Le mardi 5 mars dernier, j’accompagnais Tubal Paez, le président de la Union de Periodistas de Cuba (Union des Journalistes de Cuba, selon ses sigles en espagnol), lors d’une cérémonie visant à honorer un journaliste cubain exceptionnel. L’événement se déroulait dans un petit village appelé Juan Gualberto Gomez, dans la province de Matanzas. Par son nom, la localité rend hommage au fils d’esclaves mulâtres né ici, en 1854, sur une plantation de canne à sucre. Après la première guerre cubaine d’indépendance (1868-1878), Juan Gualberto Gomez a créé La Fraternidad, un journal qui se consacrait à l’harmonie raciale, à la liberté et au progrès social à l’intention des gens de couleur. En mars 1880, on l’arrêtait pour avoir appuyé des combattants de l’indépendance cubaine puis il était déporté en Espagne. Il a néanmoins continué à fournir des articles et des lettres à La Fraternidad et à El Abolicionista (« L’abolitionniste », en référence à l’abolition de l’esclavage). Il est retourné à Cuba en 1890. Pendant la troisième guerre cubaine d’indépendance (1895-1898), il a été promu au grade de général et est devenu un proche collaborateur de José Martí [1]. Après la guerre, lorsque la victoire des patriotes cubains sur le colonialisme espagnol a été récupérée par les États-Unis, qui ont imposé leur domination dans l’île, il a continué à travailler comme journaliste. Juan Gualberto Gómez l’a fait de manières diverses, en opposition au contrôle néocolonialiste états-unien. Il a combiné journalisme et activisme politique. Il est reconnu pour son opposition directe à l’Amendement Platt commandité par les États-Unis, modification qui, selon lui, réduisait l’indépendance et la souveraineté de la République de Cuba à l’état de mythe. Par conséquent, il était fortement opposé à l’annexion de Cuba aux États-Unis. Il est décédé il y a 80 ans, en 1933. C’est alors que le village de plantations de cannes à sucre a pris son nom.
Pendant la cérémonie solennelle dirigée par les villageois à Juan Gualberto Gómez, laquelle se déroulait devant la sculpture de son buste, j’ai entendu un téléphone cellulaire sonner à 17 h. Tubal s’est retourné vers moi et m’a chuchoté : « Murió Chávez » (Chávez est décédé). Quel choc ! Bien que la Une de Granma, le quotidien du Parti communiste de Cuba, affirmait clairement ce jour-là que la situation médicale du président du Venezuela était extrêmement précaire en raison de la détérioration de son état de santé, je n’arrivais pas à y croire. Est-ce que c’était vrai ? Comment se fait-il que ce Chávez dynamique, relativement jeune et souriant ne soit plus physiquement vivant ? Après avoir repris mes esprits, j’ai dit à Tubal qu’il y a des moments dans la vie qu’on n’oublie jamais. Ces deux mots murmurés, « Murió Chávez », prononcés à la fois avec tristesse et fermeté ce 5 mars, quelques minutes après que le leader de la Révolution bolivarienne ne s’éteigne, font partie de ces moments.
Depuis les années 1960, plusieurs moments sont gravés à jamais dans la mémoire des individus et des peuples à la suite de nouvelles déterminantes. Les manchettes qui ont eu de l’importance pour une personne ou pour un peuple dépendent, somme toute, de leur perspective de l’histoire. Lors de chaque anniversaire de l’assassinat de John F. Kennedy et, bien entendu, quand il est question des attentats terroristes du 11 septembre 2011 sur le sol états-unien, nous nous en remettons aux médias grand public pour nous rappeler où nous nous trouvions précisément lorsque ces événements se sont produits et quelle a été notre réaction à ce moment-là. Dans le cas du 11 septembre 2011, ce geste abominable est indescriptible.
Toutefois, chaque année, ma réaction spontanée à la date du 11 septembre est également de me rappeler le coup d’État au Chili orchestré par les États-Unis le 11 septembre 1973, lequel s’est traduit par l’assassinat du président chilien démocratiquement élu, Salvador Allende, et par l’instauration d’une dictature fasciste. Je me souviens précisément de l’endroit où je me trouvais ce jour-là et de mon dégoût lorsque j’ai appris la nouvelle. Auparavant, le 9 octobre 1967, je me souviens de l’endroit exact où je me tenais, sur le campus de l’Université McGill, à Montréal, lorsqu’un collègue étudiant m’a appris que Ernesto Che Guevara avait été assassiné en Bolivie. Il y a des moments précis, évocateurs, dont je me souviens, tout comme plusieurs personnes, partout dans le monde.
Désormais, il y a un autre moment mémorable pour moi : le 5 mars 2013, à Juan Gualberto Gómez, à Matanzas, Cuba. L’île, son peuple et ses dirigeants ont ouvert la voie, en 1959, à une nouvelle Amérique latine en développement, celle qu’encourageait Hugo Chavez.
Au cours des jours qui ont suivi son décès, nous étions en mesure de vivre, à Cuba et par l’entremise des émissions télévisées cubaines provenant du Venezuela, que, de son vivant et par son décès, le Comandante Chávez était l’architecte d’une Amérique latine et de Caraïbes nouvelles qui ne sont plus « l’arrière-cour » des États-Unis, tel qu’ils l’envisagent. Cette réalisation s’illustrait très clairement par la présence de chefs d’État et de représentants de haut niveau provenant de toute la région au sud du Rio Grande à la cérémonie funéraire officielle de Hugo Chávez. De plus, des représentants de tous les continents étaient présents pour reconnaître et rendre hommage à cette réalisation extraordinaire, entre autres. Cette intégration régionale est toujours en mouvement ; un rêve en devenir. Elle contribue à la création d’un monde nouveau où aucune superpuissance ne domine et où chaque pays et ses habitants sont libres de développer la démocratie de même que le système socio-économique de leur choix – et de le faire eux-mêmes.
Source : Cubaperiodistas.cu
[1] José Julián Martí y Pérez (1853-1895) est le Héros national de Cuba. Homme politique, penseur, journaliste et poète, il fut l’organisateur de la dernière guerre cubaine d’indépendance contre la domination coloniale espagnole et mourut sur le champ de bataille.
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