En Cisjordanie, transformée en bantoustan palestinien, un président dont le mandat a expiré a nommé un Premier ministre, Salam Fayyad, sans le faire investir par le Conseil législatif. M. Fayyad a formé un gouvernement fantoche dont les forces de sécurité sont commandées par un général états-unien et dont les institutions économiques sont placées sous tutelle. A quoi sert donc cette pathétique mise en scène, s’interroge Pierre-Yves Salingue.
Ali Abunimah, fondateur et éditorialiste du site Electronic Intifada, a récemment publié un article critiquant ce qu’il nomme « la fausse (ou hypocrite) campagne de boycott de l’Autorité Palestinienne ».
Il y accuse notamment Salam Fayyad, le « Premier ministre non élu basé à Ramallah », de vouloir torpiller la campagne de BDS et aussi de tenter de récupérer les actions de terrain de la « résistance populaire ».
Peu de temps avant, Jamal Juma, coordinateur palestinien de la campagne contre le mur (Stop the Wall), avait déclaré que « l’Autorité Palestinienne cherchait à paramétrer la résistance pacifique contre le mur d’apartheid en fonction de sa propre vision pour en prendre le contrôle ».
Au même moment, Mousa Abu Maria, coordinateur de Palestine Solidarity Project et animateur du comité populaire de Beit Ommar, arrêté tour à tour par l’armée israélienne et par la police de l’Autorité, analysait le soudain intérêt de l’Autorité Palestinienne pour la résistance populaire non violente comme « une offre voilée de Fayyad pour prendre le contrôle d’un mouvement populaire ».
Ces quelques exemples illustrent une réalité qui ne fait pas mystère en Cisjordanie. Là-bas, nombreux sont ceux qui ont compris que le contrôle des actions de « la résistance populaire » est devenu un enjeu politique important.
Le « libéral » issu d’un coup de force
Salam Fayyad a été fourni clés en mains par le gouvernement états-unien et les différents pays « donateurs » qui l’ont imposé à Arafat en qualité de ministre des Finances en 2002.
Nul ne devrait remettre en cause sa volonté de servir ses compatriotes : après des études en université américaine et quelques années passées à la Banque mondiale, il a mis en pratique son « droit au retour » en acceptant en 1995 la responsabilité de « représentant du FMI » dans les Territoires de l’Autonomie Palestinienne.
En 2007 il a été désigné Premier ministre par Mahmoud Abbas qui venait de tenter un coup de force contre le Hamas à Gaza avec son acolyte Mohammed Dahlan. Après la débandade de leurs forces financées par les USA, Abbas a décrété l’Etat d’urgence, a assisté sans mot dire voire a encouragé le durcissement du blocus de Gaza et l’arrestation des membres Hamas du Conseil législatif où ils étaient majoritaires.
Celui qu’on nous présente parfois comme un « libéral » n’a éprouvé aucun état d’âme à profiter d’un putsch pour prendre la place du Premier ministre élu par la majorité Hamas du Conseil législatif palestinien.
Depuis 3 ans, alors que sa liste n’ avait obtenu que 2,4 % des suffrages lors des élections remportées par le Hamas, il est le « Premier ministre » d’un gouvernement qui n’a jamais été ratifié par un vote du Conseil législatif palestinien et il a été nommé par un « président » dont le mandat est achevé depuis 18 mois !
Curieusement, ses nombreux admirateurs occidentaux ne semblent pas choqués par ce « léger » déficit de légitimité démocratique !
Construire un Etat sous occupation ?
Le plan prêté au nouveau sauveur des Palestiniens est le suivant : eu égard à l’impasse des négociations, l’Autorité modernisée par Fayyad va faire la démonstration du sérieux palestinien sur le terrain et, à un moment donné, il apparaitra clairement aux yeux de la communauté internationale que le seul obstacle au règlement du conflit, c’est l’occupation… [1]
Naïveté ou soumission ? Voici ce qu’en dit Bernard Sabella, un membre du Conseil législatif proche de Fayyad : « L’insistance sur la non-violence chez nous, les Palestiniens aujourd’hui, est en accord avec le plan de M. Fayyad pour arriver à une position où la communauté internationale va regarder la Palestine et dire : Voilà, les Palestiniens sont bien développés dans leurs institutions, et même dans leur mentalité. Alors, pourquoi ne pas leur reconnaître un État ? »
Fayyad affirme qu’il sera alors en capacité de forcer la main de la communauté internationale pour exiger la conclusion d’un accord mettant un terme à l’occupation de 1967.
Il y aurait donc désormais deux options dans la recherche de la reconnaissance de l’Etat palestinien : celle d’Abbas axée sur la poursuite des négociations et fondée sur l’espoir d’un changement d’attitude du gouvernement des USA ; et celle de Fayyad consistant à agir sur le terrain pour établir les fondations économiques sans attendre la création de l’Etat.
