Nous publions la seconde partie de l’intervention prononcée par le sénateur Jean-Luc Mélenchon, le 22 janvier, devant le Grand Orient de France. Il y montre la cohérence des prises de positions de Nicolas Sarkozy, depuis son action en tant que ministre de l’Intérieur et des Cultes, jusqu’à ses discours de Saint-Jean-de-Latran et de Ryad : rompre avec le principe républicain de laïcité, réintroduire le religieux dans le politique, et préparer le choc des civilisations.
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Lever le verrou de la laïcité républicaine
Un discours pour l’actualité
Dans ces conditions, le discours prononcé à Latran n’est pas le règlement de compte d’un homme de droite décomplexé avec le récit républicain traditionnel marqué par la domination intellectuelle du courant issu des Lumières. C’est un discours pour l’actualité et à propos de l’actualité telle que la voit le président et dans laquelle il pense que la France doit prendre place. Mais elle ne peut le faire en tant qu’État républicain construit sur les bases laïques telles qu’elles sont constituées par son histoire et en particulier celle de la loi de 1905. La République laïque ne peut connaître ni s’intégrer dans la logique du choc des civilisations. Cette impossibilité a éclaté dès son discours sur la politique étrangère de la France. Il y affirmait que « le premier défi » que le monde aurait à relever ce serait « le risque de confrontation entre l’islam et l’occident ». Cette lecture de l’état du monde à partir du fait religieux plutôt qu’en partant des politiques pratiquées par les États marquait une rupture du discours de politique étrangère de la France. Mais surtout il implique une conséquence inacceptable pour la France elle-même. Car les citoyens français de confession musulmane s’y trouvent immédiatement placés en situation d’impasse et de soupçon. La tension que cette vision du monde déclenche pour notre pays lui-même montre l’obstacle que représente pour cette vision la définition laïque de l’identité de la République française. On ne doit pas perdre de vue qu’il s’agit d’une opposition des principes fondamentaux mis en œuvre. Laïcité et politique du choc des civilisations s’opposent point par point sur le plan des principes sur lesquels elles reposent. Coté choc des civilisations, la diversité est la donnée indépassable, côté laïcité c’est l’unité en soi de l’espèce humaine qui est le point d’appui. Là où la politique de civilisation prône la coexistence d’intérêts intrinsèquement différents, la vision laïque postule qu’il existe un intérêt général que la raison des citoyens peut discerner et promouvoir. Là où la politique de civilisation vise une identification à une « famille », la laïcité prône l’indifférence au religieux en politique pour rendre possible l’unité et l’indivisibilité de la communauté civique. C’est pourquoi, point pour point le président est aussi méthodique dans l’affirmation et la mise en oeuvre de sa vision du monde. Globalement son projet avéré est la reconfessionalisation de la société.
Reconfessionaliser la société
La volonté de reconfessionalisation de la société française s’appuie dans le discours du président sur de nombreuses évocations de l’évidence de l’utilité sociale de la religion. Curieusement cette vision utilitariste n’est jamais contestée par les religieux eux-mêmes qui devraient pourtant en être les premiers offensés. « La désaffection progressive des paroisses rurales, le désert spirituel des banlieues, la disparition des patronages, la pénurie de prêtres, n’ont pas rendu les Français plus heureux. C’est une évidence », déclare le président dans son discours de Latran. Cette formule se retrouve dans quasiment chacun de ses discours à propos de la place des religions dans les sociétés contemporaines. L’idée est assez constante chez lui. En 2005, à Neuilly, devant l’association Bible, il déclare : « Lorsqu’il y a un prêtre ou un pasteur, dans un village ou un quartier, pour s’occuper des jeunes, il y a moins de laisser-aller, de désespérance, et finalement moins de délinquance. Aujourd’hui, nos quartiers sont devenus des déserts spirituels ! […] Les religions sont un plus pour la République ». Cette façon de voir le conduit à afficher un soutien présidentiel en contradiction ouverte avec les dispositions de la loi de 1905 : « Partout où vous agirez, dans les banlieues, dans les institutions, auprès des jeunes, dans le dialogue inter-religieux, dans les universités, je vous soutiendrai. La France a besoin de votre générosité, de votre courage, de votre espérance ». Il en rajoute même dans un style oratoire très éloigné du mode d’expression traditionnel des responsables politiques en France : « En donnant en France et dans le monde le témoignage d‘une vie donnée aux autres et comblée par l‘expérience de Dieu, vous créez de l‘espérance et vous faites grandir des sentiments nobles. C‘est une chance pour notre pays, et le Président que je suis le considère avec beaucoup d‘attention ».
