Réunis à Santiago du Chili à l’occasion du 12e sommet Asie-Pacifique (APEC), 21 chefs d’États et de gouvernements se sont appliqués à ignorer les propositions états-uniennes et à nouer de nouvelles relations commerciales en contournant Washington. Vladimir Poutine s’est posé en adversaire de l’impérialisme états-unien. Hu Jintao a taillé des croupières aux États-Unis en Amérique latine. Tandis que George W. Bush, au bord de la crise de nerfs, a fait le coup de poing contre les policiers chiliens.
Le 12e sommet des leaders économiques de la zone Asie-Pacifique (APEC) a rassemblé 21 délégations à Santiago du Chili, les 20 et 21 novembre 2004. Ce grand barnum, en lui-même dénué d’intérêt, était l’occasion pour de nombreux chefs d’État et de gouvernement de multiplier les entretiens bilatéraux et les escales tous azimuts. Il était précédé d’une étonnante et peu médiatisée foire internationale de la Sécurité de la patrie, à Honolulu du 14 au 17 novembre, et doublé d’un symposium des chefs d’entreprise multinationales Asie-Pacifique (APEC Business Advisory Council - ABAC). Si aucune de ces rencontres n’a paru décisive en elle-même, ce remue-ménage général a bouleversé l’équilibre diplomatique régional.
La seconde foire-exposition Asie-Pacifique de la Sécurité de la patrie a permis au secrétaire états-unien Tom Ridge de présenter le programme US-VISIT de surveillance biométrique des frontières. L’administration Bush espérait vendre ce dispositif à de nombreux États et partager avec eux les informations collectées. Elle n’a rencontré que l’intérêt déjà acquis de la délégation taiwanaise, conduite par le ministre de l’Intérieur Su Jia-chyuan. Les autres États se sont contentés d’acquérir les matériels nécessaires à l’établissement de passeports aux nouvelles normes US, mais n’ont pas prévu d’équiper leurs frontières.
Le sommet de Santiago devait « dynamiser la libéralisation du commerce mondial » (véritable tarte à la crème des sommets diplomatiques), « lutter contre la prolifération nucléaire » (c’est-à-dire placer la seule Corée du Nord en accusation) et « renforcer la lutte anti-terroriste » (plus pécisément couper l’approvisionnement de la résistance irakienne en armes). Il aurait pu aussi fêter le nouveau mandat de George W. Bush pour quatre ans de plus.
Les chefs d’entreprises multinationales avec spontanéité ont préparé à l’attention des délégations gouvernementales une motion visant à créer une zone de libre-échange Asie-Pacifique. Le texte avait été rédigé par Hernan Somerville, patron des patrons chiliens et à ce titre président de l’ABAC pour cette année. Il n’était guère difficile de voir derrière cette initiative la main du conseiller économique de la Maison-Blanche, Robert Zoellick, qui pousse des motions identiques dans toutes les conférences régionales, où qu’elles se tiennent. L’objectif de Washington est de parvenir à négocier la libéralisation des échanges en fractionnant ses interlocuteurs, plutôt qu’au sein de l’OMC où ils font blocs. Mais la ficelle était un peu grosse et trop prévisible. Les chefs d’État et de gouvernement se sont poliment félicités de cette contribution pour mieux l’écarter.
Dès avant même l’ouverture officielle du sommet, le président Bush avait déjà déclaré à la presse que les États présents partageaient une même préoccupation face au développement nucléaire de la Corée du Nord et de l’Iran. Le 17 novembre, le secrétaire d’État Colin Powell avait même indiqué « avoir vu certaines informations suggérant qu’ils (les Iraniens) travaillent activement sur des sytèmes de lancement (de têtes nucléaires) ». Mais le 19 novembre, le Washington Post [1] avait révélé que ces accusations, pétendûment étayées par des rapports de renseignement, étaient sans fondement. Le 20 novembre, M. Powell avait réitéré ses imputations dans un entretien à El Mercurio [2]. Mais le lendemain, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, enterrait le sujet en déclarant à la presse que la Russie n’avait aucune information en ce sens et que M. Bush s’était gardé d’aborder cette question lors de sa rencontre avec M. Poutine.
