Interview de Sergei Viktorovitch Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie au quotidien Vremya Novostyey.
Vremya Novostyey : Sergei Viktorovitch, aujourd’hui c’est à tous les étages de l’État qu’il faut demander de nouvelles idées pour une lutte efficace contre le terrorisme. Parce que pour l’instant les pouvoirs publics se sont contentés de méthodes anciennes, voilà que les terroristes inventent du nouveau à plusieurs reprises. Que peut proposer de son côté le ministère des Affaires étrangères ?
Sergei V. Lavrov : Le président de la Fédération de Russie s’est adressé à la nation immédiatement après le dénouement sanglant de la situation à Beslan. En dehors de l’évaluation politique des événements, en dehors de l’évaluation de la situation présente de la lutte contre le terrorisme, il a annoncé la prise d’un faisceau de mesures visant à renforcer l’unité du pays, à améliorer la coordination des actions de tous. Comme l’a souligné le président, ceci sera fait en conformité avec la Constitution de la Russie, et cette mission a été confiée par le président à tous les organes de l’État.
Le ministère des Affaires étrangères considère indispensable l’amélioration de la coopération avec d’autres pays. Ceci est une approche universelle. Il s’agit de tous les pays du monde. Il faut employer de façon efficace les mécanismes qui existent déjà à la suite de la première étape, si l’on peut s’exprimer ainsi, de la lutte de la communauté internationale contre le terrorisme. Par exemple, le Comité antiterroriste, une structure créée [1] auprès du Conseil de sécurité de l’ONU. Celui-ci est appelé à contrôler l’application rigoureuse par tous les pays sans exception des décisions du Conseil de sécurité, et avant tout de la Résolution 1373 [2]. Celle-ci exige de tous les États des mesures concrètes. Premièrement, la mise en conformité de la législation nationale avec les conventions antiterroristes internationales. Bien évidemment, en ralliant à ces conventions les pays qui ne l’ont pas encore fait. Deuxièmement, c’est la mise en conformité des structures de maintient de l’ordre et tout l’appareil de l’État en conformité avec les standards internationaux unifiés : pour que les structures correspondantes de chaque pays puissent communiquer les unes avec les autres et se comprendre facilement en temps réel. Une telle base commune légale et organisationnelle pour tous les pays est excessivement importante pour la coopération des services spéciaux lors de la prise de décision dans des opérations concrètes et pour la prévention d’actes terroristes ou la liquidation de leurs effets.
Ce mécanisme fonctionne. Aujourd’hui la Russie préside le Comité antiterroriste. La Russie a été l’un des initiateurs des réformes de ce comité, visant à en élargir la capacité d’agir le plus vite possible et de détecter les maillons faibles du réseau antiterroriste. Et si l’un ou l’autre pays ne possède pas les ressources nécessaires pour combler la faille, il faut lui apporter une aide. Et si, par extraordinaire, l’un des membres de la communauté mondiale manquait de diligence à coopérer avec le comité, il faudrait agir sur le contrevenant par l’intermédiaire de décisions du Conseil de sécurité à caractère obligatoire.
Les maillons faibles existent donc ? Aux yeux de la Russie, correspondent-ils à l’ « Axe du Mal » tantôt définie par les Américains ?
Sergei V. Lavrov : Nous analysons le degré de coopération des différents pays avec le Comité antiterroriste, et la réponse à votre question est négative. Les maillons faibles restent concentrés dans de petits pays, où la structure administrative n’est pas très développée, notamment dans le domaine du maintient de l’ordre. Le plus souvent, la question est examinée de savoir si l’on va envoyer une aide, notamment financière, à ces pays.
C’est-à-dire que ces petits pays ne font pas partie de l’ « Axe du Mal » américain ? Ce n’est ni la Corée du Nord, ni l’Iran, ni la Syrie ?