Cet utilitarisme religieux a une racine idéologique qui va au-delà de l’incantation flatteuse du moment. À la suite du discours clérical, pour le président, une morale publique n’est pas sérieusement établie hors du religieux et de ses références. Dans le droit fil de la dénonciation des lumières et de l’impuissance de la République a dire le bien et le mal selon la formule utilisée par Nicolas Sarkozy, et en complète harmonie au mot près avec les prédications de Jean-Paul II, le président de la République n’a pas craint de s’avancer fort loin au-delà de son rôle. Il explique à Latran : « S’il existe incontestablement une morale humaine indépendante de la morale religieuse, la République a intérêt à ce qu’il existe aussi une réflexion morale inspirée de convictions religieuses. D’abord parce que la morale laïque risque toujours de s’épuiser ou de se changer en fanatisme quand elle n’est pas adossée à une espérance qui comble l’aspiration à l’infini. Ensuite parce qu’une morale dépourvue de liens avec la transcendance est davantage exposée aux contingences historiques et finalement à la facilité. » Dés lors, il passe de l’appui à l’action des religieux à la sollicitation la plus vive. Son discours lance un appel à une présence forte de la parole religieuse dans la vie de la société. « Mais ce que j‘ai le plus à cœur de vous dire, lance t-il, c‘est que dans ce monde paradoxal, obsédé par le confort matériel tout en étant de plus en plus en quête de sens et d‘identité, la France a besoin de catholiques convaincus qui ne craignent pas d’affirmer ce qu‘ils sont et ce en quoi ils croient ». Et le président se fait encore plus pressant dans l’interview qu’il donne juste après son discours du Latran au journal papal l’Osservatore romano : « Ça manque les intellectuels chrétiens, ça manque les grandes voix qui portent dans les débats pour faire avancer une société et lui donner du sens et montrer que la vie n’est pas un bien de consommation comme les autres. » Dés lors, la parole présidentielle ne peut que se placer à la frontière de ce qu’elle souhaite c’est-à-dire de la prédication. C’est clairement ce qui se passe dans cette interview quand le président explique dans le style d’un prêche : « Le message du Christ, c’est un message très audacieux puisqu’il annonce un Dieu fait de pardon et une vie après la mort. Je ne pense pas que ce message d’audace extrême et d’espérance totale puisse être porté de façon mitigée. Il nécessite une grande affirmation, une grande confiance et je suis de ceux qui pensent que dans les débats d’aujourd’hui, les grandes voix spirituelles doivent s’exprimer plus fortement ».