En réalité ces deux attitudes ne sont nullement contradictoires. Abbas et Fayyad sont deux étoiles jumelles qui unissent leurs efforts dans l’espoir que la communauté internationale va leur octroyer « un Etat » et tant pis s’il s’agit d’un bantoustan totalement soumis économiquement à l’économie israélienne, sans souveraineté et principalement voué au contrôle policier des Palestiniens. Et tant pis aussi si cet « Etat » sert demain de justification à l’oubli de la question palestinienne qui sera réduite à quelques épisodes d’un banal « conflit frontalier entre deux Etats voisins » !
Fayyad sait que la combinaison de la structure des accords d’Oslo et de l’occupation militaire israélienne rend l’Autorité totalement dépendante d’Israël et que c’est toujours l’intérêt de l’Etat sioniste qui commande.
Le flic et le banquier : au service de la paix pour le Capital
Si le blocus financier a été levé et si le quadrillage militaire s’est un peu allégé en Cisjordanie, c’est parce que le maintien sur place des forces d’occupation israéliennes et la participation active des collaborateurs palestiniens, notamment dans l’action répressive des forces policières palestiniennes placées sous le commandement du général états-unien Keith Dayton, le permettaient.
Comme Dayton l’a expliqué, l’USSC (United States Security
Coordinators — Equipe états-unienne de coordination de la sécurité) est là « non pas pour apprendre à combattre Israël, mais pour maintenir l’ordre et la loi, respecter tous les citoyens et faire régner la loi afin qu’ils puissent vivre en sécurité et en paix avec Israël. »
La mission de cette force policière est avant tout le contrôle de tout mouvement populaire. Certains commentateurs occidentaux n’ont pas manqué de noter la faiblesse des manifestations de protestation des habitants de Cisjordanie lors de l’agression meurtrière contre Gaza fin 2008.
Là encore Dayton explique :
« Pendant cette période, les Israéliens ont gardé un ’profil bas’ ; chaque jour, ils se coordonnaient avec les forces de sécurité palestiniennes. Par exemple, le commandant palestinien appelait le commandant israélien pour lui dire ’’Une manifestation se déroulera du point A au point B. Elle passe près du check-point de Bet El. Nous apprécierions si, pendant deux heures, vous pouviez quitter le check-point afin que nous puissions contrôler la manifestation, ensuite vous pourrez reprendre position.’’
Dayton rapporte ensuite les propos d’un officier israélien : « L’USSC est en train d’accomplir un travail formidable. Plus les Palestiniens feront le boulot et moins nous devrons le faire ». [2]
La mission première de Fayyad ne devrait faire aucun doute : il est là pour contribuer à réunir les différentes conditions favorables à la liquidation de toute résistance authentique, quelle qu’en soit la forme, violente ou non violente.
Il n’est évidemment pas seul à la manœuvre et bénéficie de l’appui encore nécessaire de Abbas, du soutien contraint et pas toujours enthousiaste du Fatah et de la complicité plus ou moins discrète de dirigeants d’ONG dont la survie dépend de l’USAID ou de l’argent de Fayyad.
Quant à la « gauche palestinienne », elle semble n’avoir comme seule stratégie que réclamer l’unité et la réconciliation, refusant d’admettre que, dans les présentes circonstances, toute réconciliation ne pourrait se faire que sur le dos de la Résistance et au détriment des droits fondamentaux du Peuple palestinien.
Fayyad est un jalon important dans la mise en place d’une Autorité dépolitisée, une simple administration de gestion du quotidien des Palestiniens « sous sa forme techniciste éloignée de tout engagement patriotique » [3].
C’est aussi ce que dit Azmi Bishara : « L’ancien officiel de la Banque mondiale, qui se vante d’être pragmatique, offre des solutions au jour le jour à la place d’une cause nationale ».
Pour autant, dans cette « gestion du quotidien », la relative amélioration de certains aspects de la vie des habitants de Cisjordanie, par la levée temporaire de certains barrages à l’entrée des villes palestiniennes et par la permission donnée aux Palestiniens d’emprunter certains segments de routes précédemment réservées aux seuls Israéliens, n’a pas modifié en profondeur la situation des Palestiniens ordinaires dont l’immense majorité ne fréquente pas les dancings de Ramallah où le coca se paye 4 € et ne pourra pas devenir propriétaire d’ un appartement à Rawabi.
Aussi, dans un contexte global d’intensification de la chasse aux militants du Hamas et plus généralement de la répression à l’encontre de tous ceux qui contestent sa politique de complicité active avec l’occupation, Fayyad doit donner le change et ne peut pas être réduit au rôle de collaborateur actif et dévoué de l’occupant.
