Classé, depuis février 1995, "pays de transit majeur" des drogues par le gouvernement américain, le Vietnam affirme bien haut que la lutte contre le trafic d’opium et d’héroïne est l’une de ses priorités. Dès le mois suivant la décision de Washington, Hanoï annonçait les deux premières exécutions depuis l’instauration, trois ans plus tôt, de la peine de mort pour trafic de stupéfiants. En mai, un plan d’action concertée était signé avec la Chine, la Birmanie, le Laos, la Thaïlande et le Cambodge. Et l’année s’achevait, en décembre, par le lancement d’une campagne antidrogues assortie d’un programme d’action sur cinq ans évalué à 30 millions de dollars. Pourtant, en 1996, l’émergence du phénomène drogues, ce "vice social" encore inconnu à la fin des années 1980, continuait de prendre les allures d’un boom, ce qui permet de douter de la portée réelle des intentions affichées. De fait, la conjonction de facteurs historiques, géographiques, politiques, économiques et ethniques prédispose le pays à jouer un rôle majeur dans le nouveau marché mondial des drogues.
Production : des statistiques peu convaincantes
Le Vietnam n’a jamais été considéré comme un producteur majeur d’opium, à la différence de ses voisins : le Laos - un des trois sommets du Triangle d’or - et la région chinoise du Yunnan, qui en produisait annuellement plusieurs centaines de tonnes pendant la première moitié du siècle. Autorisée par le gouvernement jusqu’en 1992, la production locale était largement destinée à l’usage médical traditionnel. Installées de part et d’autre des frontières avec la Chine et le Laos, les tribus méo (ou hmong) et tai ont cependant appris à tirer des ressources de ces cultures à l’époque coloniale, lorsqu’elles alimentaient la Régie indochinoise de l’opium. Et surtout, après la seconde Guerre Mondiale, avec la décision des services spéciaux français - puis américains - de recruter des supplétifs parmi ces ethnies et de financer leur équipement avec l’argent tiré de la commercialisation de leurs productions. A l’instar de ce qui s’est produit au Laos, le pavot est devenu une culture de rente pour ces populations démunies et maintenues par Hanoï dans leur isolement. Ce qui explique qu’on estimait encore en 1992 les cultures de pavot à quelques 20 000 hectares, fournissant quelques 100 tonnes de gomme.
Depuis 1993, les ethnies montagnardes sont la cible privilégiée de campagnes d’éradication orchestrées par le pouvoir central. Aujourd’hui, les autorités de Hanoï reconnaissent encore la présence du pavot dans douze provinces montagneuses du nord-ouest. Mais, au mois de novembre 1995, l’Agence nationale d’information (VNA) annonçait la destruction de 16 000 ha de plantations au cours des trois années précédentes. En 1996, après de nouveaux efforts, il n’en resterait que 1 800 ha. Avec un rendement de 5 kilogrammes à l’hectare, ces cultures donneraient une récolte de 9 t d’opium. Le Département d’Etat américain évoque, pour sa part, 3 150 ha et une production de 25 t d’opium, comparable à celle de la Thaïlande. Pour mémoire, la production annuelle du Triangle d’or approche les 3 000 t.
A défaut d’une étude approfondie sur le terrain, ces données restent les seules disponibles à l’heure actuelle. Cependant, au début de l’année 1997, un observateur de l’OGD a pu constater une augmentation des surfaces cultivées dans le nord du pays, notamment dans la province de Lai Chau, au nord-ouest. Par ailleurs, les données manquent sur le développement de cultures de rente de cannabis, visibles dans tout le pays, à l’instar de ce qui se produit au Cambodge voisin. A Ho Chi Minh-Ville, le cannabis est cultivé et entretenu dans un grand nombre de jardins publics. La consommation de la marijuana locale est donc très répandue. A Hanoï, les jeunes gens fument dans les jardins publics en jouant au mah-jong. L’herbe est en vente dans toutes les petites boutiques, dans des emballages de cigarettes proposés au prix d’un demi-dollar (les vrais paquets de tabac coûtent quelque huit dollars).