Cette confusion des genres rhétoriques est spectaculaire dans le discours de Ryad. Est-ce vraiment le ton d’un président de la République française de se lancer dans une litanie qui affirme : « « L’Homme n’est pas sur Terre pour détruire la vie mais pour la donner. L’homme n’est pas sur Terre pour haïr mais pour aimer. L’homme n’est pas sur Terre pour transmettre à ses enfants moins qu’il n’a reçu mais davantage. C’est au fond ce qu’enseignent toutes les grandes religions et toutes les grandes philosophies. C’est l’essence de toute culture et de toute civilisation. » Tous les observateurs ont été sidérés par le glissement vers la forme et le ton du prédicateur quand le président est passé à l’évocation de Dieu comme d’une entité présente et indubitable. Il l’a fait sur le mode d’une prière au contenu d’ailleurs assez significatif d’un certain aveuglement devant la réalité de l’action religieuse dans le monde : « Dieu transcendant qui est dans la pensée et dans le cœur de chaque homme. Dieu qui n’asservit pas l’homme mais qui le libère. Dieu qui est le rempart contre l’orgueil démesuré et la folie des hommes. Dieu qui par-delà toutes les différences ne cesse de délivrer à tous les hommes un message d’humilité et d’amour, un message de paix et de fraternité, un message de tolérance et de respect ». Dans l’élan de ce discours, la confusion des genres a été portée jusqu’au point où le président s’est institué commentateur et source de théologie à propos du contenu des religions. Est-ce bien à un chef d’État laïque de s’engager sur de tels contenus ? Il n’est pas sûr que le monarque wahhabite à qui le discours était censé s’adresser ait vraiment adhéré à l’oecuménisme du président prédicateur. Était–il dans son rôle quand il lui a affirmé : « Sans doute, Musulmans, Juifs et Chrétiens ne croient-ils pas en Dieu de la même façon. Sans doute n’ont-ils pas la même manière de vénérer Dieu, de le prier, de le servir. Mais au fond, qui pourrait contester que c’est bien le même Dieu auquel s’adressent leurs prières ? Que c’est bien le même besoin de croire. Que c’est le même besoin d’espérer qui leur fait tourner leurs regards et leurs mains vers le Ciel pour implorer la miséricorde de Dieu, le Dieu de la Bible, le Dieu des Évangiles et le Dieu du Coran ? Finalement, le Dieu unique des religions du Livre. »
La confusion des genres dans une parole qui passe du politique au registre religieux a connu des développements inouïs dans les discours du président. Après la captation de la parole religieuse dans la forme du discours de prédicateur sont venus des confusions de genre entre l’activité religieuse et le mandat politique puis dans la hiérarchie des valeurs sociales. Ainsi quand il a comparé la vocation des prêtres et celle d’un président de la République. Qu’il s’agisse de la façon de parler des prêtres ou de lui-même tout dans ce moment de parole est hors norme de la part d’un chef d’État républicain. Jugeons plutôt sur pièce : « Je mesure les sacrifices que représente une vie toute entière consacrée au service de Dieu et des autres. Je sais que votre quotidien est ou sera parfois traversé par le découragement, la solitude, le doute. Je sais aussi que la qualité de votre formation, le soutien de vos communautés, la fidélité aux sacrements, la lecture de la Bible et la prière, vous permettent de surmonter ces épreuves. » Puis il vient à ce qu’il appelle sa vocation avec des mots qui ne sont plus ceux d’un homme qui porte un mandat électif confié par le peuple mais plutôt celui d’une onction de caractère mystique : « Sachez, dit-il, que nous avons au moins une chose en commun : c‘est la vocation. On n‘est pas prêtre à moitié, on l‘est dans toutes les dimensions de sa vie. Croyez bien qu‘on n‘est pas non plus Président de la République à moitié. Je comprends que vous vous soyez sentis appelés par une force irrépressible qui venait de l‘intérieur, parce que moi-même je ne me suis jamais assis pour me demander si j‘allais faire ce que j‘ai fait, je l‘ai fait. Je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que moi-même je sais ceux que j‘ai faits pour réaliser la mienne. » En faisant du sacré la mesure de l’authentique, le président a franchi un seuil inacceptable. Il a repris à son compte l’accusation injurieuse des ennemis de la République qui dénonçaient l’amoralisme de « l’école sans Dieu ». Entre le prêtre et l’instituteur le président a établi une hiérarchie odieuse que seul les cléricaux les plus fossilisés pouvaient avoir a l’esprit : « Dans la transmission des valeurs et dans l‘apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l‘instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s‘il est important qu‘il s‘en approche, parce qu‘il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d‘un engagement porté par l‘espérance. »
La laïcité républicaine en danger
Ces phrases ont suscité l’indignation. Leur caractère provocateur ne doit pas détourner du devoir de contextualisation. Car le discours de Nicolas Sarkozy au sens large n’est pas un simple collage de slogans cléricaux éculés. Il dessine au contraire une vision globale cohérente où chaque énoncé épaule le précédent. Récapitulons. La centralité du fait religieux installe le paysage du monde des civilisations antagoniques. De là, il suit qu’il y a un impérieux devoir de s’identifier à sa famille civilisationnelle et donc à ses racines religieuses pour être soi-même et rendre le dialogue avec les autres possible. Ce travail d’ancrage exige la présence forte du discours religieux dans la société et même sa prise en charge en tant que parole officielle par le pouvoir politique. Dans ce cadre, le sacré fourni l’échelle des valeurs dans tous les compartiments et entre toutes les fonctions. Ce résumé sommaire est forcément dressé à gros trait. Il permet cependant de souligner la cohérence de la construction intellectuelle mise en oeuvre.
