1. Le grand voisin russe
État pivot au sein du continent eurasiatique, la Fédération de Russie occupe un espace important de transition entre le monde occidental et l’Asie. Face à la superpuissance unique que sont devenus les États-Unis à la suite de la disparition de l’ex-URSS, la Russie a été pour l’instant ramenée au niveau d’une puissance régionale.
Elle n’est actuellement plus compétitive dans les quatre domaines clés qui fondent une puissance globale : militaire, économique, technologique et culturel. Son gigantesque appareil militaire est en voie d’obsolescence, sa technologie est dépassée faute de moyens et le modèle culturel est inexistant.
Malgré ses difficultés conjoncturelles, la Russie reste potentiellement un grand pays et possède des atouts significatifs susceptibles de lui permettre de retrouver un rôle important dans les prochaines décennies.
Puissance nucléaire, membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies, elle dispose d’un territoire immense qui renferme en grande quantité des matières premières stratégiques. D’autre part, sa population de 160 millions, auxquels s’ajoutent 20 millions de résidents dans les anciennes républiques de l’URSS, représente à elle seule la moitié de celle de l’Union Européenne et son système d’éducation et de formation produit entre autres des scientifiques de haut niveau.
La Russie est donc un acteur essentiel qui possède encore de nombreux leviers pour essayer de conserver un certain contrôle sur sa proche périphérie et de préserver ses accès vers la Méditerranée et vers le sud.
S’agissant des républiques d’Asie centrale, 3 siècles de présence russe ont créé de forts liens de dépendance et ces nouveaux États sont aujourd’hui dirigés par des élites issues du système soviétique. De plus, la présence de minorités russes dans leur population comme le maintien de bases militaires donnent en permanence au pouvoir central de Moscou des raisons et des moyens d’intervention.
La capacité manoeuvrière des russes et leur habileté stratégique, les rend incontournables pour l’avenir de la région. D’ailleurs, de nombreux dirigeants russes qui savent jouer avec les ressorts d’un nationalisme exacerbé ont déclaré cette zone " espace réservé ".
2. L’axe turco-azéri
Sur l’échiquier de la Caspienne, l’Azerbaïdjan occupe une position clé pour un ensemble de raisons :
Géographique :
Situé sur la rive occidentale de la Mer Caspienne, l’Azerbaïdjan est le seul des nouveaux États dépendants issu de l’ex-Union Soviétique qui fait partie intégrante du Caucase, région particulièrement instable et sensible pour la Russie. En témoignent les conflits en Tchétchénie et bientôt peut-être au Daguestan au sein de la Fédération de Russie, en Abkhazie et en Ossétie du sud en Géorgie, au Haut-Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
Démographique et historique :
Les Azéris forment un peuple d’origine turque dont une partie seulement (7,5 millions d’habitants) vivent dans les frontières actuelles de l’Azerbaïdjan. On estime que près de 20 millions d’Azéris résident dans le nord de l’Iran, dans la région de Tabriz et sur la rive sud de la Mer Caspienne. A ce facteur démographique s’ajoutent des facteurs historiques. Cette partie du Caucase fut, en effet de tous temps, le champ de bataille des empires régionaux. Dès la plus haute antiquité, les ambitions achéménides, grecques, romaines et parthes s’y sont affrontées ; à une époque plus récente, des rivalités ont opposé les empires ottoman, russe et perse.
Pour l’Iran, l’existence d’une forte minorité d’origine azérie sur son territoire est un facteur sensible envers toute évolution susceptible de raviver des sentiments irrédentistes.
Économique :
L’Azerbaïdjan est le seul État de la région dont le développement puisse s’appuyer sur une réelle culture industrielle venue d’Europe à la fin du XIXème siècle. A l’époque, la moitié du pétrole mondial était extrait à Bakou. C’est ainsi que l’économie d’Azerbaïdjan est capable de fabriquer des produits industriels finis. Ceux-ci constituent la majorité de ses exportations, avec essentiellement des produits pétroliers raffinés, textiles, produits agricoles transformés et petits équipements.