Sergei V. Lavrov : Non, ce n’est ni l’Iran, ni la Syrie, ni la Corée du Nord. Ces pays-là justement présentent régulièrement au Comité leurs rapports, et celui-ci exprime ses souhaits, quelles précisions ils doivent apporter à leur pratique juridique et de maintient de l’ordre. On n’observe aucune contravention. Et puis si l’on prend tous les pays du monde, on ne voit pas aujourd’hui d’infractions relatives aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU, il y a seulement des petites irrégularités liées à l’absence des ressources et de l’expérience nécessaires. Au vu de quoi nous avons proposé de créer auprès du Comité antiterroriste un fonds d’aide à de tels pays. Les États qui disposent d’une telle expérience, pourraient apporter par l’intermédiaire de ce fonds leur aide volontaire, financière ou autre.
La Russie peut-elle proposer une aide matérielle ou avons-nous besoin nous-mêmes d’une telle aide ?
Sergei V. Lavrov : Mais nous recevons de l’aide en ce moment même ! il s’agit principalement d’apports d’urgence pour les soins physiques et psychiques à un grand nombre de personnes en même temps. L’acte terroriste de Beslan était sans précédent par sa violence. Chaque minute compte, par conséquent n’importe quelle aide est précieuse si elle arrive vite. En ce qui concerne le renforcement des structures de lutte contre le terrorisme, nous sommes en position d’apporter notre aide. Le Comité antiterroriste tient registre de l’aide que nous apportons à toute une série de pays, avant tout des pays de la CEI par l’intermédiaire de l’OPSC (Organisation du pacte de sécurité commune, note de la rédaction). D’autres pays également bénéficient de notre aide, il s’agit de formation des personnels, d’échanges d’expérience dans la lutte antiterroriste. Il n’y a pas ici de vérité en dernière instance. Comme vous l’avez dit vous-même dans votre première question, la malignité des terroristes est sans limites. Toute l’expérience de la lutte contre les terroristes s’accumule miette par miette, et l’échange d’informations et d’expériences se produit souvent en temps réel.
Je souhaite attirer votre attention sur le point suivant : on ne peut jamais prévoir tous les cas de figure. Le terrorisme ne connaît pas de morale. Ces êtres - je ne peux pas les appeler personnes - peuvent inventer n’importe quoi. La tragédie de Beslan en est la preuve éclatante. C’est pourquoi, malheureusement, il faut se préparer à une lutte de longue haleine avec le terrorisme. Ceci suppose un niveau de confiance encore plus élevé entre les services spéciaux, allant jusqu’à des niveaux de coopérations qui semblaient hier inconcevables - il s’agit de la divulgation des sources d’information. Je ne suis pas un spécialiste en ces matières, mais je sens bien, lors des négociations avec les dirigeants des pays de la coalition antiterroriste, que la conception du secret des services spéciaux les uns envers les autres évolue et doit céder devant le visage de la menace terroriste. C’est de tradition dans les services secrets, dans l’histoire ancienne de la confrontation des nations en systèmes et en blocs. Mais le terrorisme est un tout autre ennemi.
Sergei Viktorovitch, j’ai parfois l’impression que de la part de pays tels que les USA et le Royaume Uni, par exemple, il existe une certaine hypocrisie. D’un côté, ils nous expriment leurs condoléances. D’un autre, les États-uniens accordent l’asile politique à Ilias Akhmadov, et les Britanniques permettent à Akhmed Zakaev de vivre dans leur pays, alors que l’extradition des deux est demandée depuis longtemps par Moscou. Etes-vous d’accord avec mon avis qu’il s’agit d’une contradiction ? Et que peut faire la Russie ?