L’explosion du marché intérieur
En avril 1995, un rapport de la police vietnamienne estimait que 15 t de drogues, tous produits confondus, étaient introduites chaque année dans le pays, en provenance du Triangle d’or. Plus du tiers transiterait par la capitale qui, avec Ho Chi Minh-Ville (appelée Saïgon lorsqu’elle était encore la capitale du Vietnam du Sud), est devenue le principal centre de réexpédition vers l’étranger des stupéfiants, mais aussi de consommation. Le Vietnam comptait officiellement, à la fin 1996, 240 000 toxicomanes (contre 180 000 un an plus tôt), majoritairement âgés de moins de 35 ans et représentant un marché intérieur estimé à plus de 200 millions de dollars par an. Avant 1975, l’usage de stupéfiants se réduisait largement à l’opium. Cette consommation traditionnelle n’a pas disparu. En 1994, 2 430 fumeries étaient fermées dans le pays. En été 1995, leur nombre était estimé entre 250 et 300, à Hanoï seulement. Ces établissements semblaient bénéficier de la tolérance, voire de la protection, des autorités, au moins au niveau local. Plus préoccupante est l’explosion de la consommation d’héroïne.
En 1996, dans la province de Lam Son, à la frontière avec la Chine, des analyses d’urine dans les écoles secondaires ont révélé la présence de traces d’héroïne chez un enfant sur dix. A Hanoï, certaines rues de la vieille ville se sont transformées en shooting galleries. Leur clientèle ne se limite plus à une élite ou aux anciens. Deux catégories de jeunes usagers sont apparues : des adolescents aisés, lycéens ou étudiants à la recherche de sensations nouvelles, et des représentants des couches sociales les plus défavorisées. Depuis la mi-1996, une héroïne n°4 extrêmement pure (jusqu’à 50 %, ce qui permet de la fumer) est disponible de un à deux dollars la dose de 20 milligrammes dans la capitale, souvent à la sortie des établissements scolaires. Selon les sources de l’OGD, cette drogue provient de laboratoires installés dans la région de Lai Chau, au nord-ouest du pays. Elle serait notamment acheminée, de même que l’opium, à bord de véhicules militaires blindés.
Dans les quartiers populaires de Ho Chi Minh-Ville se multiplient aussi les shooting galleries. En mars 1997, la police a procédé à une centaine d’interpellations dans deux d’entre-elles. La moitié des usagers étaient âgés de 15 à 25 ans. Certains provenaient des meilleurs établissements scolaires de la ville. A Saîgon, le produit le plus répandu est un résidu liquide d’opium surnommé "eau noire." L’usage de cette drogue à bas prix (25 cents US l’injection), avec partage des seringues, est à l’origine de l’inquiétante progression de la pandémie de sida. Au début de 1997, un rapport officiel évaluait à plus de 5 000 le nombre de séropositifs dans le pays, dont plus des deux tiers sont des toxicomanes. De l’aveu même d’un officiel, le chiffre réel serait "dix à cent fois" plus élevé.
Dans le seul centre médical spécialisé de Binh Trieu, à Ho Chi Minh-Ville, on a recensé 2 000 toxicomanes porteurs du VIH en 1996. Un ancien dealer-consommateur, soigné dans ce centre, a déclaré que les dealers de Ho Chi Minh-Ville touchent une prime équivalente à un mois du salaire de base d’un employé chaque fois qu’ils recrutent un nouvel usager. L’explosion de la consommation de drogues a d’autres conséquences, moins prévisibles. Face à l’incurie des autorités, la population du Nord est tentée de se faire justice elle-même. Ainsi, à la fin de l’année 1995, la presse évoquait le lynchage de huit petits délinquants toxicomanes, dans la province de Bac Thai, au nord de Hanoï. Les autorités locales faisaient également état d’une multiplication des "procès" populaires de voleurs ou dealers, signes d’une "dégradation de l’ordre social dans le secteur."
Une nouvelle plaque tournante
Pendant les huit premiers mois de 1996, la police vietnamienne a saisi 50 kg d’héroïne, soit une progression de 60 % par rapport au total des saisies en 1995. En 1992, le bilan n’était encore que de 2,8 kg. La drogue provient de Birmanie via la Thaïlande et le Laos. Par la voie terrestre, elle suit, au Vietnam, deux itinéraires principaux : la route numéro 6, qui traverse la province de Lai Chau, puis Hanoï, avant de mener à Haiphong ; la route n° 7, qui traverse la province de Nghe An, frontalière du Laos, au centre-nord du pays, pour aboutir au port de Vinh. Les aéroports internationaux de Hanoï et Ho Chi Minh-Ville sont les centres privilégiés du trafic par voie aérienne.
