Au cours des vingt dernières années, Gilles Munier fut un homme de l’ombre, militant anti-impérialiste de la cause arabe en Palestine et en Irak. Il était alors le contact incontournable de bien des missions diplomatiques. Mais à la suite de la recolonisation de l’Irak par les armées anglo-saxonnes, en 2003, il a été mis en cause par la CIA et assigné à résidence en France pour l’empêcher de poursuivre son action. Mettant à profit ce repos forcé, il vient d’écrire Les Espions de l’or noir, un ouvrage historique, à la fois érudit et romantique. Qui mieux que lui pouvait dénouer les mystères des espions occidentaux au Moyen-Orient dans les deux derniers siècles ? Dans l’extrait que nous publions, il relève une facette méconnue du « grand islamologue » français, Louis Massignon : celui-ci était avant tout un agent de renseignement français, rival de Lauwrence d’Arabie.
Il ne faisait pas bon laisser entendre à Louis Massignon [1] que ses recherches dans les pays arabes, pour le compte du Quai d’Orsay ou du ministère français des Colonies, s’apparentaient à du renseignement [2]. Le Maître entrait en fureur. Le soupçon d’espionnage pesait pourtant sur lui depuis 1907-1908, date de ses premiers séjours en Égypte et en Mésopotamie. En 1906, nommé à l’Institut français d’archéologie du Caire, il s’intéressait beaucoup plus aux activités de la secte islamique sénoussie [3], radicalement anticolonialiste et anti-occidentale, qu’aux fouilles antiques. Massignon passait son temps, comme il l’écrivit, dans des bars mal famés, déguisé en fellah. Il y fit ses premières expériences homosexuelles qui le conduiront, un an plus tard, en Mésopotamie, à retrouver la foi… Ayant entendu parler de Mansour al-Hallaj, un soufi d’origine persane, démembré et décapité pour hérésie en 922 à Bagdad [4], il le choisit comme sujet de thèse. Il partit pour Bagdad, grâce à une bourse accordée par le général de Beylié, connu pour sa mission d’espionnage - sous couvert de recherches d’archéologiques - dans le Caucase et en Asie centrale en 1888 [5].
Arrivé en Mésopotamie, le consul de France présenta à Massignon la famille Aloussi, très respectée dans le pays, qui le prit sous sa protection. Elle pensait avoir affaire à un Français en voie de conversion à l’islam. Il rencontra d’éminents lettrés, visita le cénotaphe d’al-Hallaj [6] et recueillit des informations nécessaires à la rédaction de sa thèse [7]. Sa propension à courir les souks, habillé couleur locale, sous prétexte d’améliorer son arabe, intriguait le wali (préfet) de la ville. Certes, le Sultan Abdul Hamid II avait approuvé son programme de déplacements, mais la police ottomane le filait, pour le cas où sa venue serait liée au Comité Union et Progrès, très actif à Bagdad. Massignon, se demandait-elle aussi, était peut-être un de ces géologues qui infestaient la Mésopotamie à la recherche de pétrole. Abdul Hamid II, en négociation avec le Kaiser, était attentif à toute découverte de nouveaux gisements. Un mois après son arrivée, les archéologues allemands Sarre et Herzfeld, spécialistes de Samarra [8], dénoncèrent aux autorités Massignon comme étant un agent secret. Ils craignaient qu’il ne vienne concurrencer leurs fouilles. La rumeur s’amplifia au point qu’on finit par le traiter d’espion, en pleine rue. La tenue qu’il mettait parfois pour parcourir les environs, sorte d’uniforme turc dépareillé, ne faisait qu’accroître les soupçons à son égard.
En mars 1908, Massignon décida d’aller visiter le château d’Al-Oukheidir, et d’en profiter pour passer quelques jours à Kerballa, Koufa et Nadjaf, villes saintes du chiisme. Il comptait également se rendre à Wasit, près de Kut, où la tribu Muntafiq s’était soulevée contre le pouvoir ottoman. Les questions qu’il posait aux notables laissaient penser qu’il était en mission pour savoir si les chiites étaient susceptibles de se révolter contre le sultan. Sur le chemin du retour, le kaimakam (sorte de sous-préfet) le fit arrêter, le 1er mai, pour espionnage et emprisonner sur la Burhaniyé, un vapeur remontant le Tigre. Massignon jeta par-dessus bord un questionnaire sur les familles nobles de Bagdad qu’on lui avait remis en France. Terrorisé, croyant être exécuté, il fut prit d’une crise de démence mystique et retrouva la foi chrétienne. Le 5 mai, à Bagdad, le consul de France décréta qu’il avait été victime d’une insolation suivie de délires. Il dut sa libération – et peut être la vie - à l’intervention de la famille Aloussi qui, l’ayant accepté comme hôte, considérait de son devoir de le protéger, comme le veut la tradition arabe.