Sergei V. Lavrov : J’utiliserais un terme neutre : le double standard. Il existe bien évidemment. Le président de Russie a parlé de cela. Nous sommes loin de soupçonner les dirigeants des principaux États du monde, y compris nos partenaires du G8, d’entretenir sciemment ce double standard dans leur politique. Mais, comme dans la tradition que j’ai mentionnée dans la coopération entre les services spéciaux, l’inertie est encore très importante. Aujourd’hui la politique est faite par les mêmes personnes qui étaient déjà des fonctionnaires d’active du temps de la Guerre froide. Il est difficile de se libérer des anciens stéréotypes, et je ne veux pas avoir l’air de me vanter, mais nous y parvenons plus rapidement que nos partenaires. Nous avons été les premiers à définir la nécessité de créer un front international uni contre le terrorisme. À la suite de quoi, lorsque les terroristes sont entrés au Daguestan et ont fait exploser des immeubles d’habitation à Moscou et à Volgodonsk, en automne 1999, la Russie a la première posé le principe au Conseil de sécurité de ne pas seulement condamner, mais encore de prendre des mesures concrètes pour encourager l’unité des États dans la lutte contre cette menace. La résolution qui a été alors prise à notre initiative a posé toutes les bases qui unissent aujourd’hui les pays de la coalition antiterroriste. Ensuite elles ont été développées et précisées après le 11 septembre 2001.
L’asile accordé à des personnes qui ont participé au terrorisme, et la Russie possède à ce compte des preuves documentaires, ne fait pas qu’éveiller en nous non seulement un sentiment de pitié, mais encore remet sérieusement en cause l’unité de la coalition antiterroriste. Cela crée la possibilité pour les terroristes de se cacher derrière ce qu’ils appellent la position officielle de ces pays où ces criminels obtiennent l’asile politique. On nous dit que l’asile est accordé par le pouvoir judiciaire des pays en question, et que l’exécutif ne peut influer sur ces décisions. Mais le pouvoir exécutif, évidemment, peut prendre des mesures pour que ces personnes ne puissent pas faire du prosélytisme terroriste. Et cette propagande a lieu. Il suffit de se rappeler des déclarations d’Akhmed Zakaev, faites par lui à Londres. Il y a directement et grossièrement, sans la moindre équivoque, affirmé que ce qui s’est passé à Beslan « est à mettre sur la conscience du pouvoir russe ». Le cynisme de cette déclaration n’échappe, je pense, à personne.
Malheureusement, certains dirigeants européens aussi, au nombre desquels le ministre des Affaires étrangères des Pays Bas [3], sans doute par méprise, mais en pratique apportent leur soutien à cette thèse. Ces dirigeants, sans même attendre que soient inhumées les victimes et la fin du deuil, se sont mis à accompagner leurs condoléances de demandes d’explications à la Russie sur la façon dont tout cela s’est passé. Je n’ai pas entendu de telles demandes envers aucun autre État victime d’un acte terroriste. Pour une raison inconnue on considère que de telles demandes envers les USA, l’Espagne, l’Italie, la France ne seraient pas éthiques. Mais à la Russie, finalement, on peut, je me répète : apparemment, sans le faire exprès et sans malice, s’adresser comme on le veut. Si quelqu’un souhaite sincèrement connaître notre position sur le déroulement chronologique des événements, et quelles conclusions et quels enseignements nous tirons, ces choses doivent indispensablement se produire dans une atmosphère calme et confidentielle, et non par écran de télévision interposé. Sinon il ne s’agit pas de renforcement de la coopération antiterroriste, mais de propagande politicienne. Ces spéculations sur les vies d’êtres de ces dirigeants dans leur pays ou dans l’Europe en général.
Que peut-on faire encore pour que des personnes comme Zakaev ou Akhmadov nous soient tout de même livrés ?
Sergei V. Lavrov : Je pars du principe que la demande d’extradition et de leur privation du statut de réfugié politique reste d’actualité. Je vous rappelle que dans la résolution de l’ONU visant la lutte contre le terrorisme, une stipulation a été prévue sur demande expresse de la Russie, pour obliger tout pays accordant l’asile politique à étudier le dossier de cette personne précise afin de s’assurer en toute certitude que cette personne n’est pas liée au terrorisme. Si de tels faits apparaissent, la résolution invite les pays membres de l’ONU à revoir leur décision d’accorder l’asile. La résolution a été adoptée l’année dernière et personne ne l’a annulée, et nous allons tout mettre en œuvre pour faire appliquer cette stipulation. Je cite également Aslan Maskhadov, qui a fait une déclaration fracassante de condamnation des actes terroristes de Beslan pour ajouter immédiatement « tant que la politique de Moscou restera inchangée » en ce qui concerne la république de Tchétchénie, « de tels actes terroristes seront inévitables ». Si ce n’est pas un appel au terrorisme, alors sans doute je ne comprends rien à la linguistique. Pendant ce temps le département d’État des USA n’a porté dans sa liste noire et reconnu comme terroristes que quatre groupements de bandits actifs en Tchétchénie, plus la personne de Shamil Basaev [4].
