Revenant sur la révolution qui vient de chasser le président Lucio Gutiérrez du pouvoir, notre correspondant Marcello Larrea décrit la force surprenante d’une foule pacifique. Pour la troisième fois en huit ans, les institutions n’ont pas résisté à une marée humaine pacifique. Cependant la question est de savoir si, au-delà du rejet des élites économico-politiques, cette irruption de la souveraineté populaire peut déboucher cette fois sur un acte constructif qui permette à l’Équateur de sortir enfin de cette crise prolongée.
La pression sociale a été beaucoup plus puissante que le régime politique. Après l’échec de l’imposition de l’état d’urgence imposé par le président Lucio Gutiérrez, le vendredi 15 avril 2005, a suivi à peine 19 heures plus tard le limogeage de la Cour suprême, dimanche 17, puis le 20 avril, son renversement par une insurrection pacifique de Quito la rebelle.
Désespérées face une marée humaine toujours plus importante portée par la colère et l’indignation, les autorités ont renoncé à utiliser la répression contre la foule massée à Quito.
Le Congrès encerclé par des milliers de « brigands » -une multitude composée d’enfants, de personnes âgées, de femmes-, a approuvé à l’unanimité des députés présents la révocation de la Cour suprême, y compris avec les suffrages du parti Roldosiste (PRE) de Bucaram, du Parti Socialiste et du Mouvement Populaire Démocratique, avec lesquels Lucio avait constitué sa majorité en décembre.
C’est ainsi que deux de ses principaux objectifs (le maintient du gouvernement de Lucio et de son impunité d’une part, et d’autre part le retour des ex-présidents Bucaram et Noboa et de l’ex- vice-président Dahik), que le peuple a condamné, n’ont pas tardé à être simplement balayés.
La Luna et la désaliénation
La radio La Luna, a continué héroïquement à ouvrir son antenne aux gens, en dépit d’une intense campagne d’intimidation, de sabotages et d’attaques contre son exercice de la liberté d’expression. Le peuple invisible, à travers les ondes hertziennes, minute après minute prenait conscience de sa force semblable à celle d’un volcan.
Les médias essayaient systématiquement de réduire la signification et la portée de ce qui arrivait à Quito. Leurs efforts concertés ont certes pu dénaturer le sens des événement et freiner leur propagation à travers tous le pays, mais ils n’ont pas atteint leur objectif d’isoler et d’asphyxier Quito la rebelle.
Le peuple a découvert qu’il peut dire la vérité et ce qu’il pense, que ses réflexions sont conformes à la réalité, et qu’elles sont partagées par le plus grand nombre. La Luna, avait lancé une révolution.
Le peuple a commencé à s’approprier sa propre image, à mettre en avant son imagination et à découvrir que sa douleur individuelle, personnelle, est collective. La désaliénation s’est propagée comme un processus de réaction en chaîne. La question n’est pas de savoir si la vie ne nous appartient pas, cette vie c’est la nôtre, ou si la patrie nous appartient ou pas, c’est notre patrie.
L’arrogance suffisante du pouvoir
L’arrogance du pouvoir, du gouvernement de Lucio Gutiérrez et de ses alliés, le PRE, le PRIAN, le MPD et le Parti Socialiste et de l’opposition conduite par les Sociaux-démocrates, la Gauche Démocratique et Pachakutik, les a conduits à s’engager sur la voie de l’inertie excluant le mouvement, le changement et la révolution.
Ils ont pensé que les forces et la capacité de répression de l’État accompagnées de la menace de la terreur pouvait intimider le peuple de Quito. Et que dans le cas contraire, la force des institutions, les accords négociés en coulisses au congrès et la domination des médias y parviendraient. Tel ne fut pas le cas.
Ce curieux panorama politique avait protégé le gouvernement pour qu’en définitive il se conforme aux ordres du département d’État, du Pentagone et de son Commandement Sud, qui a même dépêché une personnalité de haut rang, le général Myers, pour décorer Lucio le 11 avril dernier, marquant ainsi son soutien à un régime en voie d’effondrement et impuissant à éviter son implosion .
La colère populaire se déchaîne
Soyez un « brigand de plus » clamait la station de radio La Luna en appelant les gens à se rassembler le 19 avril face à la croix du pape, là où Jean-Paul II s’est adressé à Quito en 1985. Le but était d’effectuer une imposante marche vers le Palais de Carondelet et d’en expulser Gutiérrez, pacifiquement, comme l’ont fait les patriotes en 1809 en renversant le gouvernement de la Couronne espagnole. Et comme l’a fait le peuple en février 1997 en déposant Bucaram et en janvier le 2000 Mahuad.