L’ancrage intime du fait religieux
Car ce discours prend une dimension ontologique quand il finit par proposer une description de la nature nécessairement croyante de l’homme. Dans le contexte politique français, en plein débat sur la baisse du pouvoir d’achat et alors que sa propre propension aux consommations ostentatoires est mise en cause, il est presque savoureux de lire que pour le président de la République, la « question du sens de la vie » se poserait à chaque conscience en réaction avec la frénésie de consommations matérielles…Pourtant, il n’hésite pas : « Les facilités matérielles de plus en plus grandes qui sont celles des pays développés, la frénésie de consommation, l‘accumulation de biens, soulignent chaque jour davantage l‘aspiration profonde des hommes et des femmes à une dimension qui les dépasse, car moins que jamais elles ne la comblent ». À Ryad, dans l’ambiance que l’on imagine, il reprend aussi cette antienne : « La vie de l’Homme n’a pas qu’une dimension matérielle. Il ne suffit pas à l’Homme de consommer pour être heureux. ». Reste que cette aspiration spontanée à la foi religieuse serait spécifique à l’humanité et elle serait même sa caractéristique fondatrice. Le plus stupéfiant est que le chef de l’État, à Ryad, ai eu l’idée d’emprunter au roi Abdallah d’Arabie saoudite, dont il avait été auparavant magnifié le rôle de gardien des lieux saint de l’islam, une citation à propos des enseignements que portent les religions : « ces valeurs font dans leur ensemble l’esprit d’humanité et distinguent l’Homme des autres créatures. ». Ce serait là, selon le commentaire du président de la République, des « paroles magnifiques de vérité et de sagesse » Pour finir, cette convergence de perspectives sur laquelle le président s’étend longuement le conduit à conclure d’une façon ébahissante si l’on se souvient du lieu et du régime politique de l’Arabie Saoudite : « L’Arabie Saoudite et la France n’ont pas seulement des intérêts en commun. Elles ont aussi un idéal commun. »
Bien sûr, cet ancrage du fait religieux comme trait identifiant de l’humain est mille fois replacé au centre des discours des pontifes romains. C’est même un point de départ. On le comprend. Il trouverait sa source dans l’aspiration des être humains qui seraient spontanément en recherche du sens de leur vie. Jean-Paul II s’est spécialement référé à cette question de la recherche du sens comme origine du fait religieux dans chaque être humain. Ainsi dans l’Encyclique Fides et ratio (1998), il y revient 63 fois sous diverses appellations : « sens ultime et plénier de la vie », « sens de l’existence », « sens dernier de la vie », « sens ultime et définitif de l’existence », « sens de la souffrance et du sacrifice, de la vie et de la mort ». D’abord est posé ce fait que la question du sens est incontournable. L’encyclique déclare ainsi : « la quête de sens qui depuis toujours est pressante dans le cœur de l’homme » et « la vérité se présente initialement à l’homme sous une forme interrogative : la vie a-telle un sens ? Quel est son but ? » Puis elle complète : « plus l’homme connaît la réalité et le monde […] plus devient pressante pour lui la question du sens des choses et de son existence même. » et « l’homme cherche un absolu qui soit capable de donner réponse et sens à toute sa recherche : quelque chose d’ultime, qui se place comme fondement de toute chose. » Après cela vient l’affirmation que la philosophie et les idéologies échouent à répondre à la question du sens. On se souvient de ce qui a été dit à ce propos par le pape comme par le président de la République contre le courant des Lumières et le matérialisme en général. On pourrait croire que ce serait là seulement en quelque sorte une extension du débat politique. Mais l’objectif de cette dénonciation est étendu à toute la philosophie d’une manière générale. Il s’agit pour l’Église de disqualifier toute tentative philosophique de nier la pertinence de « la question du sens ». « On doit noter, explique l’encyclique, que l’un des aspects les plus