Méconnue en dehors de la Confédération hélvétique, la « Convention de paix du travail de la métallurgie » offre un exemple emblématique d’une solution pacifique d’un conflit du travail particulièrement dur. Werner Wüthrich retrace l’histoire des grandes grèves de l’entre deux-guerres et la manière dont la Suisse est en définitive parvenue à appliquer son modèle pacifiste aux questions sociales.
Il y a 70 ans qu’a été signée la Convention de paix du travail dans la métallurgie. Cet événement a trouvé peu d’écho dans le monde politique et les médias. C’est regrettable. Quiconque entend parler aujourd’hui d’accord de paix éprouve un sentiment étrange. Les accords de paix sont devenus rares. Ils n’existent pratiquement plus en politique. On a donc l’impression que les hommes politiques, et souvent les managers, ne se parlent presque plus. La Palestine attend son accord de paix depuis 40 ans, la Corée depuis plus de 50 ans. En Afghanistan et au Sri Lanka la guerre sévit depuis des décennies. Dans ce cadre déprimant, cela fait du bien de pouvoir évoquer une « convention de paix » qui mérite son nom. Il s’agit là de quelque chose de fondamental, du processus par lequel deux parties en conflit parviennent à une solution, processus d’une actualité politique brûlante.
La Convention de paix de travail dans la métallurgie a été conclue à l’été 1937. Quel en était l’enjeu ? [1]
En 1918, la Suisse vécut une grève générale de dimension nationale. Quelque 250 000 travailleurs arrêtèrent le travail, chiffre difficilement imaginable aujourd’hui. Les chemins de fer et la poste furent complètement paralysés. Dans l’industrie métallurgique, quatre travailleurs sur cinq étaient en grève. Les revendications du comité de grève étaient entre autres le droit de vote des femmes, l’assurance vieillesse et survivants (AVS) et la semaine de travail de 48 heures dans toutes les entreprises privées et publiques, toutes choses qui sont évidentes aujourd’hui. Le Conseil fédéral leva plus de 100 000 soldats contre les grévistes (les « révolutionnaires »). Presque un tiers de l’armée suisse était mobilisé. Un soldat fut tué par un coup de feu provenant de la masse des manifestants. Au bout de cinq jours, le comité mit fin à la grève pour éviter d’autres morts.
Pendant les années qui suivirent, les grèves furent relativement nombreuses. Souvent, il ne s’agissait pas seulement d’améliorations des conditions de travail, mais de revendications politiques. En 1931 éclata la crise économique mondiale qui fit un nombre de chômeurs inouï – les chômeurs ne recevaient aucune aide. En Allemagne, Adolf Hitler prit le pouvoir et interdit les syndicats. L’Allemagne nazie constituant un danger également pour la Suisse, les menaces extérieures favorisaient la cohésion interne. Tout le monde était logé à la même enseigne.
La Convention de paix du 19 juillet 1937
L’attention de la population suisse fut éveillée par cet événement tout à fait nouveau rapporté par les médias. Les syndicats et l’Association patronale suisse des constructeurs de machines et industriels en métallurgie se mirent d’accord pour régler leurs conflits sur une nouvelle base : il était dorénavant exclu de recourir aux moyens de pression tels que la grève ou le lock-out. On chercherait des solutions par la négociation. Cette Convention fut le déclencheur qui permit d’aboutir à des conventions collectives de travail (CCT) qui fixaient les conditions de travail et les salaires. Par la suite, cette Convention fut actualisée plusieurs fois et devint un modèle pour d’autres branches, ce qu’elle est restée.
Konrad Ilg et Hans Dübi
Cet accord est entré dans l’histoire sous le nom de Convention de paix du travail. Le mérite en revient avant tout au président de la Fédération des ouvriers sur métaux et horlogers (FOMH) Konrad Ilg et au président de l’Association patronale des constructeurs de machines et industriels de la métallurgie Ernst Dübi. On ne saurait surestimer, aujourd’hui, l’importance de la Convention. Du côté des syndicats, il s’agissait d’abandonner les procédés de la lutte de classes. Quant aux patronat, il abandonnait son attitude de refus habituelle et créait la confiance en faisant participer davantage les ouvriers au progrès économique et en réduisant les inégalités sociales.
La Convention prévoyait notamment que les augmentations de salaire ne se feraient plus, comme c’est l’habitude aujourd’hui, collectivement pour l’ensemble de la branche, mais individuellement dans les différentes entreprises.
