C’est à travers une approche économique et politique, et non pas morale, que les parlementaires de Strasbourg étudient les discriminations à l’égard des gays.
La libre circulation des biens et des personnes en Europe, instituée par l’Acte unique entré en vigueur le 1er juillet 1987, et renforcée par le Traité de Maastricht en cours de ratification, met en évidence d’importantes disparités entre les États membres en matière de législation sur les moeurs.
Ainsi certaines revues "de charme" peuvent être produites légalement dans un pays, mais censurées dans un autre. Au regard des traités européens, la censure peut être considérée non pas comme une prérogative des États, justifiée par les conceptions nationales de la morale, mais comme une barrière protectionniste entravant le commerce intra-européen. De même la disparité de traitement à l’égard des homosexuels est susceptible de gêner leur mobilité, de les décourager de s’établir dans tel ou tel État membre et d’y travailler, particulièrement s’ils vivent en couple. Là encore le domaine de compétence des traités européens n’est pas d’ordre moral mais économique.
Le Parlement européen s’est saisi de ces difficultés dans la mise en oeuvre du Grand marché, et a mandaté sa Commission des libertés publiques et des droits des citoyens pour préparer deux nouvelles résolutions. La première, consacrée à la pornographie, sera rédigée par un rapporteur français, Jean-Thomas Nordmann, vice-président du parti radical valoisien. La seconde, consacrée à l’égalité des droits pour les homosexuels, sera rédigée par l’allemande Claudia Roth, élue écologiste. Les travaux se poursuivront en commission pendant environ six mois, et feront l’objet d’un débat en séance plénière et d’un vote cet hiver. D’ores et déjà les associations gaies, comme les ligues morales, font le siège des parlementaires dans l’espoir d’influer sur le contenu des textes.
C’est en réalité la seconde fois que le Parlement européen s’intéresse à ces questions. Déjà en 1982, à l’initiative de députés socialistes belges, Ernest Glinne et Marijke van Hemeldonck, un remarquable rapport de la communiste italienne Vera Squarcialupi avait abordé "les discriminations sexuelles sur le lieu de travail". Il s’en était suivi une résolution invitant les États membres qui ne l’avaient pas encore fait à dépénaliser l’homosexualité, à détruire les fichiers de police sur les moeurs, et à ne plus considérer l’homosexualité comme une maladie mentale [1]. Dix ans après ces points paraissent acquis, même si des anomalies persistent : la République d’Irlande n’a toujours pas dépénalisé la sodomie, et l’homosexualité est toujours interdite dans les forces armées britanniques ; l’Allemagne Fédérale entretien des fichiers de police portant la mention des moeurs ; et la Grèce s’obstine à considérer l’homosexualité comme une maladie.
Aujourd’hui les difficultés que rencontrent les gays appartiennent plus au champ du droit civil et social (communauté de biens, sécurité sociale etc.), qu’à celui du droit pénal. Simultanément les compétences du Parlement européen ont été élargies par les nouveaux traités, et son aire d’influence géographique s’est agrandie avec l’adhésion de nouveaux États à la CEE. Le contenu des discussions s’en trouvera profondément modifié.
Diversité culturelle
La difficulté principale que rencontrent les parlementaires est d’ordre culturel. En effet les discriminations prennent des formes tout à fait différentes selon les mentalités, et il est difficile d’en appréhender tous les mécanismes. Schématiquement on peut distinguer les pays de tradition victorienne, de ceux de culture méditerranéenne. Dans les premiers ce sont l’inclination affective vers une personne de même sexe et l’acte sexuel qui posent problème. Tandis que dans les seconds le sexe est objet de plaisanteries, et ce sont plutôt le refus de jouer les rôles masculin/féminin, et les obligations familiales, qui posent problème. Les conséquences concrètes reflètent cette différence. Ainsi il est possible de léguer ses biens à son ami au Royaume-Uni, tandis que c’est irréaliste en France. A l’inverse, les pratiques SM entre adultes consentants sont libres en France, tandis qu’elles peuvent conduire en prison en Grande-Bretagne.
