Entendons-nous d’entrée de jeu sur les termes : faire de l’insécurité, et donc de la violence un phénomène urbain, c’est la rapporter à la métropole et en faire une figure actuelle de l’existence collective. Figure qui nous renvoie à l’image d’une société où le respect de la loi pose problème, où le fonctionnement social de la normativité est vécu comme conflictuel, au sein d’une peur sociale diffuse et difficile à mesurer.
L’objet de notre étude sera d’analyser ce qui se cache dans l’emploi du terme même d’insécurité ; nous ne nous attacherons donc pas ici à décrire et à connoter dans quelle mesure la société française est ou n’est pas une société violente. D’abord parce que cela impliquerait d’avoir à analyser des données statistiques, ce qui pose le problème de la pertinence des critères employés, ensuite parce qu’il faudrait alors comparer avec d’autres sociétés, pour pouvoir déterminer une sorte de seuil de dangerosité à partir duquel on pourrait parler d’insécurité.
Or, le constat est simple, quoi qu’on en dise, et quoi que ressentent les Français, la société française est l’une des plus sures de la planète, surtout si on la compare avec d’autres régions du monde où la violence urbaine et l’insécurité constituent le pain quotidien de chacun. Cependant, il est important de faire dès à présent un deuxième constat : que la situation d’insécurité soit réelle ou non, cela ne change en rien le fait que c’est ainsi que la société française se perçoit elle-même. Or, c’est ce deuxième constat qui nous retiendra ici, compte tenu de l’importance que ce thème de l’insécurité peut prendre dans la politique, comme ce fut le cas lors des élections présidentielles de 2002.
Ce sera donc le discours de l’insécurité comme discours social qui nous intéressera ici. Nous tenterons de l’analyser en tant que discours que la société française tient sur elle-même, et pour ce faire, nous le traiterons comme un signe, celui de l’élaboration d’un type de discours sur la violence, qui nous donnera des indications à la fois sur la manière dont la société se perçoit, et sur la manière dont la société conçoit la violence qui l’habite.
A. De la notion de violence urbaine à la notion d’insécurité
Analysons donc dans un premier moment le discours en lui-même. Si le succès du terme d’insécurité est assez récent en France, c’est que la réalité qu’il tend à englober s’est étendue, mais surtout, c’est que l’emploi du terme même en est venu à manifester un retournement de sens. Nous sommes en effet passés de l’emploi du terme général de « violence urbaine » à celui plus global et plus flou d’« insécurité ». Que signifie ce changement ? Pour tenter de répondre à cette question, nous allons commencer par voir à quoi renvoie la notion de violence urbaine, afin de pouvoir ensuite la comparer avec celle d’insécurité. Ceci nous permettra par ailleurs, sans entrer dans le débat sur la réalité de l’insécurité, de voir tout de même d’un peu plus près à quels types de faits elle renvoie.
C’est à la fin des années 70 début des années 80, que les problèmes liés à un certain genre de violence ont envahi les médias, et ainsi le débat public français. La violence urbaine, identifiée comme étant celle des jeunes, s’est emparée de l’espace de l’imaginaire collectif à partir de la couverture par la presse, au début des années 1980, des « événements des Minguettes », quartier de Vénissieux situé dans la banlieue lyonnaise [1]. Toute la presse couvre alors ce qu’elle s’accorde à décrire comme un « événement » et porte du même coup l’attention générale sur la banlieue et ses problèmes. La France découvre ainsi l’état délabré de certains quartiers de la banlieue, ainsi que la dégradation des bâtiments, et du même coup le problème posé par une nouvelle catégorie d’habitants, les « beurs » dont le portrait est sommairement brossé (jeunes d’origine maghrébine en situation d’échec scolaire, sans qualification, sans travail et passant donc toute la journée à « traîner » dans les halls d’immeubles délabrés).
