatifs entre les deux chambres dans le système français.
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