Lucio, a menacé de mobiliser ses hordes. À Guayaquil, ils ont commencé à recruter des sicaires et autres malfaiteurs, des bandes paramilitaires d’orientation clairement fasciste.
La FEINE, Fédération d’Indigènes Évangéliques, a proposé d’acheminer en ville 3 000 indigènes. On a ordonné la mobilisation de milliers de policiers et de soldats et on les a équipés spécialement, avec notamment le redouté gaz moutarde, les bombes lacrymogènes au poivre, le chiens d’assaut (rottweiller), les chevaux, etc....
La Luna, continuait sa tâche. Les voix devenues rauques par cette journée interminable, de Paco Velasco, Luis Ramiro Pozo et Atahulfo Tobar, continuaient à dialoguer avec leur auditoire devenu aussi vaste qu’un océan. À la guerre électronique, qui à de nombreuses reprises a brouillé ses émissions, s’est ajouté le lundi 18, des câbles sectionnés privant la station de la capacité d’émettre pendant plusieurs heures
Mardi 19 a été un jour plein de promesses. Les gens avaient commencé à s’organiser dès les premières heures en vue de la manifestation. Ils préparaient leurs drapeaux tricolores, ceux de Bolivar et de Sucre, et des roses blanches. À 5 heures de l’après-midi, une marée humaine digne et joyeuse s’était formée. La marche sur Quito a ensuite débuté.
La manifestation s’étendait sur des kilomètres, et les gens avançaient jusqu’au carrefour de la Vierge, face au parc de l’Alameda, où la répression gutierriste les attendait retranchée.
Les gens sont arrivés et, comme dans une guerre, les policiers les ont arrosé massivement de bombes lacrymogènes. Mónica Fernández, voyant que sa mère était attaquée, s’est adressée aux policiers en exigeant qu’ils ne s’en prennent pas au peuple, puis a perdu connaissance, asphyxiée. Un peu plus loin Julio García, photographe chilien, qui a travaillé dans le pays pendant des décennies, après avoir enjoint les policiers à ne pas faire preuve de brutalité, s’est également effondré.
Mónica a pu le réanimer. Julio grièvement touché, a été transporté à l’hôpital où il est décédé. Son souvenir restera dans les mémoires comme celui d’un héros de l’histoire de ce pays, à l’instar de ce que fut sa vie.
Les gens ont cherché à se frayer un chemin et ont forcé le barrage policier. Les manifestants sont arrivés aux abords du Palais de Carondelet, à deux pâtés de maison. Les indigènes de la FEINE, mobilisés comme des esclaves, en sentant avec effroi l’imminence de l’arrivée des manifestants ont abandonné en courant la place de San Francisco où ils avaient été placés pour éventuellement être utilisés contre le peuple.
Radio Tarqui, la légendaire station de radio populaire, transmettait en direct les événements. Ce fut une splendide nuit de lutte pour « les brigands » et de terreur pour Lucio, qui nerveux sentait l’imminence de l’irruption de la foule dans le Palais et ordonnait de réprimer et réprimer encore, en oubliant qu’il a dit autrefois qu’il avait rejoint l’insurrection populaire du 21 janvier 2000 parce qu’il se refusait à réprimer et tirer sur le peuple.
Les masques étaient tombés, la réalité s’imposait cruellement à lui. Le désespoir et l’envie de fuir le gagnait. La seule idée qui lui soit venue à l’esprit, au-delà des mots creux appelant à la paix, fut d’intensifier la répression. Il a appelé son cousin Renán Borbúa qui lui a annoncé qu’il viendrait de Guayaquil à Quito avec 5 000 hommes pour défendre son gouvernement et manifester contre la Luna.
A radio Tarqui, le colonel Jorge Brito, a appelé à fermer les voies d’accès à Quito pour empêcher l’arrivée des sicaires. Le maire Moncayo et le préfet González ont commencé à prendre leurs dispositions pour que des engins de chantiers et des blocs de pierre soient positionnés et ferment les voies de communication. Toutefois la force publique a fait sauter ces défenses.
Le jour s’est levé et les bus de mercenaires avançaient avec la protection de la police. Le peuple a réagi. À l’École Polytechnique Nationale, les étudiants sont sortis pour empêcher le passage des bus des bandes gutierristes. Une femme est tombée d’un bus et a été écrasée par un véhicule de l’armée. Des jeunes gens ont cherché l’aider, mais elle était déjà morte.
Les Parlements et les assemblées refont surface
Les gens ont investi massivement les voies d’accès à Quito au péril de leur vie. Dans la vallée des Chillos les « brigands (forajidos) » se sont rassemblés sur l’avenue Rumiñahui et leur ont coupé la voie aux gutierristes. Des chauffeurs de bus, de camionnettes et autres véhicules ont également pris part aux évènements, ainsi que les véhicules de la commune.