L’Azerbaïdjan a donc atteint un niveau de développement supérieur à celui de ses voisins caucasiens et d’Asie centrale. Par ailleurs, ce pays dont la production pétrolière a fortement décliné dans les années 70 et 80 dispose de réserves offshore qui sont parmi les plus importantes de la Mer Caspienne, à l’exception du Kazakhstan.
L’exploitation de ces ressources énergétiques, sur la base du niveau de développement déjà atteint et des capacités de la main d’oeuvre azérie, tant d’encadrement qu’ouvrière, a une double conséquence : d’une part, l’Azerbaïdjan pourrait ainsi disposer des moyens d’une réelle indépendance alors que, d’autre part, ce potentiel économique aiguise les appétits des puissances régionales. Cela même si la situation s’est dégradée ces dernières années en raison d’un afflux de réfugiés en provenance d’Arménie et du Karabakh, portant le niveau de chômage à plus de 20% de la population active, et de la forte détérioration des liens économiques traditionnels avec l’espace post-soviétique.
Politique :
Malgré les vicissitudes subies tout au long de son histoire, la population azérie a développé une forte identité nationale. Il constitue un atout pour l’État nouvellement indépendant d’Azerbaïdjan.
De religion majoritairement chiite mais d’origine turque, l’Azerbaïdjan entend se distinguer, aussi bien de la Russie que de l’Iran, puissances voisines qui, pour des raisons différentes, mais objectivement convergentes, ne souhaitent pas favoriser le développement d’un État azéri puissant et riche.
A la suite des premières années qui ont immédiatement suivi l’indépendance, la Russie a pu croire atteindre cet objectif en facilitant l’arrivée au pouvoir de Heyar Aliev, ex-général du KGB, ex " patron " de l’Azerbaïdjan soviétique de 1969-1982, ex-Vice-Premier Ministre à Moscou et membre du Politbureau du parti communiste aux côtés de Youri Andropov.
S’appuyant sur un réseau et un système clanique particulièrement efficace, concentrant tous les pouvoirs, aussi bien politique qu’économique, le Président Aliev a effectivement " repris en main " l’Azerbaïdjan, mais pour mener une politique nationale s’appuyant sur les occidentaux, et en particulier les Américains, de manière à gagner les moyens économiques et politiques d’une réelle indépendance vis-à-vis de Moscou.
L’Azerbaïdjan bénéficie donc d’un régime politique, certes autoritaire et corrompu, mais qui reflète, au moins partiellement, les aspirations nationales d’une majorité de la population. Il s’est montré capable, ces dernières années, d’assurer dans un contexte régional et interne particulièrement troublé, un minimum de stabilité. Ce système est cependant fragile puisqu’il repose sur un homme seul, âgé et malade qui plus est.
Les atouts et les faiblesses de l’Azerbaïdjan ayant été ainsi brièvement rappelées, quelles conséquences en tirer sur le plan géopolitique pour l’Occident, et plus particulièrement l’Europe et la France ?
Il apparaît clairement que l’Azerbaïdjan constitue à la fois un enjeu important, clé de la stabilisation de cette région sensible que constituent le Caucase et la Mer Caspienne, mais aussi un risque, compte tenu des rivalités qui se manifestent et des tensions qu’elles créent.
L’enjeu le plus immédiat est celui d’un État réellement indépendant, capable d’exploiter ses ressources énergétiques et de s’engager dans un processus de développement économique.
Au delà, il en existe un second, également important pour l’Occident. A l’image du modèle développé en Turquie avec Atatürk et qui perdure aujourd’hui malgré la récente remontée de l’influence islamiste, l’Azerbaïdjan pourrait constituer le deuxième exemple d’un pays de population musulmane qui adopte un système politique de type laïc et pro-occidental, et met en oeuvre un développement économique appuyé sur l’économie de marché, l’ouverture vers l’extérieur et l’accueil des investissements étrangers. Se renforcerait ainsi un axe turco-azéri qui, opposé au modèle iranien et aux islamismes radicaux, détiendrait une réelle force d’attraction en Asie centrale, au Moyen-Orient voire dans l’ensemble du monde musulman.
A partir d’une approche initiale essentiellement fondée sur des considérations énergétiques et économiques, les États-Unis soutiennent fortement cette stratégie d’où la préférence qu’ils accordent à la voie d’évacuation sud via la Turquie. Membre de l’OTAN et leur allié traditionnel dans la région, ce pays y représente leur principal point d’appui.
