Le premier anniversaire de l’assassinat du journaliste Gébrane Tuéni a
donné lieu à un nouveau torrent d’éloges. Après Rafic Hariri, ou plus
récemment Pierre Gémayel, les victimes de la violence politique
libanaise sont érigés en martyrs de causes qu’ils ont rarement
défendus. À contre-courant de ces dithyrambes, René Naba rapelle le
parcours sinueux de « Gaby » Tuéni qui a servi avec brio des maîtres successifs.
De Nassib Metni (Télégraphe, 1958) à Gebrane Tuéni (An-Nahar, 2005), en passant par Kamel Mroueh (Al-Hayat, 1966), Edouard Saab (L’Orient-Le Jour, 1975), Riad Taha (Al-Kifah, 1979), Salim Laouzi (Al-Hawadess, 1980), Samir Kassir (An-Nahar, 2005), les journalistes libanais ont payé un lourd tribut à la liberté de la presse. Selon un processus désormais bien ancré, leur disparition les a automatiquement élevés au firmament des martyrs, qu’ils aient été des militants morts pour leurs idées ou des mercenaires sacrifiés pour leur solde.
L’essor d’An-Nahar date d’ailleurs véritablement de l’assassinat de Kamel Mroueh, fondateur d’Al-Hayat, en 1966, dont l’élimination a dégagé en quelque sorte la voie à son homologue beyrouthin. Plus qu’une rivalité, ces deux journaux présentaient des relations de complémentarité, les deux facettes d’une même politique, avec une nuance de taille toutefois. Au choc frontal d’Al-Hayat et à ses imprécations au premier degré, An-Nahar, formation universitaire oblige, pratiquait l’esquive et l’allusive, le deuxième degré en somme. Al-Hayat (La Vie), était sponsorisé par l’Arabie saoudite, tandis qu’An-Nahar s’est placé sous la protection d’un actionnaire stable détenant le tiers des actions, l’Église grecque-orthodoxe, réputée pour son patriotisme libanais
Alors que la presse nationalisée des pays arabes sombrait dans le conformisme bureaucratique d’une couverture de l’actualité institutionnelle d’autant plus contraignante que le monde arabe vivait le traumatisme de la défaite de juin 1967, An-Nahar assumera la relève, chevauchant la vague moderniste à la faveur du cosmopolitisme ambiant de Beyrouth, se présentant comme une singularité dans l’horizon de la presse arabe. Doté d’un des premiers réseaux de correspondants dans les diverses capitales arabes y compris les principautés pétrolières du Golfe encore sous mandat britannique, exprimant dans un style accessible à l’opinion occidentale les raisons du refus arabe de la politique pro israélienne des pays occidentaux, An-Nahar contribuera à donner une impulsion éditoriale à l’ensemble de la zone, compensant par une fonction tribunicienne assumée au niveau de l’opinion internationale, la défaite historique du nationalisme arabe. C’est dans Al-Nahar que seront publiés les premiers communiqués de la guérilla palestinienne, notamment du Fatah, le mouvement de Yasser Arafat. C’est dans ce quotidien-là que seront consignés les comptes-rendus les plus minutieux des divers mouvements contestataires naissants. C’est dans ce journal là enfin que seront publiées les analyses les plus pertinentes de la vie politique trans-arabe.
Une citation dans An-Nahar valait consécration. Lecture obligée de l’ensemble de la classe politique, des cercles diplomatiques et de toute une génération d’universitaires, An-Nahar a pu caresser l’ambition d’égaler en prestige le grand quotidien égyptien Al-Ahram plus précisément son influent commentateur Mohammad Hassanein Heykal, le conseiller du président égyptien Gamal Abdel Nasser, le point fixe de Ghassane Tuéni, l’objet de son ambition secrète, l’explication cachée sans doute de son engagement politique en tant que conseiller diplomatique du président libanais Amine Gemayel.
Sous la contrainte des lois du marché, l’exiguïté du marché libanais et la recherche permanente de débouchés ainsi que les engagements politiques successifs de la famille Tuéni, Ghassane et son fils Gébrane, An-Nahar tendra à se couler dans le moule d’un conformisme sinon valorisant du moins rémunérateur, conséquence d’une rétention mentale induite par les grands parrains économiques.
Le journal qui animait une critique omnidirectionnelle a été subitement comme atteint d’une forme d’hémiplégie intellectuelle, apparaissant à tort ou à raison comme une « roue dentée » de la diplomatie états-unienne dans la zone. IL réservait ces derniers temps ses flèches acérées quasi-exclusivement à la Syrie, passant sous silence la corruption généralisée des dirigeants arabes, leur impéritie, l’assignation à résidence forcée de Yasser Arafat, le président démocratiquement élu de l’Autorité palestinienne, les bombardements états-uniens sans discernement contre les populations civiles de Falloujah et Nadjaf en Irak, la féroce répression israélienne de Djenine (Cisjordanie) et de Gaza, le clanisme féodal du Liban, le déficit abyssal de son budget, la gabegie de son administration sclérosée ainsi que l’instrumentalisation du martyrologue libanais en tant que tremplin politique des anciens chefs de guerre opportunément reconvertis dans la défense de la démocratie qu’ils ont constamment piétinée et des Droits de l’homme qu’ils n’ont jamais cessé de bafouer.