Concernant la lutte contre le terrorisme, George W. Bush n’a pas manqué, comme il le fait à tout sommet depuis le 11 septembre 2001, de stigmatiser le caractère transnational de cette menace et d’inviter la communauté internationale à soutenir les efforts états-uniens dans la « guerre » qu’ils conduisent. Habituellement, les délégations qui cherchent à plaire à Washington reprennent en chœur ce discours, tandis que les autres se bornent à un mot de compassion. Il en a été autrement cette fois. Les États latino-américains venaient de refuser trois jours plus tôt, à Quito, la proposition de Rumsfeld d’intégrer leurs armées sous commandement du Pentagone dans la guerre au terrorisme [3]. Ils n’étaient donc guère enclins à donner la réplique à M. Bush. Pire, Vladimir V. Poutine s’est lancé dans une longue tirade contre les États qui soutiennent le terrorisme en soulignant que l’attaque de Beslan n’avait rien à voir avec la question tchétchène, mais était commanditée de l’extérieur [4]. Loin de compatir avec les malheurs états-uniens, il suggérait à mots à peine voilés que les États-Unis sont un État terroriste ; une allusions d’autant plus facile à comprendre pour les Latino-américains que la CIA est soupçonnée d’avoir repris ses campagnes d’assassinats et notamment d’avoir éliminé le procureur général du Venezuela deux jours plus tôt [5].
Tirant la couverture dans un autre sens encore, le Premier ministre canadien, Paul Martin, mit en avant la reconnaissance du « droit de protection » des populations opprimées, ainsi que son projet de forum des 20 leaders pour résoudre, entre autres, les questions de sécurité sanitaire (SARS, grippe aviaire).
Enfin, il s’est bien sûr trouvé un allié de Washington pour souligner que le leadership états-unien dans la lutte contre le terrorisme gagnerait en crédibilité si le département d’État réglait d’abord une cause de terrorisme qu’il laisse pourrir depuis longtemps : le conflit israélo-palestinien. Si ce coup était attendu, c’est à la surprise générale qu’il fut porté par le Premier ministre néo-zélandais, Helen Clark, immédiatement suivie par le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono, et le Premier ministre malaisien, Abdullah Ahmad Badawi.
Au finale, la rhétorique néo-conservatrice est trop éculée pour surprendre encore et chaque État y oppose désormais des réponses systématiques.
La solitude de George W. Bush
Bien que les questions monétaires ne soient pas à l’ordre du jour, elles ont hanté le sommet. Le yuan n’est toujours pas convertible et sa faible valeur favorise les exportations chinoises vers les États-Unis, au point que la grande distribution états-unienne vend désormais plus de produits chinois qu’US. Le Canada a demandé au FMI de calculer si le yuan est ou non sous-évalué, ce qui serait considéré comme une forme de subvention déguisée à l’export.
En réalité, le cours du yuan est à peu près fixe par rapport au dollar depuis 1994. Dès lors, la délégation chinoise a renversé le problème : tout en s’engageant à rendre à terme le yuan convertible, elle a en demandé aux États-Unis de stopper la chute du dollar (-35 % par rapport à l’euro depuis l’arrivée de George W. Bush à la Maison-Blanche). D’autant que l’économie états-unienne s’effondrerait si la Chine ne soutenait le dollar en achetant des bons du Trésor US. C’est là que le bât blesse : l’économie états-unienne est en pleine déroute, les comptes publics sont notoirement truqués de sorte qu’il est difficile d’évaluer l’ampleur du problème, mais chacun sait qu’à tout instant ce « colosse aux pieds d’argile » peut s’effondrer, entraînant avec lui les économies dépendantes, d’abord le Japon, puis partiellement l’Union européenne.
