La France donne l’impression de vouloir tirer profits de ses différends avec les Pays-Bas concernant la lutte contre le trafic des stupéfiants pour mettre en avant ses réticences quant à l’espace Schengen. Le litige entre la France et les Pays-Bas doit être au coeur d’une rencontre au sommet inédite, prévue avant la fin de l’année entre le nouveau président de la République française, Jacques Chirac, le Chancelier allemand Helmut Kohl et le Premier ministre néerlandais Wim Kok. Un entretien bilatéral, le 26 octobre, à Paris, entre Jacques Chirac et Wim Kok, malgré leur décision de créer un groupe commun de réflexion composé de responsables des autorités policières et judiciaires, ne semble pas avoir réglé ce contentieux qui avait pris la forme d’une véritable crise après les déclarations du président français sur la frontière franco - belge, le 19 septembre dernier. Le chef de l’Etat a déclaré que la France maintiendra "très probablement" ses contrôles aux frontières, jugés "nécessaires dans le cadre de la lutte contre le terrorisme et contre les importations massives de stupéfiantsè, et ce après le 1er janvier 1996, date prévue pour la mise en application des accords de Schengen sur son territoire. Les partenaires de la France ont immédiatement manifesté leur espoir que cette décision n’ait qu’un caractère temporaire. La Convention de Schengen sur la libre circulation des personnes prévoit la suppression du contrôle des personnes sur leurs frontières "intérieuresè, grâce à une amélioration de la coopération policière et judiciaire, une harmonisation des législations sur les étrangers et à un renforcement des contrôles aux frontières "extérieuresè. Depuis 1993, la France a retardé, à plusieurs reprises, cette suppression des contrôles. Pour justifier ces reports à répétition, Paris arguait du manque de préparation des administrations européennes, puis des difficultés techniques retardant la mise au point du fichier informatique centralisé (Système Informatique Schengen - SIS) installé à Strasbourg (France). Mais c’est surtout la politique menée par les Pays-Bas en matière de stupéfiants qui a servi de repoussoir à la France. Déjà en juin 1993, le sénateur Paul Masson, membre du Rassemblement pour la République (RPR), le parti du président Jacques Chirac, fustigeait dans un rapport la "permissivité" de ce "sympathique paysè, qualifié de "supermarché" des drogues. Le gouvernement français plaidait régulièrement pour l’alignement des Néerlandais sur une politique répressive. Ce préalable paraît être à présent devenu condition sine qua non au respect par la France de ses engagements antérieurs. "Ou bien vous luttez fermement contre le trafic de drogues, ou bien je ferme les frontièresè, avait lancé Jacques Chirac au Premier ministre néerlandais, en juin dernier. De son côté, le 11 octobre dernier, le ministre français chargé des Affaires européennes, Michel Barnier, déclarait que la levée par la France des contrôles aux frontières avec les autres pays signataires des accords de Schengen n’est "pas concevable" tant que les Pays-Bas ne prendront pas des mesures contre le "tourisme de la drogue" sur leur territoire. Dans un souci manifeste de désamorcer la crise, le gouvernement des Pays-Bas, qui se trouve par ailleurs confronté à une opposition prête à remettre en cause certains aspects du "modèle hollandaisè, avait pris l’initiative, à la mi-septembre, d’annoncer un durcissement de la répression du trafic. Ainsi, le narco-tourisme devrait être plus fermement combattu, le nombre de coffee - shops réduit et les quantités de dérivés de cannabis qui peuvent y être vendues ramenées de 30 à 5 grammes par consommateur. Jacques Chirac n’a apparemment pas entendu le message : sa visite à la frontière suivait de quelques jours la publication du communiqué néerlandais dans toutes les langues officielles de l’Union. A cette apparente intransigeance, deux raisons. D’abord, La Haye ne remet en cause aucun de ses choix fondamentaux : si la répression vise les drogues dures, les drogues douces, elles, continueront à bénéficier de la même tolérance que depuis vingt ans. De même, les toxicomanes restent considérés non comme des délinquants, mais comme des cas sociaux. Et le gouvernement néerlandais entend bien faire approuver par le Parlement un projet de distribution gratuite d’héroïne aux toxicomanes de Rotterdam, expérience destinée à être étendue. On mesure le fossé qui sépare cette politique des conceptions actuelles de l’Etat français lorsque l’on sait que son ministre de l’Intérieur, Jean - Louis Debré, fustigeait récemment "certains partenaires européens" qui ont "décidé de mettre l’héroïne en vente libreç. D’autre part, l’attitude française s’explique par la situation politique intérieure du pays. L’argument drogue, associé à celui du terrorisme (à l’heure où la France subit une vague d’attentats), permet au gouvernement de revenir sur la libre-circulation des personnes sans emprunter franchement le discours anti-européen et anti-immigration d’une extrême - droite qui a montré lors des dernières élections qu’elle savait trouver un écho dans l’opinion. La France rejoint ainsi, de fait, le camp des "eurosceptiquesè. Au premier rang desquels les Britanniques qui, à présent, justifient eux aussi leur attitude par un discours antidrogues. Lors du congrès du parti conservateur à Blackpool, le ministre de l’Intérieur a affirmé que jamais la Grande-Bretagne n’abandonnera les contrôles aux frontières, "arme essentielle pour la prévention du crimeç. Le discours radical de Michael Howard a beaucoup plu aux congressistes, qui se sont levés et l’ont applaudi pendant près de cinq minutes, l’une des plus longues ovations entendues jusque là. Conséquence plus importante : en Allemagne, l’Union chrétienne - démocrate (CDU) propose, lors de son congrès, que le traité de Schengen soit étendu à certains pays de l’Est le plus vite possible. Répondant indirectement à la France, le parti du chancelier Helmut Khol demande aussi "l’intégration progressive" des questions de police et de justice dans les affaires communautaires. Elle rappelle sa proposition de faire d’Europol une véritable police criminelle européenne, le futur organisme de coordination des polices de l’UE. La drogue apparait ainsi comme un élément qui pourrait faire chanceler le sacro - saint axe franco - allemand, ainsi fragilisé par le choix des autorités françaises de faire de la lutte contre le trafic des drogues un enjeu politique et diplomatique majeur à l’intérieur de l’espace Schengen.
(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 49
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