(Pendant la Première Guerre mondiale…)
(…) Plus le corps expéditionnaire d’Allenby et l’armée de Fayçal progressaient vers Damas, plus les Britanniques remettaient en question les Accords Sykes-Picot. Une commission franco-britannique avait été créée pour les faire respecter. En 1917, le sous-lieutenant général Allenby - connu à l’époque comme islamisant et arabisant – avait été nommé auprès de François-Georges Picot qui la co-dirigeait avec Mark Sykes. Le 8 août, Louis Massignon rencontra pour la première fois Lawrence [d’Arabie] qui lui rappela, pince sans rire, qu’ils avaient été tous les deux des archéologues masqués, pour ne pas dire des espions. Il comprit que ce dernier s’était renseigné sur son compte et le prenait pour un ennemi dangereux, craignant que Fayçal l’apprécie plus que lui. En octobre, quand le général Allenby approuva, à Gaza, la nomination de Massignon à l’état-major de Fayçal, Lawrence opposa son veto. Il menaça de démissionner.
Georges Picot demanda au Quai d’Orsay l’ouverture d’un crédit conséquent afin que Massignon puisse, par l’octroi de subventions, donner l’impression aux Arabes que la France participait bien aux combats ! Il fut promu capitaine, à titre temporaire, pour être à équivalence de grade avec Lawrence, mais ce dernier qui refusait déjà la présence trop voyante d’officiers anglais à ses côtés, ne voulait a fortiori pas d’un Français, surtout à portée de main de Damas.
Massignon fut alors envoyé conseiller l’état-major d’une éphémère Légion Arabe, d’obédience anglo-française. Il passa une partie de son temps - comme l’avait fait Lawrence au Bureau Arabe, en Égypte - à interroger les prisonniers arabes incorporés dans l’armée ottomane pour les faire changer de camp, si nécessaire moyennant finances. Fin octobre, dans un rapport au Quai d’Orsay, il nota la montée du nationalisme parmi les membres de la Légion, musulmans pour la plupart. Il fit remarquer que tous rêvaient de libérer les pays arabes, y compris ceux d’Afrique du nord… une revendication idéaliste, écrivit-il, difficile à appuyer [9].
Les Espions de l’or noir est vendu par correspondance par la Librairie du Réseau Voltaire. Il s’adresse aux lecteurs ayant déjà une connaissance du Proche-Orient contemporain. Ils y découvriront avec plaisir la face secrète de personnages célèbres.
[1] L’orientaliste Louis Massignon, mort en 1962, est considéré comme le plus grand islamologue français.
[2] L’accusation d’espionnage, plus ou moins étayée, poursuivit Massignon toute sa vie. En mars 1953, Majallat al-Ahzar, revue de l’université d’al-Azhar, au Caire, l’accusa de ne s’intéresser aux mystiques que pour détourner les musulmans de la vraie foi. Elle le dénonça comme agent des missionnaires chrétiens. Certains nationalistes arabes n’étaient pas en reste. Ils le tenaient, comme beaucoup d’orientalistes, pour un hypocrite au service du colonialisme.
[3] Confrérie soufie, fondée en 1837, par Muhammad ibn Ali al-Sénoussi, originaire de la région d’Oran, en Algérie.
[4] Mansour al-Hallaj affirmait, notamment, que Dieu parlait par sa bouche, qu’il devait être tué pour échapper à la condition humaine et rejoindre la totalité divine.
[5] Le général Léon de Beylié avait effectué des fouilles en Mésopotamie, à Samarra et au Kurdistan, en 1907. Il est l’auteur de : L’Inde sera-t-elle russe ou anglaise ? Berger-Levrault, Paris, 1889, et Mon journal de voyage, de Lorient à Samarcande, F. Allier père et fils, Grenoble, 1889.
[6] Le corps démembré d’al-Hallaj ayant été jeté dans le Tigre, ses fidèles lui élevèrent plus tard un cénotaphe, tombeau symbolique, vide.
[7] Louis Massignon soutiendra sa thèse en 1922. Il publiera : La Passion de Al-Hallaj, Gallimard, Paris, 1975, et Al-Hallaj, Recueil d’oraisons et d’exhortations du martyr mystique de l’Islam, J. Vrin, Paris, 1975.
[8] Samarra, située à 135 kilomètres au nord de Bagdad, était au IXème la capitale de l’Irak. Ses vestiges s’étendent sur trente kilomètres le long du Tigre. Ses monuments les plus connus sont la Malwiya, un minaret hélicoïdal, la Grande mosquée du Vendredi et la mosquée al-Askariya, recouverte de tuiles d’or, près de laquelle Muhammad, 12ème imam chiite – le Mahdi - a été occulté en 874.
[9] Keryell, Jacques (sous la direction de), Louis Massignon et ses contemporains, Karthala, Paris, 1997.
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