La Russie peut difficilement accepter une telle évolution qui réduit à la portion congrue son influence dans une zone qu’elle considère comme faisant partie de son " jardin arrière ". L’Iran s’y oppose également pour des raisons de stabilité interne (importance de la population d’origine azérie), de rivalités régionales (le renforcement de la Turquie qui en résulterait romprait l’équilibre actuel) et de divergences idéologiques et religieuses.
La stratégie pro-occidentale du Président Aliev, soutenue par les Américains, contient donc un risque qui ne saurait être négligé. L’opposition de la Russie et de l’Iran se manifeste pour le moment par un encouragement systématique à tout ce qui peut affaiblir l’Azerbaïdjan et l’empêcher de réaliser son potentiel, d’où le soutien dont bénéficie l’Arménie aussi bien sur le plan politique que militaire dans le conflit du Haut-Karabakh.
Compte tenu de l’évolution de la situation en Russie, de l’incertitude sur les forces qui dirigeront le Kremlin d’ici quelques mois ou quelques années, des divergences entre les militaires, les pétroliers, les nationalistes et les modérés, on ne saurait exclure que la volonté d’empêcher l’émergence d’un Azerbaïdjan développé et pro-occidental prenne des formes plus violentes, notamment au moment de la succession du Président Aliev. Il faut noter, à cet égard, que ce dernier a, fût-ce par personne interposée, publiquement souhaité récemment l’installation d’une base militaire de l’OTAN sur son territoire.
Dans ce contexte, l’Europe est directement concernée par l’évolution de l’Azerbaïdjan. Positivement si un axe turco-azéri laïc et pro-occidental se développe, ou négativement si le pays devait connaître des périodes d’instabilité, ou même de conflits internes et externes dans un contexte de rivalités exacerbées avec ses voisins et de possibles répercussions sur l’équilibre interne de la Russie et/ou de l’Iran.
Or, l’Europe peut se faire entendre. Ses compagnies pétrolières ont été les premières dans les années 90 à investir dans cette zone. Les Britanniques, suivis par les Français et les Italiens, y ont devancé les Américains. Elles ont pris des positions significatives dans les consortium internationaux qui exploitent les gisements offshore de l’Azerbaïdjan et du Kazakhstan. Sur le plan politique, la France, en raison de l’importance de sa communauté d’origine arménienne, est un partenaire qui peut être écouté tant par l’Azerbaïdjan que par l’Arménie. Certes, son influence n’est pas comparable à celle des États-Unis, mais, appuyée sur l’Union européenne, elle peut être réelle.
Compte tenu des positions en présence, l’Europe et la France pourraient jouer un rôle modérateur visant à favoriser une stabilité politique reposant sur une base économique saine et permettant de ménager les intérêts à long terme de la Russie tout en encourageant la réintégration de l’Iran dans le jeu régional.
3. Réintégration de l’Iran dans le jeu international
3.1. De la domination à la relégation
Avant que l’essor de l’empire russe, au XVIIIème siècle, puis l’expansionnisme soviétique au début du XXème siècle, ne la limitent, la seule puissance régnant sur la Caspienne fut incarnée pendant longtemps par l’Iran.
Aujourd’hui, sur le plan territorial, le littoral iranien est réduit aux provinces du Ghilan et du Mazanderan. Il n’est pas non plus très important du point de vue économique en regard du potentiel de production pétrolière situé dans la zone sud du pays.
Sans méconnaître la part grandissante qui, dans l’avenir, sera la sienne en tant que producteur de gaz, l’Iran se présente plutôt actuellement dans le rôle prépondérant d’un pays transitaire au sein de l’enchevêtrement des enjeux en Asie centrale. La route sud d’acheminement du pétrole et du gaz, traversant le pays depuis la Caspienne vers les grands ports iraniens du golfe ou les ports méditerranéens de la Turquie, est en effet à la fois la plus directe, de moindre complexité technologique et de moindre coût économique. C’est par contre l’une des plus problématique du point de vue géopolitique en raison du maintien de l’Iran à l’écart de la communauté internationale. Cet isolement est né avec la révolution islamique qui l’a voulu, mais il se perpétue en grande partie aujourd’hui par la volonté que les États-Unis manifestent en ce sens depuis maintenant vingt ans. Celle-ci constitue l’un des deux pôles majeurs de la politique américaine dans cette région, l’autre étant d’y éviter la domination de la Russie. Or cette double exigence apparaît, sur bien des points, comme un dilemme intenable sur lequel le réalisme commande de s’interroger.