Sergei Viktorovitch, les médias occidentaux emploient souvent au sujet des Tchétchènes qui souhaitent se séparer de la Russie par tous les moyens le terme d’« insurgés » . Trouvez-vous ce terme acceptable ? Quel mot conseillez-vous d’employer ?
Sergei V. Lavrov : Nous ne pouvons pas conseiller les médias. Nous n’interdisons pas chez nous la diffusion d’Al Djazira ou d’autres mass médias. Mais sur le fait que ce sont des terroristes pur sucre, cela ne fait pour moi aucun doute. La composition de la bande qui a pris en otage une école à Beslan parle pour lui-même et il n’y est question d’aucune mission libératrice. Il s’agit de mercenaires, d’instruments du terrorisme international. Il relève donc de la conscience de chacun d’employer le terme d’ « insurgé » ou, comme on le dit encore, « rebelle », « séparatiste ». Cela donne aux terroristes l’occasion de se cacher derrière ces désignations embellies.
Vous avez mentionné la composition du personnel des bandes , dans lesquelles se trouvaient aussi des Arabes. Aujourd’hui en Israël et dans les pays arabes on entend souvent poser la question : cela ne va-t-il pas contribuer à modifier la position de la Russie au Proche Orient ?
Sergei V. Lavrov : Non, cela ne suffira pas, et le président Poutine a souligné plus d’une fois notre position de principe sur l’absence, chez les terroristes de coloration nationale ou locale. Ce sont des personnages hors morale, hors culture, hors religion, sans ethnos.
Le journal israélien Jerusalem Post a justement écrit, le jour de votre arrivée en Israël il y a quelques jours, que l’opinion publique en Russie se rapprochera après ces actes terroristes, qu’elle le veuille ou non, de la position d’Israël mais, soi-disant, le conservateur ministère des Affaires étrangères de Russie continue de promouvoir la neutralité.
Sergei V. Lavrov : Oui, je garde des impressions très vives de mon voyage en Israël. Et je rends hommage à mes collègues israéliens en ce qui concerne leur art diplomatique d’analyser la position d’autres pays. Tous les pays se livrent à cet exercice, qui consiste à, parmi tous les éclairages de la position de leurs partenaires, rechercher avant tout ceux qui sont les plus proches de leur propre position. Cela sera toujours, c’est le devoir de la diplomatie et de la politique. C’est comme cela que se construisent les coalitions, que se forment les ponts pour dépasser les antagonismes. Mais je le précise encore une fois : notre position sur le terrorisme n’a aucun rapport avec le conflit israélo-arabe. Les terroristes qui font exploser des discothèques ou des autobus en Israël, faisant exploser une école à Beslan, qui ont organisé des attentats en Europe, en Afrique, en Amérique, en Asie, n’ont aucun rapport avec les objectifs des peuples vivant sur ces continents dans la résolution des conflits qui se poursuivent là-bas. Ces conflits peuvent être résolus par la négociation, à l’aide du droit international. La seule chose que recherchent les terroristes, c’est la destruction des perspectives de solution politique. Rien de plus. Ils ne détruisent pas ces perspectives, mais créent des obstacles et cherchent à conserver leur profession. C’est pourquoi lorsque tous les conflits seront réglés, il ne leur restera plus de place sur cette terre.
Comment les mercenaires terroristes étrangers entrent-ils en Tchétchénie ? Avons-nous des reproches à faire à nos voisins, comme la Géorgie et l’Azerbaïdjan ?