Parallèlement à cette Convention, un nouveau vent commença à souffler dans le domaine politique. Désormais, les syndicats se concentrèrent davantage sur le dialogue et les délibérations dans les entreprises et associations et furent moins assidus à poursuivre des buts politiques. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le service actif accompli en commun ainsi que la participation aux travaux des autorités communales « de milice » favorisèrent la cohésion. La Convention de paix du travail est considérée aujourd’hui, à juste titre, comme l’acte de naissance du partenariat social. Elle a ouvert la voie à une nouvelle façon, moderne, de résoudre les conflits dans le monde du travail qui correspond à la participation de tous les citoyens propre à la démocratie directe.
Epreuve de vérité
La Convention fut mise, pour la première fois, à rude épreuve dans les années 50. C’est une initiative du patronat qui était à l’origine des tensions. En 1954, l’Alliance des Indépendants lança une initiative populaire en vue de l’introduction, dans l’industrie, de la semaine de 44 heures. A l’époque, il suffisait de récolter 50 000 signatures pour faire passer une initiative. Elle visait à modifier la loi sur le travail dans les fabriques. L’initiative en faveur de la semaine de 44 heures devait permettre l’introduction, plus tard, de la semaine de cinq jours. L’artisanat et le commerce étaient susceptibles d’emboîter le pas. La votation fédérale eut lieu quatre ans après.
Gottlieb Duttweiler passant pour l’inspirateur de l’initiative, on l’appela par la suite l’« initiative Duttweiler ». Duttweiler fut le fondateur et le premier directeur de Migros qu’il avait créée, en 1925, en tant que société anonyme et avait transformée, en 1941, en coopérative. En 1954, elle employait 6 000 personnes environ (à titre de comparaison : avec ses quelque 80 000 employés, Migros est actuellement le plus important employeur suisse). Duttweiler avait fondé, en 1936, le parti Alliance des Indépendants. Chef d’entreprise à la personnalité charismatique, il fut pendant de longues années député au Conseil national.
Des conventions négociées par les partenaires sociaux plutôt que des solutions étatiques
Aussi souhaitable que fût la semaine de cinq jours, l’initiative Duttweiler était pourtant problématique au regard du principe de partenariat social, récent encore, parce que la semaine de 44 heures devait être introduite par la loi. Aussi la question se posa-t-elle de savoir si les questions telles que le temps de travail, les vacances ou même le salaire minimum ne se décideraient plus à travers les délibérations entre les organisations des partenaires sociaux prévues par la Convention, mais politiquement par les urnes. Une solution politique ne pouvait pas tenir compte de la diversité des situations dans l’industrie. Qu’allait devenir la Convention de 1937 ?
La situation des syndicats n’était pas simple. On pouvait facilement interpréter le « non » comme une opposition à un patron connu et puissant qui se battait pour la semaine de cinq jours contre les syndicats. La situation était étrange et historiquement unique, en particulier parce que les syndicats allemands avaient également appelé à se battre pour la semaine de cinq jours. On devait s’attendre à de vifs conflits.
Arthur Steiner
Arthur Steiner, président de la FOMH, donc du plus important syndicat suisse, et également président de l’Union syndicale suisse (USS), fédération regroupant 14 syndicats particuliers, était le collaborateur personnel et l’ami de Konrad Ilg, un des pères de la Convention de 1937. C’est Steiner qui imposait les grandes orientations aux comités directeurs de l’USS. Or il préconisa nettement, dès le début, le principe des conventions négociées par les partenaires sociaux, telles qu’elles étaient prévues par la Convention de 1937 : « Ce que nous sommes capables de faire sans État, il faut le faire nous-mêmes. » La convention collective de travail en était l’instrument approprié. Elle était beaucoup plus flexible que la loi et donc mieux adaptable aux conditions qui prévalaient dans chaque cas. C’est dans cet esprit que Steiner prit nettement ses distances par rapport à l’« initiative Duttweiler ».
Le patronat de l’industrie métallurgique se tint à l’écart du débat mais il n’était pas chaud pour la semaine de cinq jours. La conjoncture était bonne. Les entreprises travaillaient à plein régime, les carnets de commandes étant pleins. On se préparait à faire des investissements importants et la main-d’œuvre étrangère commençait à affluer, tout d’abord en provenance d’Italie et d’Autriche. Il n’était pas facile de renoncer à toute une journée de travail par semaine. C’est pourquoi le patronat était plutôt enclin à augmenter les salaires et les indemnités pour heures supplémentaires et à accorder davantage de vacances.