Au début des années 90 la presse couvre ainsi les « émeutes » des « cités » de Vaulx-en-Velin, commune de la banlieue lyonnaise, de Sartrouville et de Mantes-la-Jolie, ainsi que les manifestations lycéennes de novembre 90 et ses « casseurs ». Progressivement le thème se banalise et les journaux reprennent de temps en temps la couverture de certains faits divers, produisant ainsi des figures hybrides mêlant les banlieues, les phénomènes de bande, la drogue et la délinquance, pour aboutir à construire une image de la banlieue édifiée sur le modèle des ghettos américains. Elle dénonce alors certains grands problèmes de société, déjà médiatiquement constitués -comme le chômage, les bandes, l’insécurité, Le Pen et la montée du racisme, l’intégrisme, l’influence de l’architecture déprimante- pour expliquer l’événement.
Les journalistes n’ont en effet retenu que les actes de violence les plus spectaculaires et donc, de fait, les plus exceptionnels. Le vocabulaire [2], allant de « l’émeute » au « crime raciste », en passant par le « mal des banlieues », les « cités dortoirs », les « ghettos » où vivent les immigrés d’origine maghrébine en « mal d’intégration », les « casseurs », « l’insécurité », « la délinquance », « les dealers », les « sauvages », ne fait que donner une image diabolisée du thème. Qu’il s’agisse de présenter les auteurs comme des victimes ou des criminels, tout ce vocabulaire relève de la même prise de position par rapport au sujet, en traitant la violence comme un fait spectaculaire, pour en faire un problème propre à la banlieue, à partir d’une thématique de la violence dont les cadres conceptuels sont prédéfinis, mettant ainsi en scène les grands thèmes médiatiquement préétablis (comme l’insécurité, le chômage, la drogue, le racisme etc.). De la sorte, tout en banalisant la violence par un matraquage d’images et de thèmes « choc », la presse a contribué à masquer la spécificité du problème en le calquant sur une énonciation préfigurée. Le problème est alors défini comme celui de la banlieue et de ses habitants, et non pas comme pouvant réellement mettre en cause le reste du « paysage français ».
On peut alors analyser le discours de la presse comme une sorte de discours-écran, projetant sur le thème toute une série de notions, qui, tout en reproduisant sur la scène médiatique la réalité d’une certaine violence, contribue à la masquer, par le fait même de la présenter au grand jour comme spectaculaire. La presse produit ainsi un effet de voile sur des violences plus quotidiennes et peut-être aussi plus symboliques, d’où émergent les « événements » violents, et participe d’une certaine manière à l’élaboration d’un discours sur la violence qui fait l’économie d’une réflexion sur la nature, la fonction et la valeur de cette violence. Il s’agit encore ici essentiellement d’un discours sur la violence de l’« autre », de cet autre que constitue pour la France l’habitant de banlieue.
La presse joue donc un double rôle : en même temps qu’elle tend à imposer un discours public sur les « malaises sociaux », elle conduit l’Etat à mettre en place toute une série de mesures répondant aux problèmes qu’elle énonce [3].
Elle donne aussi l’impulsion à toute une production allant de « dossiers » publiés par la presse (sur « les banlieues », « les jeunes », « les jeunes immigrés dans les banlieues », etc.), à toute une floraison de recherches dirigées par des « spécialistes », qu’ils soient sociologues, ethnosociologues, psychosociologues, spécialistes de l’éducation, de l’immigration, etc.
Cependant, ces dernières années, le problème a dépassé les frontières qui lui étaient assignées, celles de la banlieue et des quartiers « mal famés », pour envahir en premier lieu le territoire de l’école. La perception de la violence se délocalise : ce n’est plus seulement la banlieue qui en est l’unique siège, mais c’est bien la société française dans son ensemble qui est peu à peu touchée par elle. Le terme d’insécurité gagne donc ainsi progressivement le devant de la scène, et se substitue à celui de violence urbaine. En fait, son succès est surtout dû au fait qu’il répond mieux au problème qui le suscite, en ceci qu’il ne s’agit plus à présent d’analyser des faits, mais de traduire un sentiment massif, celui d’une insécurité généralisée et constante. La notion d’insécurité envahit alors le discours politique, jusqu’à la prépondérance qu’on lui connaît lors des élections présidentielles 2002.