marquants de notre condition actuelle est la crise du sens. […] plus d’un se demande si cela a encore un sens de s’interroger sur le sens. […] Et de montrer que cette négation conduit toujours au pire. « De nombreuses philosophies ont renoncé au sens de l’être » reproche le pape avant de stigmatiser cette attitude : « Une philosophie qui voudrait refuser la possibilité d’un sens dernier et global serait non seulement inappropriée, mais erronée. » avant de conclure : « Une philosophie qui ne poserait pas la question du sens de l’existence courrait le grave risque de réduire la raison à des fonctions purement instrumentales, sans aucune passion authentique pour la recherche de la vérité. »Dans ces conditions comme on s’y attend la religion serait la seule réponse naturelle à la question du sens. « L’homme atteint la vérité par la raison, parce que, éclairé par la foi, il découvre le sens profond de toute chose, en particulier de sa propre existence. ». Un raisonnement est alors proposé pour décrire cette démarche. D’abord, « La conviction fondamentale de la « philosophie » contenue dans la Bible est que la vie humaine et le monde ont un sens et sont orientés vers leur accomplissement qui se réalise en Jésus Christ. » Ensuite « Le Fils de Dieu crucifié est l’événement historique contre lequel se brise toute tentative de l’esprit pour construire sur des argumentations seulement humaines une justification suffisante du sens de l’existence. »Enfin, « La parole de Dieu révèle la fin dernière de l’homme et donne un sens global à son agir dans le monde. C’est pourquoi elle invite la philosophie à s’engager dans la recherche du fondement naturel de ce sens, qui est l’aspiration religieuse constitutive de toute personne. » Toute la philosophie n’a de justification que si elle épaule la religion ! Ces phrases ont été écrites non au moyen âge mais il y a quelques années.
La question du sens de la vie chez Nicolas Sarkozy
En droite filiation avec sa source religieuse, la « question du sens » est placée au centre du raisonnement dans le discours de Nicolas Sarkozy. Elle instituerait évidemment la tendance spontanée à se tourner vers la transcendance qui aurait donc de ce fait une valeur sociale. Pour lui, dans le discours de Latran, « le fait spirituel, c’est la tendance naturelle de tous les hommes à rechercher une transcendance ». On ne peut l’entendre présenter cette affirmation comme allant de soi sans ressentir ce qu’elle a de consternant. Quand le président de la République estime que les idéologies et les philosophies « ne savent pas expliquer ce qui se passe avant la vie et ce qui se passe après la mort » ou bien lorsqu’il évoque « l‘aspiration profonde des hommes et des femmes à une dimension qui les dépasse » il reproduit une banale vulgate cléricale. Ce point de vue ignore comment, depuis l’antiquité, la réponse a consisté, pour les courants essentiels de la pensée, à récuser cette façon simpliste de poser le problème de la difficulté de la condition humaine, pour au contraire explorer des pistes plus concrètes que la fumée asphyxiante des tautologies religieuses. Ce rappel doit être fait car le président ne doit pas mesurer le caractère offensant de ses déclarations péremptoires. Ainsi lorsqu’il affirme qu’un point de vue libre de religiosité ne serait pas totalement sincère ni vraiment cohérent. Car, dès lors, sa prétention à vouloir instituer la question du sens de la vie humaine sur une base religieuse tourne à l’intolérance puisque ce serait là selon lui « l’essentiel » dont la réalité serait indiscutable. « Ma conviction profonde, dit il en effet, (…) c’est que la frontière entre la foi et la non-croyance n’est pas, et ne sera jamais, entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, parce qu’elle traverse en vérité chacun de nous. Même celui qui affirme ne pas croire ne peut soutenir en même temps qu’il ne s’interroge pas sur l’essentiel. » Il reste à Nicolas Sarkozy à lire aussi Camus et à apprendre que dans un monde vide de dieu, « on doit imaginer Sisyphe heureux ».
