Les États-Unis, qui avaient convoqué à Quito le VIe sommet des ministres de la défense des Amériques pour faire entrer les États latino-américains dans la guerre au terrorisme, ont essuyé un cinglant échec diplomatique. Les participants, échaudés par un siècle et demi de « Doctrine Monroe », ont souligné qu’ils n’étaient pas concernés par la croisade de Washington et ont refusé d’établir une liste des organisations terroristes. À la différence des Européens, les Latino-américains ne croient pas à la fable Ben Laden.
Que les militaires latino-américains soient convoqués par les États-Unis n’est pas nouveau, ce qui est plus intéressant, c’est qu’ils se montrent désobéissants. Ils étaient avertis : « l’heure de la colère était venue ».
L’histoire de l’obéissance a commencé en 1823 quand a été exposée la Doctrine Monroe laquelle niait à l’Europe toute revendication en Amérique latine et réservait aux seuls États-Unis l’exclusivité hégémonique. Cette situation historique peut se résumer à une phrase : « l’Amérique aux Américains ».
La subordination a atteint des niveaux impensables en impliquant l’Assemblée interaméricaine de Défense dans l’interventionnisme américain et son hostilité envers Cuba, en apportant sa bénédiction aux dictatures militaires, en rendant les armées d’Amérique centrale complices de la guerre sale et plus récemment en accompagnant les États-Unis dans leurs croisades en Afghanistan et en Irak.
Les annales de la désobéissance ont été initiées par Fidel Castro, et la liste s’allonge avec les mouvements militaires nationalistes au Panama, au Pérou et à Saint-Domingue, dirigés par Torrijos, Velasco Alvarado et Caamaño. Aujourd’hui, pour diverses raisons et avec d’autres contenus, celle-ci a émergé à nouveau lors du VIe sommet de ministres de Défense des Amériques à Quito.
La « loi » de Monroe a été appliquée à l’excès, et s’est accrue avec l’invention du Panaméricanisme, plate-forme idéologique qui a renforcé son hégémonie et qui, en 1890, a conduit à la création de l’Union Internationale des Républiques Américaines, puis en 1910 à l’Union Panaméricaine et enfin, en 1948, à l’Organisation des États américains (OEA).
Depuis lors, la doctrine Monroe en vigueur dans les espaces latino-américains a été providentiellement amendée, à la fois pour entériner la soumission économique et l’hégémonie politique américaine, mais également pour fusionner avec la doctrine de sécurité internationale qui a émergé de la Seconde Guerre mondiale. Elle a donné naissance, en 1942, a l’Assemblée interaméricaine de Défense, puis en 1947 au Traité de Rio, qui constituent autant d’instruments dessinant les contours de la domination états-unienne.
La Guerre froide et l’hystérie anticommuniste, artificiellement transposées à l’Amérique latine, ont créé des tensions qui ont nourri la course aux armements et le militarisme. Le Traité de Rio et l’Assemblée interaméricaine de Défense sont devenus bien plus que des ressources pour la sécurité internationale en se transformant en un outil de répression interne, évitant ainsi l’interventionnisme états-unien tout en exacerbant les différents entre les États latino-américains.
C’est ainsi qu’apparut Rumsfeld, comme un cheveu dans la soupe, à la réunion des ministres de la Défense des Amériques, le 17 novembre 2004 à Quito, en insistant sur la nécessité de concevoir une nouvelle architecture pour la sécurité hémisphérique. Pour ce rendez-vous, agissant à l’ancienne, les États-Unis ont remis les convocations, l’agenda et ont fixé les priorités ; laissant le soin à l’OEA et à son Assemblée interaméricaine de distribuer les invitations et à l’Équateur, d’agencer les chaises.
Ce que Rumsfeld appelle « nouvelle architecture de sécurité pour la région » est en réalité un plan qui pousserait les gouvernements latino-américains à participer à un système de sécurité collective, qui les impliquerait dans les aventures militaires des États-Unis et, par voie de conséquence, qui rendrait obligatoires les services rendus aujourd’hui par les militaires latino-américains, en Irak ou en Haïti.
L’idée de redistribuer les rôles aux différentes armées latino-américaines n’en est pas moins perverse. Elle les transformerait en détachements de gendarmerie dédiés à lutter contre la délinquance, le trafic de drogues, etc. les rendant ainsi semblables à des Boys Scouts, mais incapables d’assumer la défense de la souveraineté nationale dans la seule hypothèse de contentieux probable, c’es-à-dire face aux États-Unis.
