Au moment où George W. Bush doit définir les objectifs de son second mandat présidentiel, le journaliste mexicain Carlos Fazio rappelle que des plans d’intervention militaire en Amérique latine ont été préparés par le Pentagone dès le 11 septembre. Sous couvert de lutte contre le terrorisme, ils permettraient aux États-Unis d’éradiquer toute opposition à leur domination impériale sur le continent. Pratiquement, Washington ferait sous-traiter ces guerres par des armées locales et des mercenaires, réutilisant ainsi les techniques de la guerre sale des années 70 sans avoir à se salir directement les mains avec des escadrons de la mort.
Avec le vote d’un budget colossal alloué au Pentagone et la nomination d’un expert en opérations clandestines comme nouveau directeur de la CIA, l’administration Bush semble avoir entamé une nouvelle étape dans sa politique de guerres préventives et de domination totale.
La crise des services secrets a été mise en lumière par la commission d’enquête parlementaire sur les attentats du 11 septembre 2001 et par la justification contestée avancée pour envahir l’Irak. Elle a mis en difficulté l’actuelle équipe techno-militaire et de sécurité nationale de la Maison-Blanche et a poussé à la démission le directeur de la CIA, George Tenet. Pourtant, tout indique que, une fois élu [1], M. Bush doit choisir où il va livrer sa prochaine guerre. Parce que, où que ce soit, il lui en faut une ...
D’une part, les 416 milliards de dollars destinés au budget du Département de Défense étayent cette hypothèse. D’autre part, le curriculum vitae du nouveau directeur la CIA, Porter J Goss [2], représentant républicain de la Floride et président du Comité du renseignement de la Chambre des représentants, augure une nouvelle ère de déstabilisations et d’actions secrètes, avec ses deux corollaires classiques, la tertiarisation et la mercenarisation de la guerre.
Goss, dont la nomination devra être confirmée par le Sénat, a débuté à la section des Opérations spéciales de la CIA en 1962. Depuis les bureaux de l’agence à Miami, il a pris part à diverses actions ouvertes et/ou clandestines contre Cuba, y compris l’invasion Baie des cochons, l’opération Mangoose [3], la crise des missiles et plusieurs tentatives d’assassinat de Fidel Castro [4]. Par la suite, l’agence l’a envoyé sur plusieurs « points chauds », comme le Mexique, la République dominicaine et Haïti. Comme l’a dit Bush, l’ex-espion Goss connaît la CIA « de l’intérieur comme de l’extérieur ».
Choisir l’ennemi
Si dans la conjoncture immédiatement postérieure aux attentats contre les Tours Jumelles à New York et contre le Pentagone à Washington, dans l’éventail d’options - pour influencer l’opinion publique américaine et obtenir un consensus rapide à une réponse guerrière -, l’Afghanistan et l’Irak réunissaient avec facilité les caractéristiques pour servir de point de contact « huntingtonien » (Alain Joxe - directeur du Centre de Sociologie de la Défense -, dixit) entre l’islam et la chrétienté, pour transformer ces options « antiterroristes » en croisade [5], l’actuel enlisement militaire en territoire irakien élargit l’éventail à des pays qui se trouvent hors du « stock » islamique ou religieux.
On sait aujourd’hui que, quelques jours après le 11 septembre, face à l’absence « bons objectifs » en Afghanistan, le sous-secrétaire à la Défense, Douglas Feith, un des faucons sionistes de l’entourage de Bush, a distribué un mémorandum secret où il recommandait d’attaquer en Asie ou en Amérique du Sud pour « surprendre les terroristes » [6]
Comme l’a révélé la revue Newsweek (09/08/04), le rapport - commandé par Feith à l’analyste de Défense, de Michael Maloof, et à l’expert en affaires Moyen-Orientales, David Wurmser - a suggéré comme objectif militaire « une contrée lointaine » de l’Amérique du Sud où confluent les frontières du Paraguay, de l’Argentine et du Brésil. Selon la propagande de guerre états-unienne, la zone, connue comme « la triple frontière », serait un refuge pour des « cellules dormantes » du Hezbollah, parti politique libanais issu de la résistance chiite à l’occupation israélienne. Si bien que cette zone géographique située aux portes de l’Amazonie peut devenir une cible militaire - sous couvert de « croisade » religieuse - de la CIA et du Pentagone, et l’opinion publique est déjà « sensibilisée » à l’aventurisme expéditionnaire de Bush et à « sa lutte » du Bien contre le Mal. On ne peut écarter de la liste des options Cuba [7] et le Venezuela. Pas plus que la Colombie [8], où le Pentagone a déjà un pied.