Sergei V. Lavrov : Il existe de nombreux exemples où les terroristes sont entrés dans des pays européens, ou aux USA. Nous avons posé cette question aux autorités géorgiennes. Et elles ont témoigné leur accord sur la nécessité de régler le problème de l’usage par les terroristes du territoire géorgien comme plaque tournante et comme base de repos après leurs sales affaires. La coopération entre les services spéciaux de la Russie et de la Géorgie existe. Mais nous souhaiterions qu’elle soit plus efficace.
Si les relations entre la Géorgie et la Russie se normalisaient au niveau de l’accord passé entre les présidents Poutine et Saakashvili, alors la situation s’améliorerait. Mais malheureusement, ces accords passés en février sont en pratique sabotés par la partie géorgienne. Espérons que les dirigeants géorgiens comprendront le caractère futile de l’usage unilatéral de la force en ce qui concerne ce que l’on appelle les problèmes ossète et abkhaze. Nous espérons que Tbilissi comprendra le caractère pour le moins contre-productif de la recherche d’un ennemi extérieur incarné par la Russie. Alors les dirigeants géorgiens trouveront cette fameuse main de l’amitié que leur tend la Russie. Nous avons depuis longtemps introduit une proposition visant à un réglement global des relations géorgio-russes, qui comprend le règlement de toutes les questions bilatérales. Parallèlement, les obligations ayant trait au réglement politique de la situation en Abkahzie et en Ossétie du Sud doivent être confirmées. La création d’une atmosphère de relations ainsi normalisées améliorerait l’efficacité du travail des services spéciaux dans la lutte contre le terrorisme. À propos, la Géorgie est dans l’obligation de le faire conformément à une décision du Conseil de sécurité de l’ONU et obligée de rendre compte auprès de son Comité antiterroriste.
Lors de votre visite à Damas cette semaine, Farouk Al Sharaa, ministre syrien des Affaires étrangères, a tracé la ligne de démarcation entre terroristes et forces de résistance en Irak. À son avis, les terroristes sont ceux qui frappent des objectifs civils, alors que les combattants de la résistance sont ceux qui détruisent des objectifs d’occupation.
Sergei V. Lavrov : À parler rigoureusement et du point de vue du droit international, il n’y a pas en Irak de forces d’occupation à l’heure actuelle. Ce qui se trouve là-bas est une force multinationale dont la présence est sanctionnée par le Conseil de sécurité de l’ONU. Dans le même temps, il est clair qu’aux yeux des Irakiens, des militaires étrangers sur leur territoire, apparus en résultat de cette guerre, sont considérés, disons, comme des visiteurs non invités. Il est un fait également que la résistance a commencé encore avant la fin de la période juridique de l’occupation. Nous considérons aussi cela comme une résistance. Mais lorsque l’on fait exploser des objectifs participant de l’infrastructure économique, lorsque l’on emploie la force avec pour résultat des victimes parmi la population civile, alors il s’agit de terrorisme pur et simple. Un terrorisme qui, entre parenthèses, n’existait pas en Irak avant le début de la guerre. Seulement après la guerre la situation a commencé à se déstabiliser en Irak, et à cette heure c’est le terrorisme international qui s’est mis à pêcher dans ces eaux troubles. Ils n’ont rien à voir avec la résistance irakienne, qui a un caractère patriotique. Nous ne justifions pas l’emploi de la force par aucune des parties. Mais nous considérons que pour sortir de la dégradation de la situation en Irak, il faudra mettre en place un mécanisme de recherche du consensus politique, ce qui suppose l’entrée de l’opposition dans le processus politique.
Peut-on autoriser l’imam chiite Moqtada al-Sadr à prendre part à ce processus ?
Sergei V. Lavrov : Le gouvernement provisoire d’Irak a répondu à cette question, puisqu’il a accepté de négocier et a renoncé à le qualifier de criminel. Le premier ministre d’Irak a compris qu’al-Sadr n’est pas un terroriste et représente une force politique qui doit trouver sa place dans la construction future de la société.
