Après le rejet par les Français et les Hollandais de la Constitution, l’Europe connaît une crise de sens à cause de la situation économique menaçante au niveau national et européen. Les conservateurs pensent que la seule issue est de supprimer les subventions, avantages et aides sociales qui ont fait depuis des siècles la conception de européenne de la vie en commun dans une société solidaire. Pour eux, l’Europe sera florissante si on libère le marché de ses contraintes et si on favorise la concurrence. Les socialistes affirment que le modèle anglo-américain de marché sauvage, qui ne connaît qu’un vainqueur, ne fait que rendre les riches plus riches et donne un modèle écrasant de société d’exploitation.
Pour moi, les débats actuels sur la Constitution concernent en fait l’avenir du capitalisme. Toujours plus d’Européens se demandent lequel, du modèle de marché libéral ou social, est le meilleur. Lors des référendums en France et en Hollande, les gens ont exprimé leurs préférences, peurs et espoirs économiques. Cela me rappelle l’époque où il y a 20 ans Mikhail Gorbatchev voulait sauver la vision soviétique par une réévaluation critique de l’expérience communiste. D’après moi, la situation est glauque : alors que les profits des entreprises augmentent partout dans le monde, la situation économique est pire que dans les années 90 pour 89 pays. Au lieu de réduire le fossé entre pays riches et pays pauvres, le capitalisme au contraire le creuse. Les biens des 356 familles les plus riches sont équivalents au revenu annuel de 46 % de la population mondiale. Les 3 personnes les plus riches (Bill Gates, Warren Buffet et les Waltons de Wall-Mart) possèdent ensemble plus que les revenus annuels des 940 millions de personnes les plus pauvres de la planète. Les penseurs du capitalisme voulaient les intégrer dans le village global mais un tiers de l’humanité n’a toujours pas d’électricité et est économiquement isolée. La biosphère est en danger, le terrorisme menace le monde, la corruption règne.
Les néo-conservateurs avaient attaqué la centralisation du pouvoir à la tête de l’immense bureaucratie d’État communiste mais ils l’ont remplacé par une concentration du pouvoir aussi centralisée à la tête des 500 entreprises économiques globales qui régissent le monde. La main invisible d’Adam Smith ne permet pas à tout le monde de profiter des fruits de la croissance mais au contraire, un seul gagnant emporte le tout à la fin du jeu. Les États-Unis qui sont le pays au monde qui pratique le capitalisme dans sa forme la plus pure sont aussi le pays qui produit le plus de pauvreté parmi les nations industrialisées. Un écolier sur quatre vit sous le seuil de pauvreté et 20 % de la force de travail adulte américaine est derrière des barreaux, cela représente 25 % du total des prisonniers de la planète. Les forces du capitalisme sont aussi ses faiblesses, nous devons trier le bon grain de l’ivraie. L’imagination du marché pour desservir les intérêts particuliers est presque pathologique. On doit toujours réduire les coûts de production, maximiser les profits et faire augmenter la valeur des actions. Pour survivre, il nous faut un équilibre aristotélicien qui stimule l’esprit d’entreprise du marché mais qui bride aussi sa tendance à concentrer le pouvoir au sommet de la pyramide. Il est de plus en plus évident que, ironie de l’histoire, nous ne devons pas opposer capitalisme et socialisme mais les voir comme deux « mains visibles » complémentaires qui feront la balance entre les intérêts du marché et le sentiment de responsabilité collective. Les débats actuels en Europe risquent de polariser les avis à l’extrême, la force brute du marché est opposée au diktat bureaucratique de l’Etat providence. Aucune des deux visions ne doit détruire le contenu de l’autre. Chacun d’entre nous est l’incarnation de ces deux mentalités. Nous voulons privilégier les intérêts particuliers tout en étant conscients d’avoir une responsabilité vis à vis des concitoyens. Une économie de marché socialement réformée qui respecte ces deux composantes de l’homme serait un modèle et un exemple pour le reste du monde.
« Europa, wir brauchen dich », par Jeremy Rifkin, Die Zeit, 9 juin 2005.
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