Aussi le Premier ministre japonais, Junichiro Koïzimi, est-il sortit particulièrement inquiet de son entretien avec George W. Bush, le 20 novembre : le président des États-Unis lui a déclaré sans rire que son administration s’engageait à maintenir le dollar fort. Au même moment, le dollar était côté 102,70 yen, soit son niveau le plus bas depuis avril 2000 [6].
En définitive, le sommet de l’APEC n’a pas servi à grand-chose. M. Bush qui en espérait beaucoup, n’en a rien retiré de positif, bien au contraire. De rage, il en vint à manquer de sang-froid. Lors d’un dîner au Centre culturel de la gare Mapocho, le service de sécurité chilien n’a laissé rentrer qu’un nombre limité de gardes du corps par hôte. Il a donc refoulé une partie de l’escorte de M. Bush. Revenant sur ses pas, celui-ci est venu exiger l’entrée de ses accompagnateurs. Le ton a monté. Soudain le président des États-Unis d’Amériques a agressé les policiers chiliens échangeant quelques coups de poing avec eux.
Peu après, on apprenait que le dîner de gala, offert à 400 invités par le président chilien, Ricardo Lagos, était annulé pour éviter une nouvelle rixe.
Loin de calmer les esprits, Madame Bush décida alors de rendre une visite culturelle à la maison du poète et leader communiste Pablo Neruda, mort en 1973, douze jours après le renversement de la démocratie par la CIA, la mort de son ami Salvador Allende et l’installation de la junte d’Augusto Pinochet. Une provocation infâmante pour les Chiliens au moment où une commission indépendante vient d’établir les responsabilités dans les crimes de la dictature.
Le monde est plus grand sans les États-Unis
Le Premier ministre japonais, Junichiro Koizumi, a profité du sommet pour signer un traité commercial avec le Chili. Tokyo entend utiliser Santiago comme entrée dans le continent sud-américain. Un engagement de soutien économique réciproque a également été pris avec l’Indonésie. Cependant, M. Koizumi a échoué à améliorer ses relations avec ses principaux voisins. 59 ans après la reddition nippone, Tokyo n’a toujours pas conclu de paix avec la Russie et la Chine et entretient avec elles d’importants différents frontaliers. En outre, Tokyo est en concurrence avec Pékin pour accéder aux richesses énergétiques russes. Les relations difficiles entre les deux pays se sont crispées lorsque, cette année, M. Koizumi a insulté les peuples du Pacifique en se rendant à une cérémonie funéraire en l’honneur des criminels de guerre nippons de la Seconde Guerre mondiale. En marge du sommet, le président chinois, Hu Jintao, a informé le Japon qu’une nouvelle participation officielle à cette cérémonie funéraire, en 2005, serait particulièrement mal ressentie dans la région. En fait de geste d’appaisement, M. Koizumi a déclaré que son pays n’avait pas l’intention de livrer une guerre à la Chine.
Dès son arrivée à Santiago, le président russe, Vladimir V. Poutine, a été acceuilli par son homologue chilien, Ricardo Lagos. Ensemble, ils ont rendu hommage à la mémoire de Salvador Allende, devant le palais de la Moneda, une manière comme une autre de rappeller la longue amitié chiléno-russe qui contraste tant avec les crimes états-uniens dans le pays. Après avoir conclu divers accords avec le Chili, M. Poutine s’est offert un entretien « franc » avec son homologue états-unien, George W. Bush. S’il a accepté de renoncer à 80 % de la dette irakienne, cela n’aura été qu’en échange de quelques avancées dans le dossier d’adhésion russe à l’OMC. Il ne sortit rien d’autre de ce tête-à-tête qui tourna court après un échange d’amabilités sur « le retour du centralisme russe » et « l’ingérence étrangère en Ukraine ». Sur le chemin du retour, Vladimir Poutine fit escale au Brésil, puis à La Haye pour rencontrer la Commission européenne. Juste le temps de vérifier que l’étendue des litiges avec le président de la Commission, le très atlantiste José Manuel Barroso, est bien le même qu’avec M. Bush.