La laïcité positive
Dans ces conditions, la description du monde selon Nicolas Sarkozy est condamnée à prendre ses distances avec la formulation républicaine de la laïcité. De la laïcité indifférence de l’État vis-à-vis des religions, il passe à la laïcité « neutralité ». Puis la neutralité est décrite comme l’égalité de traitement des religions ce qui est déjà tout autre chose que l’indifférence. Puis, de cette égalité de traitement on glisse à l’idée d’une égale valorisation des religions indispensables au bon fonctionnement de la société et à l’épanouissement des personnes. Bien sûr cela n’a plus rien à voir avec la laïcité de la loi de 1905. On est alors dans un autre espace sémantique. C’est celui que Nicolas Sarkozy appelle « la laïcité positive ». Ce concept serait une création intellectuelle du président de la République et sa contribution à l’histoire de la pensée sur cette question. Lui-même s’approprie ouvertement l’invention du mot : « c’est ce que j’appelle la laïcité positive » dit-il dans le discours de Latran. « C’est pourquoi j’appelle de mes voeux l’avènement d’une laïcité positive, c’est-à-dire une laïcité qui, tout en veillant à la liberté de penser, à celle de croire et de ne pas croire, ne considère pas que les religions sont un danger, mais plutôt un atout. » Demander aux pouvoirs publics de reconnaitre que les religions sont un atout, ce n’est évidemment plus la loi de 1905 mais son contraire. C’est parce que la République ne reconnaît aucun culte qu’elle ne les subventionne pas et qu’elle n’en salarie aucun membre. Les deux idées se tiennent étroitement. C’est bien pourquoi, sitôt fini d’énoncer ses soi disantes considérations sociologiques sur l’atout que seraient les religions, le président de la République en vient aussitôt à la nécessité de la réforme de la loi de 1905. : « Il ne s’agit pas de modifier les grands équilibres de la loi de 1905. Les Français ne le souhaitent pas et les religions ne le demandent pas. Il s’agit en revanche de rechercher le dialogue avec les grandes religions de France et d’avoir pour principe de faciliter la vie quotidienne des grands courants spirituels plutôt que de chercher à la leur compliquer » naturellement le chef de l’État se garde bien de dire en quoi consiste selon lui les grands équilibres de la loi de 1905 et on est en droit de penser que c’est une difficulté compte tenu des définition que lui-même donne de la laïcité… cependant on aurait tort de croire que la « laïcité positive » serait une improvisation au fil d’un discours présidentiel. Le terme est trop ostensiblement avancé comme une nouveauté destinée à nommer de nouvelles réalités. En fait il s’agit d’une doctrine très construite. Elle décrit une méthode du retour du religieux dans tout l’espace public conformément à ce qu’en a dit le président au fil de ses discours. Mais ni l’idée ni le mot, ni l’enchainement du raisonnement ne sont de lui. C’est un concept papal. Il a été produit par Benoit XVI. Celui-ci l’a résumé notamment dans son message 11 octobre 2005 au président du Sénat italien, Marcello Pera, à l’occasion du colloque « Laïcité et liberté » organisé les 15 et 16 octobre par les Fondations Magna Carta et Subsidiarité. « J’encourage une saine laïcité de l’État en vertu de laquelle les réalités temporelles sont régies par des normes propres, auxquelles appartiennent aussi ces instances éthiques qui trouvent leur fondement dans l’essence même de l’homme. […] Parmi celles-ci le “sens religieux” a certainement une importance primordiale : là s’exprime l’ouverture de l’être humain à la Transcendance. Un État sainement laïc devra logiquement reconnaître un espace dans sa législation à cette dimension fondamentale de l’esprit humain. Il s’agit en réalité d’une “laïcité positive” qui