Que recouvre ce changement ? Comme nous l’avons vu, tandis que le discours sur la violence urbaine tendait à relater des événements précis se déroulant en des lieux précis, celui de l’insécurité tendra plus à se servir d’analyses générales (comme les statistiques) présentant un panorama général de la France, qui est classée et répertoriée à partir de ses zones d’insécurité. Dans la notion d’insécurité ce qui est comptabilisé est à la fois les crimes, les délits, mais sont pris aussi en compte les incivilités, les détériorations des biens publiques et privés, les agressions des conducteurs de bus ou de rames de métro, les infractions, les vols, les cambriolages, les viols collectifs, le racket à l’école, le vandalisme, les insultes, les violences en milieu scolaire, la violence contre les femmes, la violence contre les enfants, contre les vieux, contre tout un chacun... L’insécurité se décline ainsi en plusieurs genres, insécurité dans les bus, insécurité dans le métro, insécurité dans l’école, insécurité des quartiers. Le discours de l’insécurité envahit peu à peu tous les domaines de la vie collective, se rend omniprésente, et tend à se substituer à l’analyse de la réalité sociale. L’insécurité devient le climat général de la France, climat que tout un chacun peut lire dans chaque geste qu’il ressentira comme hostile à son égard ou à son environnement quotidien.
Car l’insécurité englobe à la fois des faits et des sentiments. C’est en jouant sur ces deux tableaux à la fois que le terme connaît un réel succès, jusqu’à déborder du débat public et gagner ses lettres de noblesses en envahissant le discours politique. Traduisant à la fois des critères présentés comme objectifs, et faisant appel au vécu de chacun, la notion d’insécurité peut alors canaliser en elle toutes les peurs liées aux difficultés de l’existence collective. La société française se voit alors elle-même comme in-sécuritaire, ce qui finalement est peut-être en soi porteur de danger.
En effet, le lien social défini par l’insécurité, peut être lu comme renforçant cette même insécurité que le discours voudrait dénoncer. Chacun a alors de plus en plus peur des autres, et tend à lire n’importe quelle situation comportant une part de conflit comme constituant un événement grossissant ce climat d’insécurité. La réalité finit ainsi par prendre la forme dans laquelle on veut la faire entrer.
Car le discours sur l’insécurité dénote surtout un retournement dans la prise en considération même du problème auquel il renvoie. Il ne s’agit plus seulement de stigmatiser une partie de la population, comme sacrifiée et comme dépositaire de la violence, mais bien de faire de la violence le lien même qui régit l’existence collective. Sa dénonciation ne change pas le fait que l’insécurité devient la grille de lecture des relations sociales. En fait, si la violence est dénoncée comme constituant le lien social, c’est bien en tant que dé-liaison qu’elle est pensée. Elle serait le mal contemporain des sociétés d’abondance, mal d’autant plus inexpliqué qu’injustifié, au-delà des explications causales qui ne résolvent pas l’incompréhension générale face à des actes dont la violence est ressentie comme fondamentalement barbare.
C’est la violence même qui est alors stigmatisée, n’importe quel type de violence, qu’elle soit physique, verbale, ou symbolique. Le conflit tend à être ainsi à la fois diabolisé et entretenu, alimenté par les diverses représentations de l’insécurité. Or, le conflit est un point nécessaire à la cohésion sociale, il est ce par quoi les individus, qui s’affrontent sur les raisons d’être et les finalités de la société, fondent l’espace social, en se voyant comme adversaires au sein d’une même société. Le problème est que le conflit, nécessaire et bénéfique au déploiement d’un espace commun au sein de la société démocratique - en tant qu’espace d’échange - est diabolisé et rejeté par sa lecture en termes d’insécurité. En effet, le conflit est vécu comme dépassant les cadres possibles d’un échange, en se focalisant uniquement sur son expression violente. Et en retour, ce sera n’importe quel conflit qui sera lu comme violent, en rendant impossible son déploiement bénéfique au sein de la société.