La situation à la veille de la votation
Quatre ans avaient passé : la semaine de 44 heures étant encore rare et la semaine de cinq jours introduite dans peu d’entreprises, l’initiative Duttweiler séduisait de nombreux citoyens : c’était un moyen d’obtenir rapidement par les urnes le congé du samedi et davantage de temps libre. Les syndicats pouvaient-ils se permettre de continuer de s’y opposer ? Comment un syndicaliste pourrait-il justifier un « non » à sa famille qui aurait aimé qu’il soit à la maison le samedi ? Quelle impression donnait un syndicat suisse qui s’opposait à un projet que revendiquaient les syndicats du monde entier ? La direction de l’USS était donc dans une situation difficile. Des scissions ne tardèrent pas à apparaître. Trois syndicats sur les 14 de l’USS commencèrent à soutenir ouvertement l’initiative Duttweiler.
Quant à Arthur Steiner, il maintenait imperturbablement sa position. Dans tous les comités directeurs, il se prononçait avec fougue – que ceux qui s’intéressent à l’histoire lisent les procès-verbaux – en faveur de la voie empruntée depuis la Convention de paix du travail, c’est-à-dire celle des conventions négociées par les partenaires sociaux. Selon lui, on pouvait obtenir la semaine de cinq jours également de cette manière, même si cela prenait un peu plus de temps.
Et Arthur Steiner s’imposa. L’USS recommanda le « non ». Elle ne fut pourtant pas suivie par certains syndicats. Le conflit s’accentua lorsque le Parti socialiste recommanda le « oui ».
Rarement la tension avait été aussi forte à la veille d’une consultation. Les sondages d’opinion n’existaient pas encore. Les citoyens allaient-ils voter instinctivement en faveur de la semaine de 44 heures, sans tenir compte des nécessités du partenariat social récemment instauré ? En 1918 encore, les syndicats avaient fait grève dans tout le pays en faveur de la semaine de 48 heures dans l’économie et l’administration. En 1958, les choses étaient beaucoup plus faciles : il suffisait de mettre un simple « oui » dans l’urne pour obtenir un résultat qui allait beaucoup plus loin. D’autres raisons plaidaient en faveur du « oui » : la conjoncture était bonne et la charge de travail très forte. Le respect des délais contraignait à faire constamment des heures supplémentaires. Le besoin de davantage de repos et de loisirs était authentique et légitime. Aussi s’attendait-on à un « oui » écrasant.
Votation fédérale sur l’introduction de la semaine de 44 heures
La participation fut importante et le verdict sans ambiguïté. 65% des citoyens refusèrent l’initiative. Tous les cantons, à l’exception de Bâle-Ville, se prononcèrent en faveur du non. Ce résultat était une confirmation et une preuve de confiance dans la Convention de paix du travail et les conventions négociées par les partenaires sociaux.
Pour Arthur Steiner, président de l’USS, le résultat représentait un succès personnel qui allait influer sur la politique des décennies à venir. Les différends relatifs aux salaires, aux conditions de travail et aux vacances devaient trouver une solution grâce à des accords au niveau des entreprises et à des conventions collectives, en principe sans recourir à la grève ou à la contrainte étatique. Jusqu’à aujourd’hui, la loi se contente de définir des normes minimales, laissant place à des accords qui vont plus loin. La votation de 1958 a ainsi préparé le terrain pour des accords de partenariat social aussi bien que pour des règlementations législatives.
La votation de 1958 a montré qu’il ne s’agissait pas simplement d’imposer le plus possible d’avantages et de « droits » en faveur d’un groupe de pression. La démocratie directe ne peut fonctionner, en dernière analyse, que si les citoyens se sentent responsables de l’ensemble des facteurs, en l’occurrence de l’industrie suisse. La grande majorité des votants a respecté les besoins d’un partenariat social encore à ses débuts, se défendant de se prononcer sans trop réfléchir pour la semaine de 44 heures.
Ainsi, la votation fut un test de démocratie directe. Son résultat montrait combien la cohésion sociale et le climat politique s’étaient améliorés depuis 1937.
La semaine de cinq jours a pourtant été acceptée, comme on peut le constater aujourd’hui, mais un peu plus tard. En revanche, une initiative populaire fut lancée ultérieurement par les Organisations progressistes de Suisse (POCH) : elle proposait d’introduire la semaine de 40 heures, une fois de plus, par voie législative. Elle fut refusée en 1975 encore plus nettement que l’initiative Duttweiler.
