L’escalade verbale entre Londres et Moscou ne se fonde pas sur grand chose de concret et illustre plutôt les tâtonnements du nouveau cabinet de Gordon Brown pour trouver ses marques, assure Vladimir Simonov. Au demeurant, les intérêts économiques croisés du Royaume-Uni et de la Fédération de Russie devraient rapidement ramener Downing Street à la raison.
Les prévisions des tabloïdes britanniques, aux dires desquels Moscou, dans sa grande fureur, devait expulser 80 diplomates anglais, « faire payer » le monde britannique des affaires et se livrer à un feu d’artifice d’opérations punitives en retour, ne se sont pas réalisées.
La réaction russe à la récente démarche inamicale de Londres a tout à fait répondu au principe « œil pour œil, dent pour dent ». Comme l’a déclaré le 19 juillet le ministère russe des Affaires étrangères, cette réaction se résume à trois points.
– Premièrement, 4 diplomates britanniques sont déclarés personna non grata et ont dix jours pour quitter le territoire russe.
– Deuxièmement, les officiels russes ne se rendront pas en Grande-Bretagne et Moscou n’examinera pas les demandes de visa déposées par les fonctionnaires du gouvernement britannique.
– Troisièmement, la Russie suspend sa coopération antiterroriste avec la Grande-Bretagne « en signe de protestation contre les agissements de Londres ayant trait à l’affaire Lougovoï ». Il convient de préciser, ici, que ce point a été provoqué par Londres qui avait annoncé auparavant son refus d’avoir affaire au FSB. Or cela n’aurait aucun sens de discuter en Russie des problèmes de la lutte antiterroriste en l’absence de la principale administration officielle répondant de la sécurité.
Il est évident, d’une manière générale, que Moscou n’a pas opté pour une vengeance terrible, hors de proportion, lui préférant une réponse mesurée et asymétrique. Je veux bien croire que cette décision n’a pas été facile à prendre. Ces derniers jours, Londres a donné à plusieurs reprises aux autorités russes des raisons de penser qu’il continuait sciemment de chauffer les esprits russophobes.
Par exemple, la presse britannique a tout d’un coup commencé à savourer l’histoire de « l’organisation d’un attentat » contre Boris Berezovski quoique cet incident anecdotique ait eu lieu le 21 juin. On nous assure qu’un tueur russe devait attirer Berezovski à l’hôtel Hilton de Park-lane où, accompagné d’un jeune enfant pour respecter davantage la conspiration, il devait assassiner dans sa chambre l’oligarque en fuite en lui tirant une balle dans la tête. Il devait ensuite se rendre aux autorités, purger vingt ans de prison qui auraient été réduits à 10 pour bonne conduite et « exécuter la mission confiée par les services secrets russes ».
Il serait difficile de projeter un schéma d’attentat plus idiot. Il est difficile d’imaginer également que des « services secrets russes » n’aient pas trouvé de meilleur moment pour s’en prendre à la vie prospère de Monsieur Berezovski aux dépens des Anglais, aient choisi de frapper en pleine crise née de l’affaire Litvinenko–Lougovoï. Néanmoins, comme l’a établi la presse locale, la fuite de cette version fantastique a été organisée par des représentants officiels du MI6 britannique.
Pour sa part, le commandement militaire britannique a été ces jours-ci la source officielle d’une nouvelle effrayante, à savoir que des chasseurs de la Royal Air Force avaient pris l’air pour intercepter deux bombardiers stratégiques russes, des TU-95 qui avaient décollé de la base située sur la presqu’île de Kola « en direction de la Grande-Bretagne ». « La Russie fait jouer ses muscles ! » s’est écriée en chœur la presse londonienne.
Alexandre Zeline, commandant en chef de l’Armée de l’air russe, a qualifié de « délire total » une telle supposition. Il s’agissait, a déclaré le général, d’un vol d’entraînement ordinaire, prévu depuis six mois et dont l’OTAN avait été préalablement averti.
Ainsi, les milieux officiels du renseignement et des forces armées du Royaume Uni se sont manifestement efforcés la semaine passée de donner en pâture à la population des sujets spécifiques afin de cimenter l’opinion publique autour des positions russophobes de Londres en liaison avec l’affaire Litvinenko–Lougovoï. Comment s’empêcher de penser que le nouveau gouvernement travailliste exploite ce tragique fait divers pour bien montrer aux électeurs sa différence avec le précédent cabinet de Tony Blair, pour s’affirmer et annoncer par la même occasion à l’Union européenne que la Grande-Bretagne prétend conduire la « politique de rigueur » à l’égard de la Russie.