Car la notion d’insécurité ne parle pas de n’importe quelle violence. Il s’agit surtout de dénoncer à présent la violence qui est subie, celle de la victime. La violence, d’abord éjectée dans les périphéries comme étant la violence de ces autres, de ces « sauvageons » que sont les jeunes banlieusards (vus comme étant de préférence d’origine maghrébine et africaine) revient sur le devant de la scène en tant que violence endurée. La violence de l’insécurité est une violence injustifiée et injustifiable, pouvant toucher tout le monde et n’importe qui. Chacun peut être la victime, mais personne ne doit en être l’auteur, et encore moins le complice. L’insécurité remet donc la violence sur le devant de la scène sociale, tout en la déplaçant. Si l’insécurité nous parle de la violence, c’est en la généralisant, en l’injectant au coeur même des relations sociales, comme constituant sa possibilité toujours latente, toujours à craindre. L’insécurité et la violence deviennent ainsi l’horizon social de la France.
En fait, un énorme retournement de sens a lieu dans le passage de la notion de violence urbaine à celle d’insécurité. D’abord, comme nous l’avons vu, l’insécurité prend en compte et fait appel à l’expérience, au vécu et ainsi au sentiment de chacun. Le moindre événement, qui aurait pu auparavant passer inaperçu, est maintenant vivement ressenti comme faisant partie de ce phénomène général. La peur sociale s’installe, peur qui tend encore plus à accentuer l’insécurité, dans l’immobilité et le désengagement qu’elle suscite. La peur paralyse ainsi les individus qui, face à l’agression d’un autre, préfèrent presser le pas, ou regarder ailleurs que d’intervenir et de risquer des coups. Si l’égoïsme individuel contemporain en constitue le moteur principal, il y a tout de même quelque chose de paradoxal dans ce type de réaction. Car l’insécurité est dénoncée à tout bout de champ, mais à aucun moment un discours responsabilisant ne se met en place.
Or, il nous semble que ce point est extrêmement important dans la mesure où l’individu émancipé contemporain occidental peut être défini comme un individu faible, peureux et émotivement instable, qui nécessite le concours, l’assistance et la protection de l’Etat, afin que lui soient garantis ses droits fondamentaux. Car ce qui spécifie les droits fondamentaux dans leur implication dans les sociétés libérales, c’est bien le droit d’indifférence aux autres. L’individu de plus en plus retranché sur lui-même, se désintéresse des affaires publiques et sociales, et requiert pour le maintien de son écart le déploiement d’un Etat fort.
L’insécurité n’est ainsi à aucun moment questionnée en dehors de la dénonciation de ses auteurs et de ses victimes. La passivité complice de la société vis-à-vis d’un phénomène qui la concerne et par lequel elle se sent concernée (le succès du battage médiatique en est la preuve), n’est à aucun moment quant à elle dénoncée, ni même questionnée. Les gens ont peur et d’autant plus peur que les médias leur répètent à longueur de journée que l’insécurité augmente et envahit peu à peu les centres villes et les campagnes.
Cette notion recoupe et englobe alors tout ce que la notion de violence urbaine dénotait, puisque ce seront finalement toujours les mêmes qui seront dénoncés comme auteurs, tout en dépassant largement les cadres de l’analyse qui en était faite, et en élargissant son point de vue. C’est bien toute la société qui est touchée, et l’école représente alors peut-être dans l’imaginaire collectif le lieu le plus voyant. C’est dans ce déplacement même que le discours politique s’engouffre, avec son cortège répressif et pénal.
B. L’insécurité comme discours politique
Le thème de l’insécurité recoupe un discours politique classique, en tout cas depuis la modernité, en ce que la sécurité est présentée comme le but du contrat social et donc de la vie en société. C’est bien évidemment le contrat tel que Hobbes le pense et le met en place dans le Léviathan, qui constitue l’exemple caractéristique de ce type de pensée. Celui-ci élabore la théorie du contrat social en tant que pacte politique instaurant la société civile, à partir d’une pensée de la nature humaine et de la nature du politique, qui se répondent et se recoupent. Selon Hobbes, c’est pour sortir de l’état de nature et de la guerre de chacun contre chacun, qui est la condition de l’homme à l’état de nature, c’est-à-dire pour s’extraire de l’insécurité généralisée et générale dans laquelle vivent naturellement les hommes quand aucun pouvoir ne les gouverne, que s’élabore l’association des hommes au sein du contrat social. L’instauration d’un pouvoir politique a donc comme but premier et comme fin dernière la sécurité de tous.