Partant de cette logique, il ressort que si un membre de l’organisation palestinienne Hamas assassine un soldat israélien, il s’agit de résistance. Alors que s’il fait exploser un autobus avec des passagers civils, c’est du terrorisme. Alors comment caractériser le Hamas ? Les Syriens disent qu’il s’agit d’une organisation de résistance, les Israéliens disent que c’est un mouvement terroriste. Que considère la Russie ?
Sergei V. Lavrov : Chez nous, la question de savoir quelles organisations doivent être considérées comme terroristes est posée à l’organe judiciaire. Mais, comme l’a dit tel Anglais, si je vois un objet qui ressemble à un canard, marche comme un canard et cancane comme un canard, alors c’est un canard. C’est pourquoi lorsque se produit un acte de violence concret, il est toujours clair s’il s’agit d’un acte terroriste ou d’un accrochage militaire. En fait il existe un problème, qui est le suivant : il faut se mettre d’accord sur ce qu’est le terrorisme. Sans doute c’est intéressant, et certainement c’est indispensable de le faire. Parce que les divergences de vues dont nous avons parlé, sont trop importantes. Immédiatement surgit la question : les actions d’une armée sur un territoire occupé tombent-elles sous le coup de la définition de terrorisme ? Il existe bien un concept de terrorisme d’État. On peut se disputer longuement sur cette question. Mais cela serait détourner l’attention de la lutte contre la terreur sur laquelle personne n’a le moindre doute, ni scientifique, ni politique. C’est une terreur comme celle de Beslan.
Pendant le cours de votre voyage dans le Proche-orient, a-t-on parlé de coopération entre les services spéciaux pour s’attaquer à des groupes terroristes tels qu’Al-Qaida ? Les Arabes seront-ils prêts à nous aider ?
Sergei V. Lavrov : Vous comprenez, même si nous parlons de cela, cela ne doit pas être publié dans les gazettes. Ce thème ne supporte aucune publicité. Mais la solidarité avec la Russie n’est pas feinte. Les Arabes sont prêts à devenir de vrais partenaires dans la lutte contre le terrorisme. Ils n’en souffrent pas moins. Peut-être même un peu plus, parce qu’il existe une tentative d’associer le terrorisme au peuple arabe. C’est pourquoi la Russie doit sans cesse souligner l’absence de toute nationalité des terroristes. Ce n’est pas seulement une belle phrase, c’est un fait. À Beslan ont agi des créatures qui ont enfreint les lois de toutes les religions.
Et nous, avons-nous des reproches à faire aux pays arabes ? Par exemple, il y a encore quelques années, on disait que sur le territoire de l’Arabie saoudite et d’autres pays arabes, il se trouve des organisations qui financent le terrorisme.
Sergei V. Lavrov : L’Arabie saoudite a été elle-même la cible du terrorisme. Des informations montrent que les terroristes souhaiteraient bouleverser la structure de l’Arabie saoudite actuelle. Pour les terroristes, le pire, c’est le mieux, puisqu’il leur est plus facile de maintenir l’attention braquée sur eux. Avec l’Arabie saoudite nous avons établi un dialogue sur les questions de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme. Ils ont officiellement pris la décision d’interdire tout soutien depuis leur territoire aux activités terroristes, notamment tchétchène. Nous ne possédons pas d’élément permettant de douter que ces décisions soient appliquées.
Le 1er septembre, la Russie s’est adressée au Conseil de sécurité de l’ONU, lequel a adopté une résolution pour condamner la prise d’otage dans l’école de Beslan. Mais cela a été perçu de façon a-biguë en Russie. Sergei Aroutiunov, par exemple, considère que la Russie par là même appelle en réalité à une ingérence internationale dans le Caucase du Nord.
Sergei V. Lavrov : Je suis très content que vous me posiez cette question, parce que lorsque j’ai lu cet article, j’ai été tout simplement choqué par le niveau d’incompétence de ses auteurs. Ceci serait impossible à l’Ouest, où les analystes sont légion et sont trop attentifs à leur réputation pour laisser passer de telles erreurs concernant les faits mentionnés. Personne ne s’en est souvenu, mais il ne s’agissait pas de la première fois que non seulement la Russie, mais encore d’autres pays victimes d’actes de terrorisme se sont adressés au Conseil de sécurité. Tous ont, d’une seule voix, écrit que ceci est sans précédent, mais personne n’a eu la curiosité d’ouvrir le dossier ou de consulter le site internet du ministère des Affaires étrangères. En fin de compte, chaque journal doit bien avoir ses archives !