Neutraliser la résistance populaire
Il a donc décidé d’occuper, pour mieux les neutraliser, les deux terrains où s’exprime aujourd’hui la lutte contre l’occupation en Cisjordanie : d’une part « la résistance populaire » et d’autre part le boycott d’Israël.
Diverses luttes ont été spontanément engagées à partir de 2002 par des villageois confrontés aux premiers travaux de construction du mur (Jayyous, Bil’in…). Elles ont souvent pris la forme de manifestations régulières contre le mur, pour la défense du libre accès aux terres et aux villages de plus en plus cernés par les colonies. Ignorées des principales factions politiques et méprisées par l’Autorité, elles sont restées isolées pendant plusieurs années.
Stop the Wall Campaign, puis l’appel BDS en 2005 ont été les premiers à tenter de relier entre elles ces recherches d’une alternative d’une part à la faillite de la stratégie des négociations de paix et d’autre part à l’impossibilité d’une participation populaire à la deuxième Intifada militarisée. Mais la situation a changé. Les négociations sont devenues inexistantes et l’isolement des actions armées a mené la deuxième Intifada dans l’impasse.
Depuis quelques temps, Stop the Wall et BDS sont confrontés à la concurrence de deux organismes : le Comité national et le Comité de coordination. Le premier a été créé par le Fatah dès 2005 et a été réactivé depuis sa dernière conférence nationale, après l’été 2009. Le second est sous le contrôle du gouvernement de Fayyad et il prétend vouloir organiser l’ensemble des responsables des comités populaires de Cisjordanie.
Fayyad ne lésine pas sur l’utilisation de l’argent et les différents comités populaires ne sont pas logés à la même enseigne dans la distribution !
Comme le dit avec franchise Mohamed Kattib, l’un des leaders du comité de Bil’in soutenu par l’Autorité, « La pression médiatique et l’argent qui a coulé à flot ont créé des tensions. Chacun veut sa part… » [4].
Et puis, la répression des manifestations par l’armée israélienne aboutit à de nombreuses destructions et à des arrestations. Il faut rémunérer des avocats, payer les cautions et les amendes, rendre visite aux prisonniers dans des prisons israéliennes éloignées, etc.
Tout cela coûte cher et celui qui paye entend bien en tirer un avantage politique. On peut le constater en étudiant les déclarations finales des conférences internationales qui se sont tenues à Bil’in ces dernières années. Quand la présence de Fayyad en 2009 et l’absence de l’Autorité palestinienne dans la lutte sur le terrain avaient fait l’objet de critiques acerbes et que la conférence avait alors mis la priorité sur la campagne BDS, 2010 a confirmé l’influence croissante de l’Autorité sur de nombreux comités populaires.
En mobilisant des moyens financiers importants et en n’hésitant pas à user de la répression sélective contre certains dirigeants, avec souvent la complicité active des forces de l’occupation, Fayyad semble avoir réussi là où Mustapha Barghouti et le Fatah avaient échoué dans leurs tentatives de récupération.
En avril 2010 à Bil’in, les porte-paroles de BDS ont assisté à la rétrogradation de leur action au deuxième rang et vu un « boycott des produits israéliens provenant des colonies » se substituer au boycott d’Israël !
Fayyad est donc l’homme orchestre d’un dispositif qui permet de faire des projets de zone industrielle, des projets de développement touristique, qui favorisent le boom de l’immobilier et des commerces de luxe à Ramallah… mais un dispositif qui ne met pas fin à l’occupation et qui n’empêchera pas l’armée israélienne, si elle le décide demain face à une nouvelle révolte populaire palestinienne, de détruire toute cette pacotille dont seule tire profit aujourd’hui une petite élite palestinienne qui ambitionne de trouver sa place dans le projet néolibéral de Grand Moyen-Orient.
La réalisation du plan néolibéral de Fayyad passe évidemment par la liquidation de toute résistance authentique, puisque ce plan intègre l’occupation israélienne comme un état de fait inébranlable. [5]
[1] Salam Fayyad a publié son programme de gouvernement sous le titre « Palestine : Ending the Occupation, Establishing the State », Voltaire Network, 26 août 2009. Puis le Fatah a publié sa nouvelle Charte, Voltaire Network, 19 octobre 2009.
[2] Speach of Lieutenant General Keith Dayton, US Security Coordinator, Israel and the Palestinian Authority, The Washington Institute for Near East Policy, 7 mai 2009
[3] Palestine : un Etat ? Quel Etat ?, par Jean-François Legrain, Institut français des relations internationales, janvier 2010.
[4] Tipping Point ? Palestinians and the Search for a New Strategy, International Crisis Group, 26 avril 2010.
[5] « La paix sur un mode néolibéral », par Clémentine Cirillo-Allahsa, Politis, 22 avril 2010.
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