garantisse à tout citoyen le droit de vivre sa foi religieuse avec une liberté authentique y compris dans le domaine public. […] Pour un renouveau culturel et spirituel de l’Italie et du continent européen, ajoute le pape, il faudra travailler afin que la laïcité ne soit pas interprétée comme hostile à la religion, mais, au contraire, comme un engagement à garantir à tous, aux individus et aux groupes, dans le respect des exigences du bien commun, la possibilité de vivre et de manifester ses convictions religieuses ». La laïcité ainsi présentée ne se limite pas comme on peut le voir à la liberté de conscience individuelle ni à la pratique du culte par les croyants. Il s’agit d’autre chose de plus. De ce que l’encyclique Véhémenter Nos contre la loi de 1905 proclamait avec force à propos de Dieu : « […] Nous lui devons donc, non seulement un culte privé, mais un culte public et social, pour l’honorer. » Ici, pour Benoit XVI, il ne s’agit pas seulement de « vivre » sa foi mais encore de la « manifester » « y compris dans le domaine public ». Nicolas Sarkozy s’était déjà hasardé à la frontière de la négation de la frontière entre la sphère publique et la conviction privée quand il avait demandé, faussement ingénu, en pleine campagne électorale présidentielle, dans le journal La Croix :« Vous ne pouvez pas cantonner l’aspect religieux au seul aspect cultuel. […] Et qu’est-ce que la sphère privée ? Quand Jacques Chirac va à la messe à Brégançon, le fait-il à titre privé ou public ? »
L’Église catholique qui a bien compris l’impossibilité de reprendre ses arguments frontaux contre la loi de 1905 reprend sa campagne avec d’autres mots pour dire la même chose et viser les mêmes objectifs. La « laïcité positive » est cet avatar. Elle est entourée d’un appareil de précision et de définition où s’expose la grande habileté du procédé puisque pour finir c’est l’Église catholique et les cléricaux qui s’approprient le concept de laïcité pour le redéfinir et l’opposer aux laïques eux-mêmes. La « laïcité positive » de Benoit XVI adopté par le président de la République française est le retour du religieux dans l’espace public, sous toutes les formes. C’est un retour à la situation antérieure à 1905. Cette régression est habillement présentée comme une formule de tolérance et de modération par rapport à la vision républicaine traditionnelle en la matière. Celle-ci reçoit un nom qui la déprécie. Ce serait du « laïcisme » comme l’a expliqué Benoit XVI dans son audience le 9 décembre 2006 aux participants du Congrès national d’études organisé par l’Union des Juristes catholiques italiens « […]Une vision a-religieuse de la vie, de la pensée et de la morale a donné lieu à une conception erronée de la laïcité, un terme qui semble être devenu l’emblème [...] de la démocratie moderne [...] La « saine laïcité » implique que l’État ne considère pas la religion comme un simple sentiment individuel, qui pourrait être limité au seul domaine privé. Au contraire, la religion, étant également organisée en structures visibles, comme cela a lieu pour l’Église, doit être reconnue comme présence communautaire publique.[…] » On ne saurait dire que le sens régressif de tels propos soit sollicité par un parti pris anti clérical. La volonté de reconfessionalisation de l’espace public est clairement énoncée : « À la lumière de ces considérations, dit le pape, l’hostilité à toute forme d’importance politique et culturelle accordée à la religion, et à la présence, en particulier, de tout symbole religieux dans les institutions publiques, n’est certainement pas une expression de la laïcité, mais de sa dégénérescence en laïcisme ». C’est ce projet auquel se réfère sans fard la « laïcité positive » de Nicolas Sarkozy. Il s’agit bien d’un nouveau cléricalisme.