En septembre 1999, comme je l’ai déjà dit, la Russie a initié une session du Conseil de sécurité qui a adopté une résolution très détaillée. Pas sur le thème de l’internationalisation de la situation en république de Tchétchénie, mais sur le thème de l’union des forces pour la lutte contre le terrorisme. La Russie s’est adressée au Conseil de sécurité également au sujet de la situation au théatre de la Doubrovka. Et ici, il s’est trouvé une gazette pour écrire que, par exemple, dans le cas de la Doubrovka, il n’est venu à l’idée de personne de s’adresser au Conseil de sécurité. Où sont les professionnels de la presse ? Et s’ils ne sont pas intéressés de vérifier, alors pourquoi écrivent-ils cela ? Pourquoi font-ils sur le dos de la tragédie du sensationnel qui n’existe pas ? À quoi bon analyser la politique étrangère de la Russie sur la base de telles informations déformées et fausses ? Il y a même eu une phrase pour dire que les USA avaient eu « la dignité de renoncer » à s’adresser au Conseil de sécurité de l’ONU après le 11 septembre. C’est faux ! Les USA se sont adressés au Conseil de sécurité et la résolution a été adoptée, d’ailleurs plus d’une. La première, le 12 septembre pour condamner l’attaque terroriste et constater le fait que l’Amérique était attaquée. Les Américains avaient besoin de cela et ils l’ont demandé. Et la résolution suivante a été la fameuse résolution 1373, par laquelle a été créé le Comité antiterroriste. Où sont ces professionnels, qui se souviennent de tout cela ? Je suis tout simplement surpris qu’on puisse oublier tout cela en quelques deux ou trois ans !
En ce qui concerne l’internationalisation : pourquoi en avons-nous si peur ? Admettons que des troupes internationales apparaissent dans le Caucase du Nord. Il y a une contradiction : lorsque vous étiez le chef de la représentation de la Russie à New York, Moscou appelait à ce qu’apparaissent des forces internationales dans l’autonomie palestinienne, par exemple …
Sergei V. Lavrov : Seulement si les parties le demandent !
Oui, mais Israël ne le demandait pas !
Sergei V. Lavrov : La Palestine, ce n’est pas une affaire intérieure d’Israël, c’est un conflit qui est observé par le Conseil de sécurité de l’ONU. C’est un territoire occupé, et sur ce point aussi il existe une décision du Conseil de sécurité. C’est tout à fait une autre différence, comme on dit à Odessa. Il s’agit d’un conflit international, et le Conseil de sécurité en porte la responsabilité depuis 1948. La question est la suivante : internationaliser quoi ? S’il s’agit de la lutte contre le terrorisme, alors nous avons-nous-mêmes proposé de l’internationaliser en 1999. Mais s’il est question de la situation dans la république de Tchétchénie, alors il ne peut y avoir aucune internationalisation. C’est notre problème, c’est notre processus politique, lequel se poursuit, et, en dépit de toutes les tentatives pour le faire dérailler, il se poursuivra. L’internationalisation de la lutte contre le terrorisme, c’est le choix de la Russie. La situation interne d’États souverains, membres de l’ONU, c’en estune autre.
Alors il ressort de cela que nous l’avons proposé les premiers, mais seulement après le 11 septembre on a commencé à faire quelque chosedansle monde. Alors quand la Russie demandait au Royaume Uni d’arrêter un Arabe extrémiste vivant à Londres, Abou Khamze Zheleznorouk, alors personne ne s’en est inquiété. Mais lorsque ce sont les Américains qui ont demandé la même chose, alors cet islamiste a été arrêté immédiatement.