L’un de ses effets indirects en est d’abord le rapprochement des deux protagonistes, malgré une histoire commune chargée de conflits. La participation russe au programme nucléaire civil iranien et les accords russo-iraniens d’armements pour un montant de 5 milliards de dollars, initiés en 1988, en sont le témoignage auxquels de nombreuses convergences politiques (refus des frappes militaires contre l’Irak, opposition aux Talibans en Afghanistan, etc.) viennent s’ajouter.
3.2. L’intégrisme à l’épreuve du pragmatisme
Il est logique de voir l’Iran utiliser sa double fonction de producteur et de transitaire, mais également un savoir-faire acquis grâce à sa longue tradition pétrolière, au profit du renforcement de son influence régionale. Mais quelle est-elle ?
La carte de la solidarité ethnique et culturelle trouve ses limites dans le fait que près de la moitié de la population iranienne n’est pas d’origine persane et un tiers est turcophone. Ainsi par exemple, le soutien de l’Iran aux moudjahidins islamistes tadjiks, pourtant persanophones et ethniquement proches, est d’une telle tiédeur que c’est en Afghanistan et non en Iran que ceux-ci se réfugient. L’Iran est peu soucieux d’attiser par le biais de soutiens intempestifs la rivalité ancestrale entre turcophones et persanophones qui menacerait alors sa propre unité. Celle-ci d’ailleurs repose plus sur l’appartenance religieuse au chiisme que sur des facteurs ethniques. Les craintes engendrées par les positions islamistes radicales affichées par ce pays depuis la chute du Shah demeurent-elles entièrement fondées ?
Confronté à une très grave crise économique liée à la chute des cours du pétrole, l’Iran a considérablement réduit ses aides aux mouvements islamistes extérieurs. Elles semblent avoir, en fait, peu concerné ses proches voisins. Son attitude au sein de cette région, sensible pour lui, a toujours été relativement réservée. Le réalisme des relations avec le Turkménistan en sont une illustration : d’un côté le Turkménistan ne soutient pas l’importante communauté turkmène sunnite qui réside en Iran, lequel, de l’autre, s’abstient de tout activisme intégriste à son égard. En Azerbaïdjan, la solidarité chiite ne joue qu’en apparence. L’Iran n’avait pas hésité à manifester en son temps son soutien à la Russie contre les indépendances des républiques musulmanes. 60% des membres de la communauté azéri iranienne ne parlent pas le persan et si l’Iran finance un parti islamique en Azerbaïdjan, son action en ce domaine y reste, comme dans toute l’Asie centrale, morale et dépourvue de tout appui matériel ou logistique. Le militantisme chiite n’a d’ailleurs que peu de prise au sein d’un islam à composante sunnite majoritaire en Asie centrale, et de telles actions risqueraient d’être contrées par des réactions du même ordre en provenance d’Arabie saoudite, pays dont l’Iran n’apprécierait que peu de voir l’influence se propager.
L’action de l’Iran en Asie centrale s’est donc manifestée dans les champs politiques et économiques beaucoup plus que religieux.
3.3. L’intransigeance à l’épreuve du réalisme
La diversification des sources de revenu est un objectif stratégique pour l’Iran dont la dépendance vis-à-vis de la production pétrolière s’est avérée excessive. Sa fonction transitaire pourrait y contribuer. Ses atouts sont tels que de possibles partenaires n’ont pas hésité à braver l’interdit américain. De fait, l’ouverture, en décembre 1997, d’un gazoduc reliant le Turkménistan au réseau iranien, puis les initiatives de Total (France), de Gazprom (Russie) n’ont pas entraîné de mesures de rétorsion effectives en application de l’ILSA (Iran-Lybia Sanctions Act). Il ne faut pas se contenter d’y voir un aveu d’impuissance de la part des États-Unis, mais, et peut-être surtout, le signe implicite d’un début de révision de leur politique d’isolement de l’Iran, même si elle ne se traduit pas encore par des contacts officiels. On ne saurait non plus négliger, dans ce domaine, l’influence des sociétés américaines elles-mêmes, privées pour le moment de la possibilité de commercer avec l’Iran, mais dont les lobbies jugent timides les initiatives de Washington.
