Le politologue mexicain Alfredo Jalife-Rahme analyse des options stratégiques et budgétaires récentes du Pentagone et de la Maison-Blanche. Alors qu’une frange extrémiste continue à prôner pour les Etats-Unis l’impossible maintient de leur domination sur toute la surface du globe, le président Obama et son secrétaire à la Défense Leon Panetta, dans la lignée de la politique initiée par Robert Gates, prennent acte de la décadence structurelle de la puissance étasunienne. Ils approfondissent la rupture avec l’ère Bush-Cheney en réorientant leurs ressources sur des objectifs plus réalistes, et ré-allouent progressivement leurs moyens en direction de l’Asie et la Chine.
Le 5 janvier dernier le président Obama a présenté à l’improviste son nouveau virage en matière de stratégie au Pentagone, projet qui est exposé dans un document de 8 pages sous le titre : "Soutenir la prééminence globale de USA pour la défense du XXIème siècle".
Obama a soutenu qu’on pouvait considérer finies les longues guerres de la décennie passée, allusion transparente à l’échec du bushisme belliqueux qui a signé, à mon avis, le suicide des USA en tant que puissance unipolaire. À vol d’oiseau, disons que la défaite militaire stratégique des USA en Irak (d’où l’Iran sort vainqueur sans avoir eu à tirer un seul coup de fusil) ainsi que l’empêtrement en Afghanistan sont les facteurs qui ont obligé Obama à se concentrer sur la région Asie Pacifique, avec un triple objectif : contenir la Chine, fracturer l’alliance des pays du BRICS (Chine, Inde, Russie, Brésil, Afrique du Sud), et enfin séduire l’Inde.
Le coût de l’aventurisme militaire du bushisme pendant dix ans au Moyen-Orient, que Joseph Stiglitz (prix Nobel d’économie et ex-fonctionnaire de Clinton) estime à plus de 3 000 milliards de dollars [1], a gravement vidé les coffres des USA, approfondissement tant la dette insolvable que les déficits colossaux.
Les restrictions dans le budget militaire annoncées par Leon Panetta, secrétaire à la Défense, et le général Martin Dempsey, chef d’état-major des forces armées, s’élèvent à 500 milliards de dollars, échelonné sur 10 ans (sans compter un montant équivalent que le Congrès va devoir soutenir début 2013), concernent tant les effectifs terrestres que ceux de la marine ; il s’agit de se concentrer sur le déploiement des drones, avec une insistance sur la supériorité technologique des USA, grâce à la sécurité cybernétique dont ils jouissent (puisque les USA ont un centre de commandement propre, outre ceux qu’ils ont aux quatre coins de la planète, et leurs mille bases militaires de par le monde).
À mon avis, le nouveau virage stratégique d’Obama comporte l’abandon de l’Europe à son triste sort, le retrait relatif du Levant, et une présence ultra-concentrée dans le Golfe persique pour déployer ses porte-avions (qui jouissent de la suprématie à l’échelle mondiale) et le redéploiement (avec le retrait des troupes d’Irak et d’Afghanistan) dans la région Asie-Pacifique, afin d’encercler et de contenir la Chine. Il s’agit d’une fuite gracieuse dans la déglobalisation, étape de claire décadence des USA.
Donna Miles, du service de presse de l’armée de terre, résume le document en question : « Importance croissante de l’Asie et du Pacifique, du point de vue stratégique » ; « Les intérêts économiques et sécuritaires des USA sont liés au développement d’une région comprenant 39 pays » ; « parmi eux la Chine et l’Inde émergent comme des géants » ;« Il s’agit donc d’investir dans la perspective d’une association stratégique à long terme avec l’Inde, afin d’établir un ancrage économique régional qui renforce la sécurité dans toute la région bordée par l’Océan indien. Cela dans le cadre de la montée de la Chine comme puissance régionale, et de l’inquiétude quant à ses intentions stratégiques » ; « Les 330 000 membres du Commandement du Pacifique (United States Pacific Command) garantissent une libre circulation commerciale » ; « Il faut aussi s’assurer de la paix dans la presqu’île coréenne, sous la nouvelle mandature de la Corée du Nord ».