Pour la première fois, les avant-gardes politiques latino-américaines ont l’opportunité de s’unir aux militaires pour écarter le projet états-unien de balkanisation. La doctrine Rumsfeld, qui propose de transformer l’Assemblée interaméricaine de Défense en organe opérationnel, de créer des détachements conjoints, de fonder des commissions de Sécurité hémisphérique et des organismes civils comme les dénommés Centre d’études de Défense, font partie d’un projet de recolonisation globale via les institutions militaires.
Le processus de relance de la concertation militaire latino-américaine avec les États-Unis, en l’adaptant à la nouvelle donne, a commencé en 1995 pendant la première réunion des ministres de Défense des Amériques. Elle devint une réelle concertation politique avec le Consensus de Washington, en 1989. Elle est devenue un « orgasme institutionnel massif » en 1994 quand, au sommet des Amériques de Miami, une fois de plus les présidents ont accepté qu’on place sous le signe de l’égalité la sécurité des États-Unis et celle d’Amérique latine.
La différence entre Miami et Quito est que l’égalité a été remplacée par la différence. Pour la première fois, plusieurs grands pays, notamment ceux qui disposent des traditions militaires les plus solides, ont pris précisément leurs distances avec l’analyse traditionnelle, en soulignant que les ennemis des États-Unis et ceux de l’Amérique latine ne sont pas les mêmes.
Cette précision signifie que bien que l’on accepte l’existence de problèmes globaux et d’un compromis général, il n’existe pas d’ennemi commun. Il n’y a pas d’organisation terroriste internationale qui menace un quelconque pays latino-américain. Pour la région, l’idée d’une « guerre des civilisations » [1] est exotique. Personne dans la zone ne possède la moindre arme de destruction massive. Aucune religion ne se mêle de politique, et il n’y a pas de nationalismes exacerbés.
Beaucoup de militaires latino-américains sont de retour. Par le passé ils ont été impliqués dans la supposée lutte contre le communisme, qu’ils n’ont jamais pu observer, parce que les marxistes n’ont jamais été une alternative de pouvoir, ni un facteur de cristallisation politique. Ils ont été taxés d’oppresseurs grâce à la notion perverse de sécurité nationale qui faisait passer les opposants, ou simplement ceux qui critiquaient le gouvernement, pour des ennemis de la nation, les opposant ainsi à la société. Cette fois personne n’e s’est laissé berner : la guerre contre le terrorisme n’est pas leur guerre.
Le Brésil, l’Argentine et le Venezuela, secondés par d’autres pays sur certaines questions, ont plaidé le droit de chaque État d’identifier ses priorités en matière de sécurité et de défense, de coopérer afin d’en identifier les aspects communs, en réaffirmant que le rôle des forces armées de chacun est la préservation de sa souveraineté nationale.
Personne n’est tombé dans le piège que représentait la proposition de créer une liste de groupes terroristes agissant en Amérique latine, dans laquelle les États-Unis aspiraient à inclure depuis les guérillas colombiennes jusqu’aux zapatistes, sauf bien évidemment la CIA.
De toute manière, il ne faut pas se faire trop d’illusions, les États-Unis n’ont pas de scrupules à faire cavalier seul en manœuvrant comme ils l’ont fait pour les négociations sur la Zone de libre-échange des Amériques (ZLEA) [2]. Ils peuvent amorcer des rapprochements avec quelques gouvernements pour faire passer leurs plans en sous-main.
Rumsfeld est réactionnaire, pas idiot ; il sait ce qu’il fait. Ses efforts à Quito doivent être évalués dans le contexte plus vaste des politiques hégémoniques états-uniennes, en appliquant à chaque théâtre d’opérations la stratégie correspondante.
Tandis qu’en Europe il s’agit de reconstruire des consensus, au Moyen-Orient et en Asie Centrale de mener des guerres implacables, en Amérique latine, il est nécessaire de manœuvrer pour freiner l’essor de plusieurs processus politiques, qui bien que ne contredisant pas leur stratégie, ne sont pas sous leur contrôle voire leur sont défavorables.
De toutes manière, quiconque s’engage dans des concertations astreignantes avec les États-Unis est informé des risques que cela implique. Mieux vaut s’en remettre à Juárez, qui en réponse à Monroe nous a laissé un legs bien meilleur : « Le respect du droit d’autrui, c’est la paix ». Ce n’est pas là la doctrine des États-Unis.
Agence Altercom / Red Voltaire
[1] « La guerre des civilisations » par Thierry Meyssan, Voltaire, 4 juin 2004.
[2] « Chavez veut mener la résistance », « Rébellion au somme des Amériques », Voltaire, 26 novembre 2003 et 13 janvier 2004.
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