Telle est à peu près l’opinion du chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov. C’est ainsi qu’il a déclaré lors de la conférence de presse réunie à Lisbonne par le quartette sur le Proche-Orient : « dans ce qui se passe, je vois pour une large part également le facteur d’un nouveau gouvernement (britannique) ». Selon le ministre, lorsqu’un nouveau cabinet arrive au pouvoir, il lui faut du temps pour définir sa propre ligne politique. « Je suis convaincu, a-t-il supposé, que le gouvernement (du Royaume Uni) prendra ses marques et se trouvera… ».
L’aspect moral de telles recherches menées au détriment de la qualité des relations russo-britanniques est une affaire de conscience pour Londres exclusivement. Pour ce qui est de la Russie, la pondération et la transparence de sa réponse permettent de supposer qu’un point a maintenant été mis aux échanges de coups de dent. Vu de Moscou, il semble que l’apogée de la tension entre les deux pays soit derrière nous.
Mais les dissonances n’ont toujours pas disparu. Si Moscou se montre optimiste, Londres conserve une certaine part d’agressivité, comme on peut le voir en comparant les déclarations faites le même jour par le président Vladimir Poutine et le porte-parole du Premier ministre, Michael Ellam.
Vladimir Poutine : « Je suis sûr que nous viendrons à bout de cette mini crise. Je pense que les relations russo-britanniques se développeront normalement ».
Michael Ellam : « Nous considérons que les mesures qu’elles (les autorités russes) ont prises sont totalement injustifiées, et nous continuerons de soulever cette questions au niveau international durant les prochaines semaines ».
Si Moscou et Londres permettent à la barre de l’hostilité réciproque de continuer à tourner, ils tailleront dans le vif des divers avantages que les contacts mutuels procurent aux deux pays.
L’an dernier, les entreprises britanniques ont investi 5,5 milliards de dollars dans le marché russe auxquels elles ont encore rajouté 3,1 milliards au cours du premier semestre de 2007. Ce dernier chiffre est neuf fois supérieur aux indices concernant les investisseurs concurrents des États-Unis.
400 entreprises britanniques dont, pour certaines comme Scottish & Newcastle, Cadbury Schweppes, Mothercare ou Marks & Spencer, la réputation n’est plus à faire, tirent actuellement des profits enviables de leur présence en Russie où elles ouvrent de nouvelles unités de production. Les hommes d’affaires britanniques se montrent gourmands de ressources naturelles russes : à l’été 2006, les investissements de la Royal Dutch Shell et de British Petroleum étaient estimés dans ce secteur à un peu plus de 16 milliards de dollars.
Ajoutons encore que les échanges bilatéraux annuels ont atteint 20 milliards de dollars et augmentent de 20 % par an.
Une dégradation encore plus marquée des relations entre les deux pays desservirait également le monde russe des affaires. Les importations d’hydrocarbures en provenance de Russie se limitent pour l’instant à 3 % seulement des besoins de la Grande-Bretagne mais les exportateurs russes, Gazprom en tête, aimeraient bien les porter à 12 % vers 2012 et à 20 % vers 2020. De plus, les grosses entreprises russes ne se voient sans doute plus fonctionner en dehors de la Bourse des valeurs de Londres, la place financière préférée pour attirer les capitaux. Les actions de 42 sociétés russes, dont le capital global dépasse les 500 milliards de dollars, y circulent aujourd’hui librement.
On ne peut d’ailleurs réduire ce qui unit nos deux pays aux seules statistiques mercantiles. L’entrelacs des cultures, les croisements de l’histoire, le nouveau rôle de Londres en tant qu’oasis européenne pour l’élite russe revêtent une valeur réciproque qui ne peut s’exprimer en dollars ou en livres.
Toute crise, et les minis crises encore plus, finit tôt ou tard par être archivée avec ses causes et, comme il peut sembler aujourd’hui, avec ses détails bien piquants, ses intrigues. Mais les maxi intérêts à long terme de la Russie et du Royaume Uni seront toujours présents.
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