Ces différences culturelles deviennent insurmontables lorsque, s’éloignant de l’analyse des discriminations, on passe à la proposition de solutions exemplaires. Ainsi le "partenariat" danois fait-il rêver tous les couples gays de la Communauté. Il est au Danemark l’équivalent du mariage, mais justement le mariage n’a pas du tout le même sens dans les pays de tradition protestante et dans ceux de tradition catholique. A titre d’exemple, le mariage religieux est en France subordonné au mariage civil, tandis qu’au Danemark n’importe quelle Église ou secte peut célébrer un mariage qui est équivalent au mariage civil ; ou encore, l’adultère n’a jamais été un motif de divorce au Danemark, tandis qu’il continue à être une faute en France.
Lobbying
Dans leur souci de comprendre les problèmes des gays dans leur complexité, les parlementaires ne sont pas aidés par les associations d’homosexuels. Un groupe de verts belges prétend représenter les gays européens devant le Parlement. De son côté le député travailliste britannique Imelda Mary Read se présente comme investie elle aussi d’un mandat des gays européens. C’est sans compter avec l’hégémonique International Lesbian & Gay Association (Ilga) qui s’auto-proclame fédération mondiale. Bien entendu tous ces gens ne représentent en réalité qu’eux-mêmes, et se montrent souvent ignorants de la situation dans d’autres États européens, pour eux étrangers. Quelques pays, comme le Portugal, ne sont carrément représentés par aucun groupe.
Les associations françaises étaient absentes du débat en 1982. Seul le Projet Ornicar participe activement aux discussions aujourd’hui. Il a soin de ne pas se définir comme représentant des homosexuels français, mais comme porteur de l’application des Droits de l’homme à la sexualité. Néanmoins il est regrettable que d’autres associations françaises ne fassent pas le même travail au Parlement. Il est vrai que le Projet Ornicar est favorisé par la présence en son sein de plusieurs députés appartenant à des groupes politiques différents. Les Gais pour les libertés (Gpl) d’Henri Maurel n’ont été présents au Parlement que durant la campagne électorale de 1989, lorsqu’ils soutenaient la liste européenne conduite en France par Laurent Fabius.
Face à la dispersion de leurs interlocuteurs et à leur manque de documentation générale, les autorités européennes ont financé des études de fond. Quelques associations astucieuses en ont profité pour rafler d’importantes subventions. Ainsi l’association danoise LBL a-t-elle planché sur le cas des lesbiennes, tandis que l’association anglaise Stonewall travaillait sur les homosexuels par le biais d’une Fondation créée pour la circonstance. Ces travaux aussi volumineux qu’onéreux font malheureusement l’impasse sur plusieurs États membres, dont la France.
Il sera donc extrêmement difficile à Claudia Roth d’établir un rapport qui soit à la fois exhaustif et précis sur la condition des homosexuels dans la communauté. Déjà une première bataille oppose les députés sur le titre du rapport : Claudia Roth avait proposé "Égalité des droits pour les gays et les lesbiennes" ; Mary Read souhaite "Les droits des lesbiennes, des gays, et des bisexuels" ; d’autres proposent "L’Égalité des droits quelque soit l’orientation sexuelle". Les esprits sont échauffés sur le titre, avant même d’avoir abordé le contenu.
Langue de bois et cas concrets
Ainsi que le fait remarquer Marijke van Hemeldonck, l’intérêt d’un rapport global est certain, mais le vrai travail se fera au jour le jour dans les autres commissions. Les discriminations devront être combattues une à une, là où elles se trouvent. Et elles peuvent se glisser partout. Par exemple lors de la discussion des quotas laitiers. En effet ceux-ci ne sont transmissibles qu’aux époux et concubins. Ainsi le décès d’un conjoint, dans un couple gai élevant des chèvres en coopérative dans les Cévennes, provoquerait la perte de la moitié des quotas pour l’entreprise, le licenciement des employés et le dépôt de bilan. Aussi faudrait-il éviter de perdre du temps en discussions stériles et s’appliquer à traiter des cas concrets.