L’émergence du Vietnam sur le marché international des drogues s’explique par une conjonction de facteurs. Des facteurs ethniques d’abord : depuis des siècles, la région vit au rythme de mouvements migratoires qui ont conduit à la présence de populations cambodgiennes au Vietnam, vietnamiennes au Cambodge, ou de minorités montagnardes déjà citées dans une zone englobant nord du Vietnam, Laos et sud de la Chine, ou encore de fortes diasporas chinoises - arrivées en masse à la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante - au nord du pays ou à Cholon, la Chinatown de Ho Chi Minh-Ville. Les réseaux qui en sont issus, agissant pour le compte de triades hong-kongaises, se partagent avec des militaires le marché intérieur des drogues. La précarité - politique ou matérielle - de ces populations, les courants d’échange transfrontaliers qu’elles ont su créer et maintenir, favorisent les trafics.
Les facteurs géographiques sont aussi importants. L’étendue du pays rend impossible tout contrôle efficace des frontières maritimes et terrestres. Or, le Laos trouve dans son voisin le débouché naturel de sa production d’opium, soit vers l’Europe et les Etats-Unis, par voie aérienne et maritime, soit vers la Chine, essentiellement par voie terrestre. Le Cambodge, où le trafic et la production de drogues progressent à la faveur des désordres politiques, est également, via le Mékong, un axe de pénétration majeur pour les produits illicites. La présence de quelque 25 000 bateaux de pêche dans le delta vietnamien du fleuve rend tout contrôle illusoire.
Interviennent enfin les facteurs historico-politiques. Les liens renoués avec les ennemis d’hier (France, Etats-Unis, Chine), s’ils ont permis l’ouverture au monde de l’une de ses nations les plus pauvres, offrent également un contexte favorable au trafic. Celui-ci ne peut que profiter de la décision politique d’encourager les échanges économiques, souvent au prix d’un assouplissement des procédures et des contrôles. C’est ainsi que, depuis l’ouverture des frontières avec la Chine, en 1991, et l’introduction de l’économie de marché, la contrebande entre les deux pays - mais aussi avec tous les voisins, jusqu’au Japon - est passée de l’artisanat à l’échelle industrielle. Elle aussi, fruit du passé, la diaspora vietnamienne sert de terreau aux filières du crime organisé.
Dès 1991, un responsable du FBI s’inquiétait devant une commission du Sénat américain du risque que les gangs vietnamiens, apparus en Amérique du Nord à la fin des années 1980 et jusque-là inféodés aux triades chinoises, "développent une hiérarchie structurée pour devenir de plus en plus sophistiqués et indépendants". Aujourd’hui, cette prédiction semble en passe de se réaliser. Les organisations vietnamiennes ou sino-vietnamiennes les plus puissantes sont basées à Taiwan d’abord. Elles disposent notamment de relais à Paris, où des Vietnamiens originaires du Laos et du Cambodge sont actuellement recrutés pour assurer le transport de l’héroïne entre Phnom Penh, la capitale cambodgienne, et Taïwan, via Hanoï. Un autre réseau se charge de l’acheminement de la drogue entre Laos et Cambodge. Ces organisations opèrent également à Montréal. En avril 1996, une Vietnamienne septuagénaire et sa fille de nationalité canadienne (elle avait choisi l’exil en 1981), étaient arrêtées à l’aéroport d’Hanoï à destination de Hong Kong, en possession de 5,4 kg d’héroïne. La fille sera condamnée à la peine capitale en mars 1997. Selon les sources de l’OGD, elle avait refusé de payer à la douane la commission d’usage : 10 % de la valeur de la drogue. Les réseaux vietnamiens du Canada auraient tissé des liens avec des organisations colombiennes.
Les réseaux vietnamiens sont aussi implantés en Australie. Au début de 1995, un rapport parlementaire affirmait que le gang des "Cinq T", basé dans la banlieue sud de Sydney, "en organisant ses propres importations, dans des vêtements imprégnés d’héroïne ou à l’aide de fourmis venant du Vietnam, a réussi à s’affranchir des fournisseurs chinois et à court-circuiter les intermédiaires pour vendre directement dans la rue". On retrouve enfin un gang vietnamien à Prague. Cette organisation très active et discrète est composée de travailleurs "invités" (la République tchèque et la Slovaquie sont les seuls pays à maintenir cette pratique chère au bloc soviétique avant 1989).