Encadré par les traditionalistes, le nouveau président iranien Mohamed Khatami ne dispose pas encore d’une marge de manoeuvre très confortable. A défaut d’être irréversible, l’ouverture politique qu’il représente est cependant indiscutable. Les américains ont appris à observer une certaine prudence à l’égard de leurs capacités d’influence directe sur des régimes en place. Pour l’instant, les États européens ne jouent aucun rôle dans les décisions stratégiques relatives aux questions énergétiques. On peut se demander si l’Union Européenne - et la France en son sein - ne pourrait pas trouver l’opportunité, par une lecture plus souple de cette situation en devenir, d’affirmer plus distinctement son rôle et sa présence. Peu suspecte de prétentions hégémoniques, elle est, en effet, mieux à même de faire valoir une attitude de dialogue en enregistrant, et donc en encourageant, les signes significatifs d’un désir de désenclavement de l’Iran au fur et à mesure qu’il se manifeste. A la faveur de son instauration, puis de ses conséquences perceptibles sur place, sa présence économique, si elle s’appuyait sur une véritable vision politique, pourrait contribuer à circonscrire et réduire le soutien aux mouvements radicaux locaux.
La fragmentation de la région de la Caspienne est un facteur puissant d’instabilité et l’on ne conçoit pas qu’elle puisse demeurer en l’état actuel. Les ressources naturelles y sont plus l’enjeu de manoeuvres tactiques qu’elles ne servent un authentique projet de développement. L’obtention d’un point d’équilibre politique est la condition nécessaire à celui-ci. Il est peu vraisemblable qu’il puisse se situer ailleurs qu’autour des pôles de puissance qui ont façonné l’histoire mouvementée de cette région. L’un des principaux est l’Iran. L’intérêt des nations est certainement de faciliter, à terme, son rétablissement à ce rang au sein de leur communauté.
4. Jeu et enjeux de l’Occident en Asie centrale
La région de la Mer Caspienne est le point de rencontre des intérêts géostratégiques de la Russie, de la Turquie et de l’Iran, sans oublier la Chine qui, bien qu’assez lointaine est susceptible de devenir un protagoniste de taille dans la région. La concurrence entre ces différents acteurs repose non seulement sur la perspective de bénéfices géopolitiques et économiques futurs, mais aussi sur l’espoir de recouvrer un rôle dominant sur le plan politique ou culturel que chacun des protagonistes a déjà exercé dans le passé.
L’influence occidentale dans la région est presque exclusivement américaine et repose sur le constat que l’Amérique est bien trop éloignée pour occuper une position dominante dans la région mais trop puissante pour ne pas s’y engager. Son principal intérêt est qu’aucune puissance unique ne prenne le contrôle de cet espace et que la communauté mondiale (dominée par les États-Unis) puisse y jouir d’un accès économique et financier illimité. Le but poursuivi est donc d’assurer la stabilité de la région et d’en dénier la souveraineté d’abord à la Russie puis éventuellement à plus long terme à la Chine.
Dans ce contexte, les républiques riveraines de la Caspienne sont donc bien un lieu de convoitise dont les enjeux énergétiques ne constituent sans doute pas le facteur le plus déterminant.
L’acteur visé en premier lieu est la Russie. Elle perçoit sa sécurité comme étroitement liée aux développements d’une zone qu’elle considère comme son " étranger proche " et qu’elle s’efforce de maintenir dans un état de dépendance. La politique régionale russe est avant tout une tentative pour concilier ses impératifs sécuritaires et les opportunités que ne manquerait pas d’offrir un développement rapide du secteur énergétique à condition que les bénéficiaires soient des entreprises russes.
La politique américaine dans la région affiche un triple objectif :
– Assurer la stabilité politique et économique des nouveaux États souverains ;
– favoriser la résolution des conflits ;
– créer un corridor permettant aux hydrocarbures de la Caspienne de parvenir aux marchés occidentaux.
