La Foire de Bâle, en tant qu’institution de droit public, est un des fleurons du modèle suisse : cette importante manifestation économique est en effet gérée en coopérative. Il en résulte un caractère particulier, très différent de celui de ses homologues étrangères, ainsi que l’attestent les mémoires de son ancien directeur.
Avec ses Souvenirs de 1971 à 1988, Frédéric Walthard présente sous le titre La Foire de Bâle – ouverture envers l’Europe et le Monde le troisième tome de ses mémoires. L’essentiel de ses exposés recouvre son action en tant que directeur de la Foire de Bâle, connue dans le monde entier et familièrement désignée par les Suisses sous son abréviation « Muba » (Mustermesse Basel), période qui a duré 17 ans.
Pendant plus de 20 ans, Frédéric Walthard a en effet profondément marqué ladite institution suisse, lui donnant les dimensions d’une grande entreprise à succès. De ce grand succès, quels ont été les piliers ? Ils ont été semblables à ceux sur lesquels reposaient le succès et le bien-être de la Suisse même : une structure de coopérative, une image personnelle de l’être humain, l’ouverture et l’intérêt envers les voisins, l’Europe et le monde entier ainsi que la créativité artistique.
Structure de coopérative
La Confédération helvétique doit son succès de modèle politique à sa structure étatique de bas en haut. Ses 3000 communes environ sont fondamentalement structurées selon le modèle coopératif ce qui veut dire qu’elles disposent d’un très haut degré d’autonomie et d’autodétermination. Le modèle coopératif s’est imposé également, au cours de l’histoire suisse, dans le domaine économique et est resté une forme organisationnelle importante jusqu’à nos jours.
Aussi la Foire de Bâle, en tant qu’institution de droit public, était-elle organisée selon le principe coopératif, notamment parce qu’elle était conçue, dès le début, comme entreprise de service public au profit de la ville de Bâle, du canton et de la Suisse toute entière. Sous cette forme elle devenait, selon Walthard, « un lieu de rendez-vous de gens visant l’échange de produits et de services. En même temps, elle offrait l’occasion d’échanger des idées et des expériences ainsi que de se mettre ensemble en vue d’activités créatives sans lesquelles, en fin de compte, aucun progrès économique ou culturel n’est possible. » Ainsi, la « Muba » est devenue une institution suisse agissant dans l’intérêt commun.
Walthard tenait explicitement à la forme coopérative de la Foire de Bâle puisque le profit n’était pas son but principal et l’organisation démocratique de l’institution lui importait beaucoup. Pour lui il est prouvé qu’ainsi, et seulement ainsi, se crée le « bonum commune » sous sa meilleure forme. Dans nos temps marqués par la mondialisation qui ne mesure les économies que par leurs taux de croissance et de profit, cela fait du bien de comprendre, en lisant Walthard, combien il souligne et valorise l’importance de l’idée coopérative. Dans ses lignes, l’auteur réitère ses commentaires critiques par rapport à la mondialisation et des remarques pleines de sens sur l’esprit du temps : « Les affaires liées à la Foire étant en première instance basées sur une entreprise de services publics à la mesure de l’individu, elles sont donc inappropriées à une entreprise à dimensions gigantesques dont la seule raison d’être réside dans le profit, phénomène devenu à la mode à la suite d’une mondialisation excessive non seulement dans l’industrie et le commerce, mais également dans le secteur des services publics […]. »
Après la retraite de Walthard en 1988, la « Muba » a été transformée en société anonyme pour se confondre, après la fusion avec son homologue zurichois, la « Züspa », à la « Foire Suisse SA. » Voilà comment Walthard s’exprime sur ce processus : « Jusqu’à ma retraite, la « Muba » appartenait au peuple bâlois. Transformée en société anonyme, personne ne sait précisément aujourd’hui à qui appartiennent effectivement ses bâtiments et ses foires […] »
Image personnelle de l’être humain
Depuis le Moyen-Age, les foires avaient comme raison d’être de réunir les hommes à des endroits bien précis. La foire servait et sert à l’échange de produits et de services, mais également de concepts et d’idées. Le succès économique de la Suisse trouvait et trouve également sa base dans cette idée centrale de l’échange libre et souverain de produits et d’idées créatives en vue de l’évolution continuelle des structures et institutions éprouvées. C’est ainsi que la « Muba » de Bâle, sous la direction compétente de Frédéric Walthard et grâce à ses idées visionnaires évolua, elle aussi, en une foire attractive.
Il lui tenait toujours à cœur de faire en sorte que la « Muba » soit un lieu de rencontre. C’était la communauté humaine qui était au centre de ses réflexions. En tant que directeur, il a mis sur pied une bonne équipe bien motivée qui a été finalement garante du succès de la « Muba ». Ce qui comptait pour lui, c’était l’homme et la qualité de son travail. Selon le « credo » de Walthard, chacun devait, avec son travail, se sentir responsable de la totalité de l’entreprise. C’est ainsi qu’est né ce sentiment du « nous » souvent cité par Walthard, lequel en tant que sentiment d’appartenir à une communauté tenait ensemble l’entreprise toute entière. Walthard était capable de perpétuellement motiver son entourage à accomplir des performances extraordinaires : « On a exigé de tous des capacités à diriger et des expériences de cadres. Il s’agissait d’aboutir à une répartition des responsabilités du succès de la Foire qui allait de bas en haut et qui s’étendait à la totalité des concernés, les exposants et les employés de la Muba, et ceci sur la base la plus démocratique possible. »
Dans son troisième tome de mémoires, l’auteur témoigne, une fois de plus, de sa capacité à dessiner des portraits humains très fins, imprégnés d’humour çà et là, et parfois, avec tout le sérieux nécessaire aussi. Ses descriptions sont pourtant marquées par l’image personnelle qu’il a de l’être humain, réaliste, considérant que les individus ne sont pas capables d’agir sans faire d’erreurs.