Celle-ci constitue même la limite du pouvoir souverain tel qu’il est défini par Hobbes, car c’est seulement en tant que leur sécurité est assurée, que les sujets doivent obéissance au souverain et aux lois. Si celle-ci n’est plus garantie, plus rien ne les lie les uns aux autres, ni au pouvoir politique. La sécurité est alors le justificatif de la seule violence tolérée dans le cadre du contrat social. La violence est ce dont peut se servir le souverain pour assurer la sécurité de tous. Il s’agit bien entendu d’une violence essentiellement coercitive, punitive et répressive. Parler d’insécurité serait donc agiter le spectre de l’effondrement de ce qui constitue le lien social au sens fort, de ce qui justifie le contrat social et la vie en commun. Si la sécurité est le bien suprême de l’existence collective, sa mise en péril constitue alors le danger le plus important et le plus grave que peut courir une société. Parler d’insécurité et en faire le contenu premier d’un discours politique, c’est donc mettre la société française à une place bien précise, celle où le lien social est constitué par le désir de sécurité et de bien-être. En fait, cela correspond à la réalité, mais seulement d’une certaine manière.
La société française, comme toute société occidentale, a poussé l’individualisme et l’égoïsme jusqu’à un point assez avancé. Le désengagement politique étant la pierre de touche de la place que la politique tient dans les vies individuelles, faire appel à l’insécurité, c’est faire appel à une passion, la peur, afin de combattre cette indifférence vis-à-vis de la politique manifeste dans les discours du « tout se vaut ». L’insécurité serait donc un discours de la passion présenté sous une forme rationnelle. Il s’agirait alors bien de faire jouer la peur contre le désengagement. Mais est-ce réellement efficace ? Le premier point important à noter est que l’insécurité n’est pas un discours sur la responsabilité et sur la loi. Il s’agit d’un discours dont l’aboutissement est le renforcement pénal et répressif. Faire appel à l’insécurité, c’est forcément appeler le déploiement d’une violence légale, celle du pouvoir. L’insécurité appelle l’amplification du pouvoir coercitif, pénal et répressif.
Il s’agit dans un premier temps d’énoncer publiquement la peur en la canalisant en un point précis (l’insécurité), et donc de supprimer ainsi les autres peurs et inquiétudes possibles, les autres malaises politiques. Le discours politique de l’insécurité est la conséquence de plusieurs problèmes. D’abord il s’agit de combler un vide. Le désengagement des individus face à la politique étant de plus en plus flagrant, réveiller la peur sociale, c’est tenter, comme nous l’avons dit, de réinjecter de la passion politique au coeur de la politique. La sphère de la politique récupère ainsi une passion qui circule déjà dans la société, et tente de la canaliser, de l’intensifier dans la reconnaissance et la légitimité même que la politique lui apporte. Peut-on pour autant supposer que celle-ci la crée de toutes pièces ? La question est délicate. Si l’insécurité peut être analysée comme un fantasme de la société d’abondance, celui-ci doit bénéficier d’une base de réalité pour pouvoir prendre une telle place. Le discours renverrait à la fois à une certaine réalité et à un certain fantasme social. Que pouvons nous tirer de ce deuxième problème ?
L’insécurité comme fantasme peut être lue d’abord comme une dénégation, celle d’autres problèmes existant au sein de la réalité sociale française. Ainsi on pourrait penser qu’elle recouvre les problèmes liés au chômage, à l’absence d’horizon, à une « insécurité » sociale, à l’intégration. C’est peut-être ce dernier point qui est ici le plus intéressant. A quoi renvoie le problème de l’intégration en France ? Et d’abord qui cela concerne-t-il ? Il s’agit bien évidemment des jeunes français d’origine étrangère de la deuxième, troisième ou quatrième génération, et plus particulièrement de ceux originaires des anciennes colonies françaises. C’est alors bien du problème de l’identité même de la société française dont il est question. Parler d’insécurité serait alors une manière violente de refuser au réel problème de l’identité, la possibilité même de son expression au sein du débat public.