Les États-Unis sont partagés entre leur volonté de contrarier une éventuelle suprématie russe dans la région et leur souhait de favoriser la transformation démocratique et le développement économique de la Russie.
Leur action dans la région consiste essentiellement à maintenir l’Iran hors du jeu pour l’empêcher de devenir la voie de désenclavement et promouvoir la solution turque. Ils estiment en effet impératif de lier la Turquie le plus étroitement possible à l’Occident ce qui, ajouté à une diversification des approvisionnements d’Israël, de l’Égypte et des territoires palestiniens aujourd’hui totalement dépendants des États du Golfe, contribuerait à la stabilité du pourtour méditerranéen.
Cependant la politique d’isolement de l’Iran a pour effet de renforcer l’axe Moscou-Téhéran ce qui nuit aux intérêts turcs.
L’avancée américaine ne rencontre toutefois guère d’obstacle car il n’y a pas de perspectives de constitution de nouveaux blocs ou de nouvelles alliances régionales.
L’influence russe est en déclin, tandis que ni l’Iran, ni la Turquie n’ont fait de réelle percée. Jouant la carte (politiquement correcte et économiquement rentable) du développement des ressources énergétiques, les États-Unis utilisent leurs compagnies pétrolières qui sont désormais des acteurs fondamentaux du paysage stratégique dont le rôle ne cessera d’augmenter. D’ores et déjà, les compagnies Chevron et Unocal sont des acteurs politiques qui discutent d’égal à égal avec les États. La prise de pouvoir par les Talibans en Afghanistan (1996) a été largement orchestrée par les services secrets pakistanais et la compagnie Unocal avec son allié saoudien Delta. Le tandem Aramco-dynastie saoudienne des années trente n’est pas loin, surtout au Turkménistan.
Les actions de ces compagnies répondent aux aspirations des républiques musulmanes qui, pour sortir leur production de produits gaziers et pétroliers de l’enclavement et de l’orbite russe, comptent sur les pays occidentaux, qu’il s’agisse d’ouvrir de nouvelles voies (Caucase, Turquie, Afghanistan) ou de garantir les anciennes (Caucase, Russie). Ces républiques ne souhaitent en particulier pas se trouver liées à de nouvelles organisations régionales contraignantes.
Le Kazakhstan attire les investissements américains (Chevron) et japonais.
En Ouzbékistan, les relations avec la Turquie, très froides jusque en 1994 se sont normalisées mais les Turcs ont moins de facilités dans le domaine éducatif et religieux que les autres républiques " turcophones ". Tachkent joue ouvertement la carte américaine et réciproquement. Les délégations de haut niveau se succèdent et un accord de coopération militaire est intervenu dans le cadre du programme américain IMET.
Le Turkménistan cherche à se désenclaver à travers l’Iran, ce qui provoque l’hostilité américaine. Une solution de substitution est un gazoduc au travers de l’Afghanistan construit par la société américaine Unocal avec l’apport de la société saoudienne Delta.
L’Azerbaïdjan compte aussi sur les cartes pétrolières et américaines pour assurer son indépendance réelle. Son problème majeur est l’occupation d’un cinquième de son territoire par les Arméniens. Doutant d’un accord sous égide russe, les Azéris comptent plutôt sur une médiation américaine directe.
Si quelques compagnies britanniques sont implantées dans la région, en association avec les américains, l’Europe y est assez peu présente. Elle aurait cependant intérêt à contrôler ce qui s’y passe. En effet, la région constitue un passage privilégié pour la contrebande à destination de l’Europe et sa déstabilisation compromettrait les positions des européens dans leur dialogue avec la Russie et le Moyen-Orient.
Énergétique, financier, géostratégique, chaque point soulevé à propos de la région Caspienne, fait apparaître la difficulté d’adopter une attitude claire et lisible en raison des intérêts et des incertitudes qui règnent à court terme sur son horizon politique. Malgré cette complexité, toute puissance à vocation mondiale ne peut pas se laisser tenter par une prudente inaction. L’actualité démontre trop abondamment le prix de l’attentisme pour qu’une présence occidentale, et notamment européenne, n’y soit pas développée. A défaut d’un retour sur investissement plus qu’hypothétique à bref délai, cela peut au moins témoigner d’une vigilance légitime vis-à-vis d’une région aussi potentiellement réactive.