Sergei V. Lavrov : La réponse simple : c’est le double standard. J’ajouterais simplement ce qu’a dit notre président : « Les faibles sont battus ». Mais nous devenons plus forts. Tous le ressentent. Dans l’adresse du président à la nation tous ont compris ce qu’il disait : oui, nous avons des partenaires, mais il y a dans ces pays ceux qui ne nous veulent pas du bien. Pas parce que nous sommes mauvais, pas parce que nous ne plaisons pas à quelqu’un, mais parce que le monde est une construction assez compliquée.
Enumérez s’il vous plaît nos ennemis…
Sergei V. Lavrov : Non, je ne les énumérerai pas. Parce que je ne veux soupçonner personne à l’avance. Mais je veux dire que le monde actuel est assez brutal. Chacun veut écraser ses concurrents sur le plan économique, chacun veut vivre mieux que les autres, veut s’entourer de ressources énergétiques qui lui suffisent pour longtemps. Et il faut vivre avec cela. C’est la réalité. Parmi ceux qui ne seraient pas opposés à l’idée d’affaiblir la Russie et de l’empêcher de reprendre des forces, il y a sans doute des gens qui ne ressentent aucune animosité ni idéologique, ni personnelle, envers nous. C’est la dure loi qu’il faut apprendre en politique. Le président Poutine a été aussi ouvert que possible sur ce point dans son adresse et a fait comprendre à tous ceux que cela intéresse comment nous avons l’intention d’agir dans ce monde compliqué.
Je souhaite ajouter que nous ne répondrons pas par la brutalité à la brutalité, ni par la confrontation à une tentative de mettre des obstacles sur le chemin de notre développement. Nous allons simplement renforcer notre unité, et je suis convaincu que l’acte terroriste de Beslan, s’il avait pour but de jeter la discorde entre les orthodoxes, les musulmans, entre les différentes ethnicités de Russie, provoquera exactement le contraire. Oui, les gens auront sans doute des questions à poser aux autorités, et ils en ont le droit parce que c’est leurs vies, c’est la vie de leurs enfants, mais le principal, ce qui résultera de cet acte terroriste, c’est le renforcement de l’union de ce pays. J’en suis convaincu. Et nos amis naturels à l’étranger, ceux qui sont convaincus de la nécessité d’une plus grande justice dans ce monde compliqué, nous souhaitent le succès dans notre effort pour renforcer le pays. Je le sens et je le sais.
Peut-être que la Russie devrait agir plus résolument ? Pas seulement en parler, mais réellement « butter quelqu’un dans les chiottes », et « butter » ouvertement, comme le font les Américains, comme ils l’ont fait par exemple en 2002 au Yémen, lorsqu’ils ont « butté » ouvertement, à l’aide d’un avion sans pilote Predator, Safian al-Kharisi, le principal garde du corps d’Oussama ben Laden ? Et nous avons deux Russes qui sont aujourd’hui encore emprisonnés au Qatar, où ils ont été condamnés en juin à la prison à vie, et nous ne savons toujours pas quand il rentreront chez eux.
Sergei V. Lavrov : Si je vous dis que nous faisons tout le nécessaire pour qu’ils rentrent au pays, alors vous pourrez évidemment me dire que vous avez déjà entendu cela. Mais je vous le dis tout de même. En ce qui concerne la partie principale de la question, il existe le droit international, il y a la pratique internationale, il y a des situations où la justice des actions est évidente. Ce qui s’est passé à Beslan, c’est un acte terroriste atroce. Cela se voit immédiatement. Il ne peut exister de recette unique dans la lutte contre le terrorisme. Comme il ne peut y avoir, selon ma conviction profonde, de norme juridique internationale permettant de tuer à volonté. Mais le droit international, l’éthique internationale, sont des concepts mouvants. Et si pour la lutte contre le terrorisme il y a besoin de méthodes nouvelles non encore expérimentées, alors il faut les employer. Et je me répète une fois de plus : dans chaque cas concret, et la communauté internationale, et les politiciens, verront s’il est juste ou non.
Source : ministère russe des Affaires étrangères
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