L’option vénézuélienne a déjà été prévue par la CIA, cependant le coup d’État fomenté a échoué [9]. Selon une information publiée par le quotidien espagnol El Mundo, dans l’éventualité où le président du Venezuela Hugo Chávez resterait au pouvoir après le referendum révocatoire engagé par l’opposition (avec l’appui politique et économique secret de la Maison-Blanche), la CIA « a des plans » pour résister à l’influence du mandataire et à sa révolution bolivarienne dans d’autres pays de la zone, en particulier la Colombie, l’Équateur, la Bolivie et le Pérou [10].
Toujours selon El Mundo, la semaine précédant le referendum du 15 août, le directeur du Département des Affaires de l’Hémisphère Sud de la CIA, William Spencer, s’est réuni à Santiago du Chili avec d’autres agents de l’Agence déployés dans ces pays, pour affiner un plan qui disposerait déjà du financement du Département du Trésor et du Pentagone.
Le risque que l’Amérique latine se transforme en une scène de violence globale que le Français Alain Joxe appelle « l’Empire du chaos » est réel [11]. Après la chute du mur de Berlin, les États-Unis se sont construits une supériorité militaire absolue et portent à leur actif une longue liste de massacres asymétriques dans plusieurs parties du monde, qui par ses caractéristiques rappelle ceux perpétrés par les dictatures militaires de l’Amérique du Sud dans les années 70.
Pour les massacres ciblés, les disparitions forcées et l’utilisation de la « torture scientifique » comme méthode d’interrogatoire [12] - organisées et centralisées par Washington dans le cadre de la Guerre froide et sa stratégie de « lutte contre le communisme » -, les États-Unis ont eu recours dans le cadre de la sous-traitance aux armées du secteur, sur la base d’une stratégie unifiée : la Doctrine de Sécurité Nationale. Les exécutions « à chaud » des « ennemis de l’intérieur » ont été perpétrées par des troupes d’élite et des groupes paramilitaires.
La mercenarisation des conflits
Actuellement, la domination impériale « unipolaire » mène en marge de l’État de droit et des règlements internationaux, et donc dans le chaos, des guerres de répression néo-darwinistes sous couvert de lutte contre le « terrorisme » (l’éradication de cette forme de violence, comme l’affirme Joxe, n’est pas un objectif clausewitzien qui peut mener à la victoire et la paix). Ces guerres sont livrées par la force militaire asymétrique du Pentagone, qui repose sur la domination issue de la révolution électronique, tant dans la sphère militaire, et des communications, que dans celle de l’économie et de la finance, avec l’appui de la CIA et d’autres agences de la « communauté du renseignement », avec des méthodes d’influence indirecte et des moyens d’action clandestins dans le cadre de ce qu’il convient de nommer « opérations militaires autres que la guerre » (ou MOOTW, pour Military Operations Other Than War).
Comme le fait remarquer à son tour Peter Lock, expert en sécurité, là où la violence de la guerre ouverte et conventionnelle des États-Unis « s’avère superflue », les appareils bureaucratiques du Pentagone et de la CIA recourent « à la privatisation systématique et à la sous-traitance des prestation de services de violence ». C’est-à-dire, la « mercenarisation » de la politique interventionniste et expansionniste de la Maison-Blanche avec les « chiens de guerre », qui font le « sale boulot », qui autrefois était réalisé par les unités d’élite et les escadrons de la mort, les exécutants de la sale guerre.
Selon Peter Lock, en tant que puissance militaire hégémonique incontestée, les États-Unis ont « l’intention d’employer de manière indiscriminée et préventive des moyens violents pour imposer leurs intérêts dans le cadre de la guerre contre le terrorisme ». À son avis, la logique de la guerre contre le terrorisme de George W Bush implique « une prise de pouvoir presque absolue » par l’exécutif états-unien. Dans la mesure où « l’on abuse » du thème de la menace terroriste « comme moyen politique pour la conservation du pouvoir », on atteint des « dimensions totalitaires ».