À lui seul, le parcours de Gébrane Tuéni (« Gaby ») constitue un cas d’école des alliances politiques rotatives du Liban de l’après-guerre civile. « Gaby » deviendra le gendre de Michel El-Murr, parrain financier des milices chrétiennes libanaises, partenaire en affaires du milliardaire libano-saoudien Hariri et inamovible ministre de l’intérieur de 1998 à 2004). De son beau-père, « Gaby » obtiendra le subventionnement régulier d el’édition internationale du journal, An-Nahar al-Arabi wa Douwali, durant son exil parisien dans les années 80. Ce qui n’empêche pas Al- Nahar de stigmatiser désormais Michel El-Murr du qualificatif de « prosyrien », dans un vocable dépréciatif aux yeux des Libanais et de leurs alliés occidentaux.
Après un bref intermède auprès de l’éphémère président du Liban Bachir Gémayel, Gébrane Tuéni fera cause commune avec Michel Aoun du temps où le général exerçait le pouvoir à la tête du gouvernement transitoire libanais à la fin du mandat d’Amine Gemayel. Puis, il le délaissera, dans son exil, contre toute attente, pour Rafic Hariri, l’ancien Premier ministre libanais assassiné en févier 2005, un de ses plus récents bailleurs de fonds avec le prince saoudien Walid Ben Talal. « Gaby » épousera en seconde noce une riche héritière de la communauté orthodoxe, qui a bâti sa réputation comme chantre d’un libanisme intégral pur et dur, d’une spécificité chrétienne libanaise. Pourtant, il devra son élection au siège de député de Beyrouth lors de la première consultation électorale libanaise suivant le retrait syrien, en juin 2005, à l’important apport de voix musulmanes exigé de ses électeurs par son chef de liste Saad Hariri pour sauver de la déconvenue son nouvel allié richement doté mais mal-aimé.
Fils aîné de Ghassane Tuéni, Gébrane, héritier par défaut, a été propulsé à la direction d’An-Nahar par suite du décès accidentel à Paris en 1987 de son frère cadet Makram, brillant diplômé des universités états-uniennes. Depuis décembre 2004, date de sa prise effective de fonction, il n’a eu de cesse d’élargir le cercle de ses ambitions au gré des rebondissements de ses alliances déconcertantes, éliminant dans des conditions de brutalité inouïe le légendaire rédacteur en chef du journal, Ounsi al-Hajj, l’homme qui avait grandement contribué à la légende du Nahar.
Par le passé, Al-Hayat, le journal du combat de l’axe saoudo-états-unien de la première époque, a fait l’objet d’une déstabilisation à mi-parcours en 1966 par l’assassinat de son directeur, Kamel Mroueh, à une période de forte tension politique régionale marquée par le détournement par Israël des eaux du Jourdain et les menées hostiles de l’Arabie saoudite contre la jeune équipe baasiste syrienne. Quarante après, An-Nahar, le journal de la deuxième génération, fait l’objet d’une identique tentative de neutralisation par une série d’attentats contre l’entourage immédiat de la publication résolument anti-syrienne.
En 2004-5, la garde rapprochée d’Al-Nahar était la cible d’attentats successifs. Le 1er octobre 2004, Marwane Hamadé, député druze du Chouf et oncle maternel de Gébrane Tuéni, échappait à un attentat. Le 14 février 2005, Rafic Hariri, ancien Premier ministre et l’un des principaux bailleurs de fonds du quotidien, était assassiné. Samir Kassir, éditorialiste vedette était tué à son tour, le 2 juin. Enfin, Gibrane Tueni, coqueluche de la jeunesse libanaise, sera pulvérisé dans un attentat à la voiture piégée, à son retour au Liban au terme de près de trois mois d’exil parisien, au lendemain d’un éditorial particulièrement virulent contre la Syrie qu’il accusait de s’être livrée à des crimes contre l’humanité au Liban.
Coïncidence fortuite ? Cet attentat est intervenu, le 12 décembre 2005, le jour même de la présentation au Conseil de Sécurité de l’Onu du rapport de l’inspecteur Detlev Mehlis sur l’assassinat de Rafic Hariri. De sorte qu’il a été présenté comme un argument de plus pour charger la Syrie.
De la dynastie hachémite qui en a payé un lourd tribut avec deux rois assassinés (Abdallah 1er de Jordanie (1948) et Faysal II d’Irak (195) et deux Premiers ministres assassinés l’Irakien Noury Saïd (1958) et le Jordanien Wasfi Tall (1971), au président égyptien Anouar el-Sadate (1981) au président éphémère du Liban Bachir Gemayel (1982) à l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri (2005), l’histoire arabe abonde de ses fusibles magnifiés dans la mort en tant que victimes expiratoires d’une politique de force occidentale, dont ils auront été, les partenaires jamais, les exécutants fidèles toujours.
Tant Rafic Hariri, que Gébrane Tuéni, que Samir Kassir, comme auparavant Bachir Gémayel constituent à cet égard des témoins posthumes de cette règle non écrite de la polémologie si particulière du Moyen-Orient, de même que la dizaine de dirigeants de la presse libanaise précités tués dans l’exercice de leur fonction, sans qu’il ait été établi avec certitude s’ils étaient tombés sur le champ d’honneur de la liberté de la presse ou sur le terrain du mercenariat professionnel.
Patriarche comblé d’honneur et de reconnaissance professionnelle mais inconsolable de la perte de ses deux enfants dans la pleine force de l’âge, dûment averti dans sa chair, au crépuscule de sa vie, des déconvenues d’un trop long compagnonnage du journalisme avec le pouvoir, Ghassane Tuéni souscrira aisément à ce constat empirique tiré de sa propre expérience : à savoir que le journaliste du futur se doit de se vivre comme un observateur majeur de la vie politique, non comme un partenaire mineur du gouvernement, tant il est vrai, qu’une proximité avec les puissances d’argent altère irrémédiablement sa fonction critique.
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