Le président Poutine a affiché une opposition déterminée et systématique aux États-Unis. Comme si, persuadé que le monde affronte une Seconde Guerre froide, il se posait comme le champion du « Niet ! », l’alternative naturelle au bellicisme US.
Le président sud-coréen, Roh Moo-hyun, multiplia les escales en se rendant à l’APEC. Il s’arrêta à Los Angeles pour prononcer un discours au World Affairs Council. À la surprise et à l’indignation des États-uniens, il y expliqua que les revendications nord-coréennes en matière nucléaire sont justifiées par la menace militaire que Washington exerce sur Pyongyang. Puis, il se rendit en Argentine et au Brésil pour négocier un accord commercial avec le Mercosur dont ces deux États sont les leaders.
Sur la route de l’APEC, le président chinois, Hu Jintao, a fait une brève escale au Portugal pour se faire ouvrir le monde lusitanien par le Premier ministre Pedro Santana Lopez. Muni de ces recommandations, il est s’est rendu au Brésil rencontrer le président Lula da Silva. Les deux pays ont déjà d’importantes relations commerciales et un programme satellitaire commun. En Argentine, le président chinois a signé cinq accords avec son homologue, Nestor Kirchner, augmentant instantanément de 122 % les échanges commerciaux entre les deux pays. En outre, durant le sommet, Hu Jintao a signé plusieurs accords avec son homologue, le président Ricardo Lagos, là aussi pour des montants considérables. Plus spectaculaire encore, sur le chemin du retour, le président chinois est allé saluer son homologue cubain, Fidel Castro, et son frère Raul, appelé à lui succéder. Les deux pays se réclament du socialisme, mais au cours des dernières années la Chine socialiste a inventé un système hybride de capitalisme national. La Chine est, avec la Russie, le partenaire principal de Cuba pour survivre à l’embargo économique des États-Unis et de leurs alliés. On a donc assisté à quelques échanges de discours bizares où le mot « socialisme » renvoyait plus à l’amitié entre les deux peuples qu’à une notion économique précise.
Cette percée chinoise en Amérique latine, après l’alliance nouée avec l’Iran, marque un changement complet de politique étrangère. Poussé par la soif énergétique, Pékin s’est cherché des fournisseurs d’hydrocarbures. Mais conscient de la vulnérabilité de ces relations, Hu Jintao a débuté un vaste déploiement sur l’échiquier international qui le conduit à marcher ostensiblement sur les plates-bandes états-uniennes au mépris de la « doctrine Monroe ».
Le bilan de ce grand remue-ménage peut être ainsi résumé : comme prévu, le sommet en lui-même n’a servi à rien. George W. Bush, qui venait d’être déclaré vainqueur de l’élection présidentielle dans son pays, n’a pas reçu les félicitations qu’il attendait, mais a dû essuyer une série de rebuffades : les chefs d’État et de gouvernement qu’il avait contribué à réunir ont mit à profit cette occasion pour chercher, et parfois trouver, de nouveaux partenaires leur permettant de s’affranchir de la tutelle de Washington. En Asie-Pacifique, on ne croit pas que les États-Unis sont l’hyper-puissance qui domine le monde, et l’on aimerait faire des affaires sans eux.
[1] « Nuclear Disclosures on Iran Unverified » par Dafan Linzer, The Washington Post, 19 novembre 2004, p. A1 et A17.
[2] Propos recueillis par Katherine Bauerle.
[3] « Rébellion militaire à Quito ? » par Jorge Gomez Barata, Voltaire, 7 décembre 2004.
[4] « La responsabilité anglo-saxonne à Beslan » par Marivilia Carrasco, Voltaire, 27 septembre 2004.
[5] « Notre ami Danilo Anderson assassiné à Caracas » et « La CIA derrière l’assassinat de Danilo Anderson ? » par Marcello Larrea, 19 novembre et 1er décembre 2004.
[6] « Bush affirme l’engagement américain en faveur du dollar fort », AFP, 20 novembre 2004, 15 h 26.
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