Or ce problème est un des enjeux majeurs que la société française aura à affronter, à moins qu’elle ne choisisse de s’engager de plus en plus dans une fuite en avant, appelant de ses cris les maux mêmes qu’elle se donne tant de mal à dénoncer. Car un autre danger guette la société française. Le terrorisme international, dont les auteurs sont clairement identifiés comme étant des extrémistes islamistes, propose ainsi un nouveau support à cette fuite en avant. A quand la dénonciation du terrorisme au sein même de la société française ? Nous ne sommes pas très loin d’une réelle fracture sociale, provoquée et entretenue par le discours sur l’insécurité. Le fantasme pourrait alors aller jusqu’à voir dans les individus d’origine maghrébine les terroristes d’Alqaïda, et ainsi les représentants du mal sur terre et dans la société française. Quel discours sur la violence nous livre la notion d’insécurité ? Celle-ci joue en fait d’abord sur un amalgame entre l’insécurité interne à la société française, et celle que crée l’expansion du terrorisme international. Or, comme nous l’avons vu, il est fort probable que ces deux insécurités se calquent l’une sur l’autre pour donner une figure hybride. En effet, l’amalgame entre insécurité de la société française, banlieues, jeunes d’origine étrangère, fondamentalisme, terrorisme, violence, pourrait donner l’équation suivante : les arabes français sont tous des terroristes. Equation bien plus dangereuse pour le climat social de la France que le simple problème de son insécurité interne.
Mais on pourrait aussi analyser un tel discours comme une négation de la société par la société elle-même, de la réalité qui la constitue. Car le discours sur l’insécurité recoupe d’autres effets de masque, que l’on peut facilement lire dans les politiques actuelles du gouvernement français. Le discours sur l’insécurité correspond ainsi à un type de société démocratique libérale, où le rôle de l’Etat tend à se définir de deux manières, à la fois antagonistes, et parfaitement coordonnées. L’Etat, devant assumer un rôle faible dans l’économie et laisser la place au libre-maché, à la concurrence et donc aux privatisations massives, doit d’un autre côté assumer un rôle fort dans la répression et le maintien des troubles sociaux. L’Etat diminuera ses politiques sociales et accentuera la répression pour faire taire et aplanir le climat social, miné par le désengagement économique et social de l’Etat. Faire de l’insécurité un discours politique c’est ainsi appeler de ses voeux la mise en place de ce genre d’Etat. Nous pouvons d’ailleurs assez aisément lire les réformes effectuées par le gouvernement français en ce sens. Moins de place pour la culture, pour l’éducation, pour la recherche, pour l’art, et plus de place pour la police, pour la pénalisation, et pour la privatisation. Ce qu’il faut bien dire, c’est que le discours sur l’insécurité masque de tels enjeux en faisant jouer la passion politique qu’est la peur, comme principal moteur politique. Les Français satisfaits pourrons retourner s’occuper de leurs petites affaires, encadrés par une force sécuritaire les protégeant de la violence des autres, et surtout d’eux-mêmes.
Le discours politique de l’insécurité peut donc être lu à la fois comme un opportunisme (canalisant et récupérant pour soi les énergies diffuses dans la société) et comme une stratégie politique de recouvrement. Car il permet de faire l’économie d’un vrai discours politique, comme celui de la mise en place d’un vrai programme. On peut donc le lire ici comme le recouvrement d’un discours libéral, celui d’un Etat faible économiquement et socialement, et fort dans la répression. Car plus il sera faible socialement, plus il devra faire appel à l’insécurité pour justifier l’amplification de ses mesures répressives et pénales. La répression est ainsi bien le pendant de tout discours sécuritaire. Ne vivons-nous pas d’ailleurs dans une société de plus en plus policée, de plus en plus sécurisée ? Un nombre toujours croissant des policiers patrouillent dans les rues à pied, en vélo, en rollers, à moto, en voiture, en fourgon, nous avons droit à l’armée dans le métro avec ses mitraillettes, à la sécurité municipale, aux agents de sécurité de la SNCF avec ses chiens, etc. Il faut dire que la sécurité est censée être ce que les individus ont gagné en aliénant leur liberté dans le contrat social. Le discours sur la sécurité va bien dans ce sens dans la mesure où tout un dispositif de nouvelles lois pénales est mis en place avec la création de nouveaux délits, la transformation de contraventions en