Dans différentes zones de l’Amérique latine (sauf la Colombie), et du fait que la présence in situ des soldats du Pentagone a une charge idéologique, militaire et politique négative (issue de 200 ans de pratique impérialiste à l’échelle du continent), Washington a eu recours à des entreprises privées de sécurité ou de mercenaires, qui lui permettent de mener des guerres de basse intensité (GBI, une variante de la contre-insurrection classique) sans déployer directement des troupes qui, éventuellement, pourraient compromettre les États-Unis dans leurs actions secrètes.
La « privatisation de la guerre » permet de recycler les anciens de la « sale guerre » des années 70 en « militaires privés sous contrat » qui se chargent de fournir un appui logistique, du « conseil » militaire et de l’entraînement ainsi que des tâches d’espionnage interne, au moyen d’entreprises de sécurité comme Kroll Associated, Dyncorp, Kellogg Brown and Root (filiale de la compagnie Halliburton) et MPRI.
De plus, grâce à l’épouvantail de la « guerre au terrorisme », la continuité des formations et entraînements militaires dispensés par le Pentagone aux forces armées de la région est garantie ; affaire lucrative qui permet, à la fois, de former et de recruter des cadres locaux sensibilisés aux intérêts stratégiques de Washington.
Tout ceci est associé à la bonne vieille stratégie du matraquage médiatique afin de créer dans l’opinion publique un climat propice à l’expression d’un « besoin » de sécurité croissant. Une sensation de chaos et de déstabilisation orchestrée par les exécutifs de la violence, que Stella Calloni a défini comme « faire crier l’insécurité » [13]. C’est-à-dire l’insécurité comme une affaire qui est du ressort de la contre-insurrection et peut dériver vers un nouveau cycle répressif qui puise dans les anciens outils de la guerre sale, parmi eux les meurtres sélectifs, les inévitables « disparitions », la torture et le contrôle de la population.
De manière larvée, il existe des indices qu’une opération régionale de ce type est dans les plans de Washington. Avec un budget multimillionnaire pour ses « guerres préventives », avec la nomination d’un expert pour les actions clandestines au quartier général de la CIA, et devant l’irruption de mouvements massifs qui défient le pouvoir impérial dans plusieurs zones de l’hémisphère, Bush pourrait déchaîner un nouveau cycle d’aventures belliqueuses dans le secteur. Les objectifs pourraient être Cuba, le Venezuela, la Colombie ou la triple frontière, sans détourner l’attention d’autres « points chauds » comme le Mexique. Mais seul le dieu de Bush le sait.
[1] George W. Bush n’avait pas été élu président des États-Unis, en 2000, mais avait été nommé par la Cour suprême à la faveur d’une fraude massive. Il a donc été élu président pour la première fois en 2004.
[2] Pour un protrait du nouveau directeur de la CIA, voir « Porter J. Goss veut en découdre avec la France », Voltaire, 28 septembre 2004. Pour sa politique, voir « Porter J. Goss prefère l’action au renseignement », Voltaire, 22 octobre 2004.
[3] Sur le volet le plus critiqué de Mangoose, voir « Quand l’état-major américain planifiait des attentats contre sa propre population » par Thierry Meyssan, Voltaire, 5 novembre 2001.
[4] Par exemple : « Les cigares de la Mangouste », Voltaire, 15 octobre 2004.
[5] « La Guerre des civilisations, Thierry Meyssan, Voltaire, 4 juin 2004.
[6] La question des opérations militaires visant à éradiquer tous les groupes armés non-étatiques anti-états-uniens dans le monde a été soulevée par Henry Kissinger le soir même du 11 septembre, puis explicitée par lui quatre jours plus tard. Cf. « Destroy the Network », The Washington Post, 11 septembre 2001. Et « A War to free the future from fear », The Los Angeles Times, 15 septembre 2001.
[7] « Le Plan Powell pour l’après-Castro » par Arthur Lepic, Voltaire, 16 juin 2004.
[8] « Le Plan Colombie : cocaïne, pétrole et mercenaires » par Paul Labarique, Voltaire, 25 février 2004.
[9] « Opération manquée au Venezuela » par Thierry Meyssan, Voltaire, 18 mai 2002.
[10] « La CIA prepara planes contra Chavez si continua en el poder tras el referendum del dia 15 » par Ramy Wurgaft, El Mundo, 9 août 2004.
[11] L’Empire du chaos par Alain Joxe, La Découverte éd., 2002.
[12] « Les manuels de torture de l’armée des États-Unis » par Arthur Lepic, Voltaire, 26 mai 2004.
[13] Masiosare n°346, 8 août 2004
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