La paix sociale, atout de la Suisse
La « paix du travail », qui contraste avec les fréquentes grèves de l’étranger, attira également l’attention des chefs de grandes entreprises étrangères. Elles commencèrent à s’installer en Suisse malgré les salaires élevés. De grandes entreprises américaines choisirent la Suisse pour leur siège principal. Au début, ce phénomène fut perçu avec méfiance par la population, non seulement parce qu’elle y voyait une menace pour l’indépendance du pays, mais également parce qu’elle ne souhaitait pas davantage d’« économie ». Dans les années 60, c’était le plein emploi : en dépit d’un grand afflux de main-d’œuvre étrangère, les périodes où il y avait moins de 100 chômeurs étaient fréquentes. Il arrivait souvent que les patrons débauchent des employés chez leurs concurrents, provoquant ainsi une hausse des salaires. Mais le boom économique avait aussi ses aspects négatifs. La pollution, notamment celle des eaux, prenait une ampleur inquiétante de sorte que le canton de Zurich, par exemple, dut interdire les baignades dans le lac. De même, le canton du Tessin, qui avait depuis toujours misé sur le tourisme, dut prendre la même mesure impopulaire pour le lac de Lugano qui sentait mauvais.
Où en sommes-nous aujourd’hui ?
La Convention de paix du travail de 1937 est, aujourd’hui, un pilier de l’économie sociale de marché en Suisse. Un coup d’œil au-delà des frontières nous apprend qu’ailleurs aussi, dans les années de l’après-guerre, des formes d’économie socialement responsable s’étaient développées, différentes dans chaque pays.
En Allemagne, par exemple, la notion d’économie sociale de marché est liée à la personne de Ludwig Erhard, premier ministre de l’Economie après la Seconde Guerre mondiale. Dans son livre Wohlstand für alle (La prospérité pour tous), il affirmait que le fondement de l’économie sociale de marché était la justice sociale. _ On parle à ce propos de « capitalisme rhénan ». En Allemagne, il ne s’est pourtant pas créé de rapports étroits entre les associations patronales et les syndicats. Les grèves y marquent la vie sociale aujourd’hui encore. Mais c’est compréhensible quand on songe que les syndicats allemands furent interdits dans les années 30. De plus, l’histoire allemande diffère beaucoup de celle de la Suisse. Ce pays est pourtant allé beaucoup plus loin en matière de cogestion. La loi sur la constitution interne de l’entreprise accorde des droits plus larges qu’en Suisse aux salariés en matière de cogestion, et cela même au niveau des conseils de surveillance. En Suisse, les citoyens ont rejeté, en 1976, une initiative populaire de l’USS qui proposait de donner à la Confédération la compétence d’édicter des directives sur la cogestion dans les entreprises et l’administration.
En Autriche, l’économie sociale de marché revêt des aspects caractéristiques de ce pays. En voici un exemple. Il y a 50 ans, en 1957, a eu lieu un événement qu’on pourrait également appeler « convention de paix du travail » et qui mérite notre considération. Les représentants des organisations patronales et syndicales rencontrèrent le Chancelier fédéral et certains ministres pour discuter, au sein de la Commission paritaire, de questions de politique sociale. Souvent, on faisait appel également à des scientifiques dont les expertises donnaient des orientations à l’économie et aux hommes politiques. Ces réunions informelles avaient un caractère facultatif. Elles étaient respectées de toutes parts et ont grandement contribué à ce que la paix sociale fasse partie de l’image de marque de l’Autriche.
Ces exemples montrent qu’il n’y a pas un modèle unique d’économie sociale de marché.
La paix sociale, un défi pour demain
Depuis 15 ans environ, on a affaire à une nouvelle forme de capitalisme, le capitalisme global lié à la fondation de l’OMC, qui relègue au second plan les préoccupations « nationales » et ne respecte guère les forces sociales qui sont source d’équilibre et de cohésion. Les conventions de paix du travail sont donc aujourd’hui plus nécessaires que jamais. L’équilibre social et la cohésion tels qu’ils se manifestent dans la Convention de paix du travail de 1937 sont, dans beaucoup de pays, un acquis de la génération de la guerre et de l’après-guerre. Si nous voulons être capables d’affronter les défis de l’avenir, cet héritage mérite d’être sauvegardé et rénové, particulièrement en ces temps de capitalisme global.
[1] Pour une analyse plus approfondie, cf. Wüthrich, Werner, « Ökonomische, rechtliche und verbandspolitische Fragen in der Auseinandersetzung um die Arbeitszeit während der Hochkonjunkur (1946–1975) in der Schweiz und in Österreich », Reihe Arbeits und Sozialwissenschaft, Band 10, Zürich, 1987.
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