Ouverture envers le monde
Il n’y a guère de pays qui soit aussi bien interconnecté sur le plan économique et politique que la Suisse. Il ne saurait être question là d’une « insularité ». Pendant les XVIIIe et XIXe siècles, au cours de l’industrialisation, la Suisse a fait son grand succès économique non seulement grâce à une structure de coopératives et à des valeurs humaines, mais également par une ouverture vers le monde et vers l’Europe.
Dès le début, Frédéric Walrhard était convaincu que la Foire de Bâle devait d’abord s’ouvrir vers ses voisins européens, ensuite vers l’Europe (les pays de l’Europe de l’Est inclus, qui étaient sous un régime communiste) et enfin au-delà de l’Europe vers le monde entier (non pas seulement le monde occidental, mais aussi vers l’Union soviétique et la Chine). En 1971, la « Muba » était encore une exposition nationale suisse de produits suisses, qui, peu à peu fut ouverte aux produits étrangers. Ce qui était important, c’est que la Foire de l’horlogerie et de la bijouterie a été élargie pour devenir la Foire de l’horlogerie et de la bijouterie européennes, et qu’elle fut séparée de la « Muba » pour continuer à exister comme foire particulière couronnée de succès. Cela a réussi d’autant plus que M. Walthard avait l’expérience de longues années dans ce secteur et (surtout) le souffle suffisant pour imposer ces changements contre certaines résistances.
L’admission des pays à économie planifiée, c’est-à-dire des Etats sous régime communiste, apporta également certaines critiques à M. Walthard. Mais l’histoire lui donna raison, si l’on prend en considération la « Perestroika » de Gorbatchev ou l’ouverture de la Chine vers l’Occident. Et ensuite, ce qui est bien plus important, il a jeté des ponts entre l’Ouest et l’Est ce qui constituait sans aucun doute une base décisive pour des contacts humains. Ces contacts – en pleine Guerre froide et sur initiative privée – ont été déterminants pour éliminer les fausses idées qu’on se faisait de l’adversaire et pour établir des rapports commerciaux pacifiques. Ce fut avec étonnement que les Etats industrialisés occidentaux virent que les pays de l’Est fabriquaient, eux-aussi, des produits intéressants et rendaient des services sérieux.
Walthard a rendu possible ainsi un dialogue pacifique et amical par-dessus les frontières idéologiques, ce qui ne peut être assez estimé. L’invitation des pays à économie planifiée, sous son égide, est devenue une tradition importante et l’ouverture vers l’Est est devenue un plein succès. La présence continue des pays de l’Est et de l’Ouest a créé les conditions de contacts humains permanents. Comment peut-il alors y avoir encore des guerres ? L’ouverture de la « Muba » vers le monde s’est ainsi avéré un service fondamental en faveur de la paix.
Créativité artistique
On sait bien que la Suisse est un pays multiculturel, un pays à quatre cultures et quatre langues. Cette circonstance a obligé notre pays, au cours de son histoire, à développer une formation extrêmement créative.
Frédéric Walthard, lui-aussi, a développé la « Muba » de façon créative. C’est lui qui a pris la responsabitlité du développement de l’infrastructure ; il a initié par exemple la construction du Palais des congrès avec hôtel. Il a également amélioré la structure du personnel, de l’administration et de la gestion. Sur ce fondement, en 1973, Bâle a connu un véritable essor des foires. A part la foire traditionnelle de la « Muba », on organisait, au cours de l’année, de nombreuses manifestations. Jusqu’au retrait de Walthard en 1988, plus de 170 foires spécialisées et plus de 900 expositions spéciales ont eu lieu.
Dans le privé, pendant les périodes de la Foire souvent très fiévreuses, Walthard essayait de se calmer par la peinture. Egalement dans ce domaine-là, son don créatif se révélait. Et la peinture est d’ailleurs devenue un loisir auquel il se consacre avec passion depuis sa retraite bien méritée.
En 1988, « Sir Frédéric », comme l’appelaient plein d’affection les petits Bâlois, laissa derrière lui une équipe bien adaptée, des finances stables, de nouvelles installations modernes de foire et de congrès ainsi qu’un calendrier bien rempli et échelonné sur toute l’année. Grâce à Frédéric Walthard, le Palais des congrès de Bâle est devenu un centre dont les activités jouissent d’un rayonnement mondial.
Avec le troisième tome, cette trilogie trouve sa digne conclusion. Le style de M. Walthard garantit que la lecture ne devienne jamais ennuyeuse. De temps en temps, il ajoute une petite histoire drôle, une anecdote épicée, des portraits d’hommes élégamment formulés et des récits de voyages pleins de suspense. On n’a pas envie d’interrompre la lecture.
En découvrant ces mémoires, on se pose de temps en temps la question de savoir comment les efforts et l’énergie humaine ont été possibles dans une vie tellement riche d’activités. A la recherche d’une réponse, on rencontre deux aspects essentiels : L’épouse de Frédéric Walthard, Simonne, qui l’a toujours soutenu, et une éthique de travail et de vie dont l’esprit du temps actuel aurait plus que jamais besoin. Il reste à espérer que Frédéric Walthard continuera à laisser courir sa plume avisée pour décrire et commenter encore longtemps l’esprit du temps.
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