Les bus remplis de sicaires sont arrivés, mais n’ont pas eu l’occasion de se frotter au peuple. Ils ont cherché à fuir tous azimuts. Les gens ont commencé à s’exprimer dans les hauts parleurs installés opportunément pour couvrir les événements. Alternant avec les émissions de La Luna, les gens exposaient leurs idées. La révolution était en marche.
La nécessité de constituer un Parlement ou une assemblée du peuple a été avancée, pour exercer collectivement la souveraineté et faire en sorte que la lutte ne soit pas inutile, comme ce fut le cas lors du renversement de Bucaram en 1997 et de Mahuad en 2000. Les gens répétaient que « Lucio s’en aille et tous les autres », acteurs d’une « partidocratie » qui ont usurpé les droits politiques du peuple, avec un régime de partis et d’élections imposé par la dictature militaire de la décennie 70, sous les ordres de la CIA.
Ils voulaient défendre la souveraineté de la nation en s’opposant à l’implication de l’Équateur dans le Plan Colombie, en expulsant le Commandement Sud des USA de la base de Manta et en rejetant le Traité de libre Commerce. Soudain un bus, s’est retrouvé coincé dans la multitude, et un « forajido », un homme du peuple, a été renversé, victime d’un chauffeur excédé, pour ensuite être transporté agonisant ou mort par ambulance. À l’heure ou j’écris, nous ne connaissons pas encore l’identité de cet autre héros.
Lucio prend la fuite
Les gens s’organisaient pour aller vers l’Académie de Guerre, située tout près, dans le but de rappeler aux militaires leur devoir de protéger la vie des citoyens et la souveraineté populaire, quand l’annonce de la destitution de Lucio par le congrès s’est propagée. Les gens ont accueilli avec émotion cette nouvelle victoire, mais ont immédiatement commencé à crier : « Qu’ils s’en aillent tous ! ».
Après avoir chanté l’hymne national, des gens ont pris le micro et ont exprimé leurs avis : « Nous ne pouvons pas permettre que les partis détruisent à nouveau notre pays, nous voulons qu’ils s’en aillent tous ». L’Assemblée des citoyens a engagé un débat. On s’y est prononcé pour une consultation populaire à propos du rôle des partis, pour un nouveau statut électoral qui garantisse pleinement les droits politiques des citoyens et pour une Assemblée Constituante, qui devrait prendre appui sur les Parlements populaires ou citoyens, pour que le peuple y prenne part depuis le quartier, la paroisse, le canton, la province et ait prise sur les décisions et la vie de la nation.
Le Commandement interarmes, qui avait imposé l’état d’urgence et dépensé toute son énergie pour protéger le président, a annoncé qu’il cessait de le soutenir. Le peuple qui était resté depuis la nuit précédente aux abords du siège du gouvernement, a alors fait irruption sur la place de l’Indépendance, avec ses drapeaux jaune, bleu et rouge, aux cris de : « Qu’ils s’en aillent tous ! ».
Lucio a quitté le Palais en hélicoptère, comme une répétition de la fuite du président De La Rúa à Buenos Aires. Il est rendu à l’aéroport, où les gens ont occupé la piste pour empêcher son avion de décoller. Il a finalement quitté l’hélicoptère et a terminé la nuit réfugié à l’ambassade du Brésil, elle aussi encerclée par la foule.
Le congrès, réuni dans le bâtiment de CIESPAL au nord de Quito, a été encerclé par le peuple, qui scandait toujours : « Qu’ils s’en aillent tous ! ». Le nouveau président, Alfredo Palacio, a éprouvé de sérieuses difficultés pour sortir de là. Il s’est présenté devant la foule et a annoncé que sa charge est à la disposition du peuple.
Le peuple cherche son chemin
« Dehors Lucio ! » criait tout Quito, « Qu’ils s’en aillent tous ! ». Deux slogans désormais indissociables. Les manœuvres du maire de Guayaquil, Jaime Nebot, pour prendre part à une manifestation dans sa ville ont été sans effet. Il en va de même pour un large spectre de partis de droite comme de gauche, qui partagent la responsabilité d’avoir conduit le pays vers l’enfer du néo-libéralisme.
De même, l’ambassadeur des États-Unis a rendu visite, à la dernière minute, à Lucio au palais. Mais le peuple s’est levé pour mettre reformer des parlements et des assemblées, récupérer ses droits politiques et l’exercice de sa souveraineté pleine et entière, pour socialiser le pouvoir, dépasser les conditions d’oppression dans laquelle il s’est débattu et assumer la reconstruction de sa patrie en la libérant de la tutelle coloniale étrangère.
Sur le même sujet, voir l’article précédent de Marcello Larrea : « Lucio Gutierrez fuit devant son peuple »
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