David Ignatius, dans le Washington Post (7/1/12), estime qu’Obama a bien tourné la page du 11-Septembre, et prend très au sérieux les coupures budgétaires du Pentagone, tant au niveau de la politique extérieure qu’intérieure. « Il pourrait s’agir du virage le plus décisif depuis 1945 », dans la mesure où « même les forces terrestres se voient sévèrement couper le robinet ».
Les USA ne vont-ils donc plus pouvoir envahir deux pays à la fois, et devront-ils se contenter de les détruire de façon automatisée depuis le firmament ? Grâce au contrôle de l’internet mondial, les USA vont-ils livrer la guerre cybernétique et prendre le contrôle de leurs adversaires, qui ont naïvement acheté les dispositifs offerts par les transnationles US, pour se faire mieux espionner ?
Selon David Ignatius, il s’agit de « la fin de l’ère du 11-Septembre », l’annonce de la mort d’Osama Ben Laden est ce qui autorise désormais les USA à dialoguer avec les Frères musulmans et les salafistes (qui sont des fondamentalistes islamiques), ce qui permettra aux troupes de rentrer aux USA, et d’évacuer l’Europe, probablement en plus grand nombre que prévu. L’Europe peut en conséquence se sentir livrée à elle-même et envisager un rapprochement de l’Allemagne avec la Russie, ce qui devient hautement probable.
David Ignatius souligne que la Chine est naturellement tendue depuis le « virage Obama », et il avance que « les Chinois ne sont pas stupides et s’attendent bien à ce que les USA leur sautent à la gorge ».
Il prédit que l’on se rapproche d’une période de rivalité et de tension dans le Pacifique, avec trois points de fixation :
– La récente expansion des USA en Birmanie, où les Etats-uniens ont hypocritement fermé les yeux sur les droits de l’homme.
– La délicate transition dynastique en Corée du nord, où se décident déjà la coopération ou la collision entre USA et Chine.
– L’Association Trans-Pacifique (TPP), pour ravir la suprématie commerciale à la Chine, en lui intégrant le Mexique néolibéral du parti PAN actuellement au pouvoir, de façon hautement stérile pour le Mexique. Il s’agirait donc d’opposer TPP à BRICS.
L’association stratégique à long terme proposée par les USA à l’Inde a été mise en relief par The Times of India (5/1/12), qui la résume parfaitement : « Les USA identifient la Chine comme une menace contre leur supériorité, et recherchent l’association avec l’Inde ».
Obama, Panetta et le général Dempsey insistent : « Les USA maintiendront leur supériorité militaire globale » (Robert Burns, AP, 5/1/12).
Mais la féroce critique de la part du Parti Républicain ne s’est pas fait attendre : le représentant Howard Buck McKeon, président de la Commission des Forces armées de la Chambre des Représentants, dans une déclaration officielle, a conclu qu’il « s’agissait d’une reculade, déguisé en nouvelle stratégie, d’un grave recul militaire des USA au second plan ».
McKeon a probablement raison, à en juger par le temps passé par Panetta ainsi que par le général Dempsey pour tenter de convaincre le public télévisuel sceptique que « les USA ont encore l’armée la pus puissante du monde, malgré les restrictions » (China Daily, 9/1/12).
Le général Dempsey a avoué son malaise à l’idée que certains pays pourraient mal interpréter le débat entre Etats-uniens sur le virage et les dégraissages dans les dépenses de l’armée. « Certains pourraient nous voir comme un pays décadent, ou même comme des militaires en décadence, et rien n’est plus éloigné de la vérité ».
Quant au secrétaire du Pentagone, Panetta, il a souligné qu’une mauvaise estimation de la puissance de son pays peut être dommageable dans les relations avec des nations comme l’Iran ou la Corée du Nord ; « Les USA sont le plus grand pouvoir militaire et nous nous efforçons de le rester, et d’ailleurs notre budget pour la défense reste de loin le plus élevé au monde », l’équivalent du total des 10 plus gros budgets nationaux à la défense sur la planète.
[1] Three Trillion Dollar War, par Joseph Stiglitz et Linda Bilmes
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