En Allemagne, c’est du terreau de ces "invités", restés illégalement sur place, qu’a émergé une "mafia" qui impose sa loi sur le trafic de cigarettes à Berlin et dans toute l’ex-Allemagne de l’Est, au prix d’une quarantaine d’assassinats depuis 1993. Par ailleurs, selon des informations obtenues en Russie par l’OGD, une "Russian Connection" aurait associé d’anciens militaires soviétiques et leurs correspondants vietnamiens, entre 1990 et 1992. Des producteurs de morphine birmans livraient la drogue à Savannakhet, au Laos. Les Vietnamiens la convoyaient par avion à Cam Ranh (Vietnam), avant de la transformer en héroïne dans des laboratoires de Ho Chi Minh-Ville et de l’expédier en Russie dans des conteneurs de produits en bois. Les commanditaires russes livraient la drogue à des clients siciliens, à Vienne.
Il importe de souligner que le trafic au départ du Vietnam ne vise pas seulement les pays occidentaux. Au début de l’année 1996, la police japonaise exprimait sa préoccupation face à l’émergence du Laos et du Vietnam comme nouveaux relais des filières de l’héroïne à destination du pays du Soleil levant. Un rôle tenu jusqu’alors par la Thaïlande et la Malaisie. Les craintes des autorités nippones se fondaient sur le fait que les Vietnamiens figuraient en tête des ressortissants étrangers arrêtés pour trafic en 1995 : 25 individus, contre deux l’année précédente. De même, la plaque tournante vietnamienne est empruntée par différentes drogues. En janvier 1997, les autorités portuaires de Ho Chi Minh-Ville découvraient 6,6 t de marijuana dissimulées dans un conteneur de déchets métalliques envoyé du Cambodge via Singapour. Le destinataire de la marchandise, une compagnie de fret de la ville, avait refusé d’en prendre livraison, autorisant une autre société à procéder à sa réexportation vers une destination inconnue. Cette route maritime n’est apparemment pas récente : au début de 1996, la justice américaine obtenait de Bangkok l’extradition d’un Thaïlandais, Thanong Siriprechapong. Cet ancien député était accusé par les Douanes de San Francisco d’expédier par conteneur de la marijuana vers la côte ouest des Etats-Unis depuis une vingtaine d’années. Selon l’acte d’accusation, au moins l’une des cargaisons avait été embarquée au Vietnam. Le pays est aussi une étape sur la route du shabu, forme cristalline du sulfate de méthamphétamine également connue sous le nom d’ice. Venant de laboratoires chinois ou du Triangle d’or, cette drogue emprunte la voie aérienne à destination de Manille puis, éventuellement, du Japon, son principal consommateur en Asie.
Armée contre police : la guerre des ripoux
Face à cette évolution de la situation, les déclarations de guerre aux "vices sociaux" réitérées par le gouvernement de Hanoï depuis 1992 semblent quelque peu dérisoires. D’autant que l’administration est notoirement gangrénée par la corruption. En 1995, 211 fonctionnaires des douanes ont fait l’objet de sanctions disciplinaires. En juillet 1996, c’était au tour de la police d’être éclaboussée.
Un important trafiquant d’héroïne laotien, condamné à mort et repenti à la veille de son exécution, dénonçait son associé, le capitaine Vu Xuan Truong. Cet ancien officier des gardes frontières dans la province de Lai Chau était devenu l’étoile montante du ministère de l’Intérieur. Avec lui tomberont une dizaine de fonctionnaires chargés de la lutte contre les "vices sociaux" au sein de la prestigieuse police économique (dont son chef, le colonel Vu Ban) et des gardes-frontières. En décembre 1996, c’était au tour du major Vu Huu Chinh, responsable de la lutte antidrogues au ministère de l’Intérieur, d’être arrêté. Immédiatement, ceux du gouvernement qui préconisent un retour à l’orthodoxie communiste ont tenté d’exploiter politiquement l’affaire pour obtenir la tête du Premier ministre réformateur Vo Van Kiet. Mais, selon les sources de l’OGD, le scandale serait avant tout la conséquence d’un "différend commercial" entre police et armée. Cette dernière, pilier du régime avec ses 750 000 hommes, est aussi la grande bénéficiaire de la politique de libéralisation économique, à laquelle elle a été associée dès 1990 en recevant l’autorisation de se lancer dans les affaires. Convertis à la spéculation et au business à grande échelle, des officiers vietnamiens se sont lancés dans l’aventure lucrative du trafic de stupéfiants, après celui de riz ou de bois précieux. Ils ont, pour ce faire, noué des relations avec leurs homologues cambodgiens ou laotiens.
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