L’effondrement de l’Union soviétique a permis à la zone de la Mer Caspienne, ancien " lac " soviétique, de devenir une mer, bordée de pays indépendants jouant chacun leur propre jeu. Cette réouverture a été immédiatement exploitée par les grandes compagnies pétrolières internationales, encouragées par les nouveaux États qui ont vu dans la " manne " pétrolière et gazière une opportunité de solution à leurs problèmes. Un engouement en a résulté, particulièrement médiatisé aux États-Unis.
Sur le plan énergétique, la Mer Caspienne ne constitue cependant pas un " nouveau Golfe ". Tout au plus, en termes de réserves prouvées et de capacités de production, représente-t-elle un potentiel éventuellement comparable à celui de la Mer du Nord. L’enjeu n’en demeure pas moins considérable mais il doit être nuancé. Il s’agit ici d’une " Mer du Nord " enclavée, dépourvue d’accès direct au marché international et située dans une zone particulièrement sensible et instable.
Les deux questions que suscite cette région portent donc sur le choix des voies d’évacuation de ses productions et l’évaluation de son équilibre géopolitique. Elles sont évidemment liées.
La " voie ouest " est fortement soutenue par les États-Unis, qui s’appuient sur la Turquie, leur alliée traditionnelle dans la région, et l’Azerbaïdjan. Leur objectif est double : maintenir hors-jeu l’Iran et contenir la Russie en enfonçant un coin dans son flanc sud.
C’est la " voie nord " que la Russie cherche à imposer afin de reprendre le contrôle de la zone et de ses ressources. Elle la considère, au minimum comme entrant dans une sphère naturelle d’influence, de son "étranger proche", voire comme faisant légitimement partie de son propre territoire.
La " voie sud " passe par l’Iran. La plus directe, la plus économique, elle est aussi politiquement la plus problématique. Les intérêts de l’Iran convergent ici avec ceux de la Russie. L’objectif qu’il poursuit est en effet de contrer la stratégie d’isolement qui lui est imposée par les États-Unis. Il entend également empêcher l’émergence d’un axe turco-azéri qui romprait l’équilibre régional et fournirait un modèle de développement attractif, concurrent du sien auprès du monde musulman.
Qu’en est-il de l’Europe et de la France dans ce contexte ?
Présentes sur le plan économique, car les investissements de leurs compagnies pétrolières sont comparables à ceux des sociétés américaines, elles le sont aussi en matière financière, à travers les transferts réalisés au bénéfice des républiques issues de l’ex-Union Soviétique et les programmes de coopération mis en oeuvre.
Leur influence politique reste, par contre, modeste.
Pourtant, le devenir de cette région nous concerne directement à un double titre : dans une perspective favorable, par la possibilité d’accès à cette nouvelle zone énergétique de relative proximité géographique, mais aussi dans la perspective défavorable d’une exacerbation des rivalités et de ses répercussions sur l’équilibre interne de la Russie et/ou de l’Iran.
La Mer Caspienne recèle donc des enjeux et des risques dont nous devons prendre conscience. A l’opposé des États-Unis, une telle sensibilisation nous est loin d’être acquise. Si cette attitude persiste, l’Europe n’aura d’autre option politique que d’appuyer la stratégie américaine pour n’en retirer que quelques avantages ponctuels.
Un autre choix est possible. Fortes de leurs engagements économiques et financiers dans l’ensemble de la région, Russie et Iran compris, l’Europe et la France pourraient jouer un rôle modérateur : favoriser l’indépendance des nouvelles républiques en renforçant leur stabilité politique et leur développement économique, ménager les intérêts à long terme de la Russie tout en permettant la réintégration de l’Iran dans le jeu international.
Nous en avons les moyens, en aurons-nous la volonté ?
Les rivalités autour du pétrole de la mer Caspienne : une menace pour la sécurité européenne ?
Rapport de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN, France)
– 1. État des ressources
– 2. Développement de l’exploitation et évacuation
– 3. Contexte géopolitique
– 4. Enjeux et risques
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