délits, l’élargissementdesdroitsd’interventionet de rétention de la police, etc. Or, toutes ses mesures, en même temps qu’elles rassurent, ne font qu’accroître le climat d’insécurité et diminuer la sphère des libertés individuelles. En effet, peut-on réellement se sentir rassuré par la présence massive des forces de l’ordre ? La société française se transforme ainsi peu à peu en une société de surveillance et de répression. La « tolérance zéro » à l’américaine ne fait qu’augmenter le climat de tension et contribue à la déresponsabilisation générale. Tolérance de qui et pour qui ? Des forces de l’ordre vis-à-vis du citoyen lambda, qui à être un peu basané subira les contrôles permanents. Il s’agit bien alors ainsi d’une déresponsabilisation massive, parce que placer dans la répression et le déploiement des forces de l’ordre et de l’appareil pénal la solution à un problème social, c’est nier la responsabilité collective dans les faits. Il ne s’agit pas de modifier le comportement général des individus vis-à-vis des phénomènes de violence, mais de réprimer ceux qui devraient en être les auteurs, et donc de mettre en place tout un appareil répressif pouvant à tout moment faire irruption dans la vie de tout un chacun. La majorité des mesures devant garantir la sécurité ne sont ainsi qu’une manière de jeter l’huile sur le feu, depuis l’interdiction des rassemblements dans les halls d’immeubles, jusqu’à l’élargissement des droits des policiers.
C. Représentations de la violence
Au-delà des risques à venir, la notion d’insécurité nous parle d’un certain type de violence, celui ressenti par les victimes potentielles. L’insécurité se traduit alors par une volonté obsessionnelle d’organisation et de maîtrise de la violence, dans le déploiement des forces de police, des divers organismes de sécurité, de la surveillance, et la prolifération des discours spécialisés. En même temps l’insécurité peut se lire comme une violence que la société s’inflige à elle-même, en se fractionnant et en se laissant habiter et conquérir par la peur. Finalement, ce que marque plus spécifiquement le discours de l’insécurité, c’est bien un rejet total de la violence. Que nos sociétés comportent encore des traces de violence, voilà qui semble intolérable à tout un chacun. Nous sommes parvenus à un tel niveau de dénégation de la violence que celle-ci ne peut en aucun cas être tolérée. La violence a été rejetée de la nature humaine, et son retour sur le devant de la scène dans le discours de l’insécurité ne fait que confirmer cette tendance. Ainsi la notion de civilisation exprime parfaitement ce rejet de la violence. La civilisation serait ainsi le fait d’un renoncement, d’un refoulement des pulsions violentes et destructrices qui crée à la fois la culpabilité, comme instance régulatrice de censure intérieure à l’individu, et la sublimation, comme pôle capteur de l’énergie créatrice, et donc de la capacité d’imagination et de transgression porteuse du renouveau des normes.
L’insécurité serait alors le signe d’un recul de la civilisation, qui ne peut et ne doit en aucun cas être toléré. Seule une certaine sublimation de la violence peut être acceptée, mais en aucun cas son expression directe au sein de la société. C’est ainsi que les sociétés occidentales s’organisent dans une sorte de schizophrénie vis-à-vis de la représentation de la violence. D’un côté il y a le discours moraliste et humaniste des droits de l’homme, celui d’une sensibilité extrême et d’un rejet total de la violence au sein de la définition de ce qui fait l’humanité de l’homme. L’homme civilisé est celui de la mesure et de la concorde civile, dont la violence, comprise uniquement en termes de pulsions, est systématiquement refoulée. Ainsi toute transgression des normes sacro-saintes de la civilisation, est immédiatement dénoncée, classée, répertoriée et montrée du doigt comme intolérable. Mais d’un autre côté, cet homme civilisé et doux se délecte chaque jour de mille images violentes que lui servent quotidiennement les médias. Depuis le journal télévisé, en passant par la floraison de films de plus en plus violents, jusqu’aux jeux vidéos hard-core, la violence médiatique constitue l’environnement préféré de l’homme civilisé. Car, face à ces types de violence il est essentiellement spectateur. Il peut ainsi se révolter et s’attrister face aux horreurs qui ont lieu dans le monde et qu’il suit depuis son écran de télévision, mais aussi s’effrayer et se délecter d’images violentes au cinéma, dans une jouissance esthétique bien inoffensive, ou même jouer lui-même à la violence sur playstation.
