Présenter la tragédie de Beslan comme l’échec de Vladimir Poutine, ainsi que le font la plupart des médias occidentaux, me consterne. Cela révèle une vision lacunaire de l’histoire de la Russie et un manque de compassion choquant à l’égard d’une région frappée en son lieu le plus sacré, celui de l’enfance. La réaction de certains commentateurs, penseurs ou hommes politiques, qui se sont empressés de condamner Poutine plutôt que les preneurs d’otages, m’incite à penser que cette tragédie a aussi finalement fourni un prétexte pour que s’exprime librement une « russophobie » latente nourrie de clichés absurdes sur « l’âme russe ». Certains parlent du cynisme de Poutine, mais qu’a-t-il fait de cynique ? Même si les mœurs sont plus brutales que les nôtres en Russie, les enfants sont sacrés. Attenter à la vie d’un enfant correspond au mal absolu. Prétendre que Poutine a fait preuve de cynisme dans la gestion, certes maladroite, de la prise d’otages de Beslan, est absurde. Il y a une différence entre ne pas savoir comment réagir dans une situation aussi dangereuse et mépriser la vie.
_Je voudrais dire ici que les réactions du président Jacques Chirac, tout comme celle de Gerhard Schröder ou d’Ariel Sharon, ont été, dans leur compassion, tout à fait exemplaires. Poutine devrait accepter l’aide proposée par la France. Il a fait beaucoup pour faire avancer la démocratie dans son pays et réorganiser l’économie, mais la Russie a encore un système étatique jeune qui ne sait pas comment régler une situation de crise autrement que par la répression. Je suis convaincue que l’Occident peut contribuer efficacement à aider la Russie à donner corps à son ambition démocratique. Les disparités économiques restent grandes et cela nourrit les frustrations. La voie de la démocratie est un chemin long. C’est le pays tout entier qui doit intérioriser et adopter progressivement une certaine conception de la modernité. Dans aucun pays, cela ne s’est fait rapidement.
Les médias se sont excessivement concentrés sur l’expression de « dictature de la loi » que Poutine n’avait employée que pour désigner, avec force, sa volonté de procéder à des ajustements constitutionnels alignant les législations locales sur la loi centrale. Assimiler la Russie de Poutine à une dictature est une contre-vérité. Au contraire, il a réussi à faire entrer son pays dans l’économie de marché tout en luttant contre la corruption.
Le conflit en Tchétchénie n’est plus à proprement parler celui de la seule Tchétchénie, mais bien du Caucase tout entier envahi par le fondamentalisme, miné par ses rivalités internes et livré à des revendications séparatistes souvent contradictoires. Aujourd’hui ce qui menace la région plus encore que la guerre, c’est une balkanisation. On ne peut pas trouver de compromis politique dans la région et les Russes ne peuvent pas trouver d’interlocuteur tchétchène représentatif. On peut certes rêver de processus de négociation entre hommes de bonne volonté, à l’image des courageuses initiatives de paix nouées à plusieurs reprises entre Israéliens et Palestiniens, des accords d’Oslo au récent pacte de Genève même si le problème est encore plus complexe dans le Caucase car les haines sont encore plus anciennes. Je pensais avant la deuxième guerre en Tchétchénie qu’en accordant l’indépendance à la Tchétchénie, la Russie aurait pacifié la région. Le contexte géopolitique, la radicalisation de l’islam au Caucase, en Asie centrale et partout ailleurs m’incitent aujourd’hui à douter des effets d’un transfert de souveraineté. La Tchétchénie libérée de la tutelle de Moscou, comment imaginer que les rêves séparatistes et les rivalités régionales seraient en recul ? Le Daguestan, l’Ingouchie, mais aussi le pays Tcherkesse ou Balkar sont prêts à entrer en mouvement. La Russie n’est pas disposée à accepter d’être démantelée dans toute sa partie méridionale car les unités territoriales (nommées sujets de la Fédération) et les ethnies y sont assez inextricablement mêlées.

Source
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.

« L’Occident peut aider efficacement la Russie », par Hélène Carrère d’Encausse, Le Figaro, 11 septembre 2004. Ce texte est adapté d’une interview.