Un projet concret de remise en cause de la loi de 1905
De même qu’on doit rattacher le concept de « laïcité positive » adopté par le président de la République au corpus doctrinal papal qui décrit avec précision sa signification, on doit le rattacher aussi à sa déclinaison en mesures concrètes « toilettant » la loi de 1905. Bien sûr il ne manque pas de préciser : « sans toucher à ses grands équilibres ». Mais qui fixe ce qui est de l’ordre des grands équilibres et ce qui ne l’est pas ? Ce travail a été fait à la demande de Nicolas Sarkozy alors ministre de l’Intérieur. Il est l’objet du rapport sur les relations des cultes avec les pouvoirs publics qui lui a été remis le 20 septembre 2006 par monsieur Machelon. Le rapport porte donc le nom de ce dernier.
Le rapport Machelon
Ce rapport part du constat que « les musulmans et les chrétiens évangéliques rencontrent aujourd’hui de réelles difficultés pour pratiquer leur culte en France ». Après ce constat de façade, les propositions avancées profiteraient bien sûr à toutes les religions, à commencer par la religion catholique. Évoquons ici quelques unes des principales propositions, en nous demandant à chaque fois si c’est là ce que le président de la République appelle « ne pas toucher aux grands équilibres de la loi de 1905 ». Par exemple le rapport propose d’autoriser les communes et leurs groupements à subventionner directement la construction de lieux de culte et cela sans plafond en modifiant la loi de 1905 et le Code général des collectivités locales. Il propose de prévoir des espaces spécifiques réservés aux lieux de culte dans les documents d’urbanisme. Il suggère de confier aux préfets la mission de veiller à ce que les cultes ne rencontrent pas de difficultés dans leur implantation sur certaines communes. Cela notamment en étendant le recours au déféré préfectoral contre les communes concernées devant le tribunal administratif. Monsieur Machelon imagine aussi de faciliter l’usage de baux emphytéotiques pour les cultes, en ouvrant la possibilité d’une option d’achat du terrain à l’issue du bail, de manière à faciliter l’accès des cultes au foncier. « De nos jours, les collectivités publiques financent des milliers d’associations... Pourquoi seules les associations cultuelles ne recevraientelles aucune aide ? » s’était interrogé en 2004 le futur président de la République dans son livre La République, les religions et l’espérance. Le Rapport Machelon tape fort sur ce point. Il propose une prise en charge par l’impôt du financement des associations religieuses. Pour cela il faudrait bien sûr « assouplir » le régime des associations cultuelles et faciliter leur financement en étendant le bénéfice de ce régime à des activités non couvertes aujourd’hui. Par exemple les activités caritatives. Pour cela elles seraient autorisées à devenir des associations sur le modèle de celles que permet la loi 1901. Elles pourraient ainsi délivrer plus facilement des reçus fiscaux. Il serait même possible d’augmenter la réduction d’impôt prévue. Enfin, et ce n’est pas le moins étonnant, le rapport Machelon propose de négocier avec l’islam alsacien et mosellan l’extension du bénéfice du concordat d’Alsace-Moselle.
Un moment de vérité
« Je continuerai à plaider avec force, mais sans prosélytisme, pour l’instauration de nouveaux rapports entre les religions et les pouvoirs publics (...) Je suis convaincu qu’il faut prendre en compte le fait spirituel et l’importance de la question religieuse » avait déclaré Nicolas Sarkozy dans son livre sur la place de la religion en République en 2004. À présent, nous savons comment il compte s’y prendre et quel sens revêt ce programme à toutes les échelles, depuis l’ordre mondial jusqu’à la définition de l’identité de chacun.
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