De son côté le député radical italien, Marco Pannella, fait remarquer que les institutions européennes n’auront pas la possibilité d’imposer des changements profonds tant qu’elles n’auront pas réformé leurs propres pratiques. Ainsi qu’en est-il des conditions de travail et de protection sociale des employés et fonctionnaires des Communautés ? Ne faudrait-il pas commencer par obliger Jacques Delors, le président de la Commission, et Egon Klepsch, le président du Parlement, à reconnaître les droits des homosexuels qui travaillent pour leurs administrations et secrétariats respectifs ? Un groupe de gays vient d’ailleurs de se constituer à cet effet au sein de la fonction publique européenne.
La pornographie
Par ailleurs la Commission des libertés publiques examine également les questions posées par la pornographie dans le Grand marché. Il était admis jusqu’à présent que chaque État membre légiférait comme il l’entendait sur cette question. Or si la libre circulation des marchandises peut s’accommoder de définitions nationales de la décence, elle exige le respect de formes identiques dans les procédures de censure.
Pour le rapporteur, Jean-Thomas Nordmann, un État démocratique n’est en droit de pratiquer la censure que s’il y a trouble à l’ordre public. Ce que résume la formule des Droits de l’homme : "La liberté consiste à faire ce qui ne nuit pas à autrui". On peut donc interdire un affichage indécent dans la rue, mais pas la production de posters pornographiques et leur affichage en des lieux privés. Il peut être légitime d’interdire des publicités indécente pour le Minitel rose, mais il est illégitime d’interdire les serveurs Minitel même s’ils transportent des messages indécents. De ce point de vue la censure ne peut pas porter sur le fond du message pornographique, mais uniquement sur son mode de diffusion : reste-t-il confiné à des circuits privés ou s’étale-t-il en public au risque de gêner autrui ?
Le problème se complique lorsque la pornographie représente des actes illicites ou criminels : mutilations, pédophilie, zoophilie. Dans ce cas Jean-Thomas Nordmann est partisan de la pénalisation de la production et de toute forme de diffusion. Mais il s’oppose à certains conservateurs en refusant la pénalisation de la "détention de matériel prohibé", comme c’est le cas aujourd’hui au Royaume-Uni. Ce serait, en effet, ouvrir la voie à de nombreuses bavures : sur simple dénonciation la police pourrait perquisitionner un domicile, à la recherche de "matériel prohibé".
Les États du nord de l’Europe sont très attachés au "principe de subsidiarité" : ce qui peut être mieux traité sur le plan national qu’au plan européen doit rester du ressort des États membres. C’est particulièrement vrai en matière de pudeur. On imagine mal ce que pourrait être une norme européenne de la pornographie qui puisse être acceptable à la fois par le très libéré Danemark et la prude et catholique République d’Irlande.
Pourtant la théorie se heurte à un obstacle nouveau avec la télévision par satellite. Les Britanniques ont refusé que les sujets de Sa Majesté soient inondés par un programme de télévision pornographique. Ils ont obtenu de la Commission de Bruxelles le droit de brouiller les émissions de Hot Télévision afin de préserver leur pudeur. Cela ne pose pas de problèmes techniques puisqu’ils sont isolés du continent. Mais supposons que les Portugais en fassent autant. En brouillant des images qu’ils ne sauraient voir, ils priveraient les abonnés espagnols limitrophes de recevoir les programmes de leur chaîne payante préférée. Voilà qui promet encore d’âpres discussions. A travers elles se joue une part de nos libertés.
[1] cf. La protection des homosexuels dans le droit européen, Meyssan, Monchâtre et Ulma, ed Projet Ornicar (1993), 212 p., 200 F.
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