Ces deux phénomènes parallèles ont-ils un lien ? De nombreuses études analysent le lien entre la violence à la télévision, au cinéma et dans les jeux vidéo, et la violence des jeunes, sans réussir réellement à trancher sur les liens réels qui peuvent être établis entre les deux séries de phénomènes. Ce qui nous semble important est de tenter d’y lire la paradoxale floraison de valeurs antagonistes qui se développe au sujet de la violence. Celle-ci est tout autant rejetée qu’idolâtrée, dans le décalage produit entre la réalité et la fiction. Pourtant, on peut tirer une unité de lecture entre ces deux plans, sans aller jusqu’à penser qu’ils se confondent. La violence est alors cette part de l’homme qui est déniée dans la réalité, mais qui constitue le moteur premier de sa fascination esthétique et émotionnelle. L’homme occidental, l’homme civilisé, délocalise sa violence et la projette sur un écran, comme il la projette et la délocalise sur les autres régions du globe qu’il contrôle. Le rejet est ainsi ce qui fonde en retour le propre de son essence d’homme civilisé, niant en lui ce qu’il adore sur scène, et se refusant à affronter les enjeux mêmes de sa schizophrénie sociale. L’insécurité est alors une pierre de plus sur l’édifice de la négation de soi de l’homme occidental, toujours plus hermétique à lui-même, comme à la définition de son identité propre. Le tout sécuritaire ne pourra en tout cas qu’aggraver cette dénégation et rendre alors l’autre, le différent, de plus en plus dangereux.
Publié dans www.iguanaroja.new.fr
[1] À la suite de « rodéos de voitures » (où des voitures sont volées afin d’organiser des courses et les faire ensuite brûler au milieu de la cité), des affrontements avec la police ont lieu (jets de cocktail Molotov, lancers de projectiles divers, barricades, voitures brûlées).
[2] « Les bandes s’énervent » (Le Figaro, 23 décembre 99), « Le quartier plaisance malade d’insécurité » (Le Figaro, 15 mars 00), « La guerre des bandes reprend à paris » (Le Parisien, 23 décembre 99), « Nice : les bandes sèment la terreur » (Le Figaro, 31 janvier 00), « Violences à l’école : deux agressions par jour » (Le Figaro, 8 mars 00), « Le calvaire des professeurs battus » (Le Figaro, 10 juin 99), « Blessé d’un coup de fusil au lycée » (Aujourd’hui, 20 janvier 00), « Ces écoles qui sont devenues folles » (Libération, 25 janvier 00), « Les bus deviennent la cible préférée des délinquants » (Le Parisien, 6 novembre 99), « A Mantes, le val fourré ne veut pas rester un ghetto » (Le Parisien, 9 décembre 99).
[3] Les principales mesures se dédoublent en deux axes, celui de la prévention et celui de la répression. La première série d’objectifs concerne la réhabilitation des immeubles, l’encouragement économique de la vie associative, la mise en place d’une politique de réinsertion professionnelle des jeunes chômeurs, la formation de tout un personnel social dont le rôle est l’encadrement et l’orientation (médiateurs), le tout conduisant à débloquer environ 35 milliards de francs par an. La deuxième série de mesures vise l’élaboration d’une politique amenant la restructuration de l’appareil répressif, afin de pouvoir parer aux explosions de violence « incontrôlée ». Ainsi le commissaire Lucienne Buig-Trong, responsable de la section « ville et banlieue » de la direction centrale des renseignements généraux (D.C.R.G) du ministère de l’Intérieur, a mis en place une échelle des violences urbaines, en huit niveaux, allant du « vandalisme » aux « émeutes urbaines ». En ce qui concerne la violence à l’école plusieurs plans « anti-violence » ont été présentés par les ministres de l’Education nationale successifs, privilégiant un partenariat entre l’école, la police et la justice permettant l’intervention des forces de l’ordre dans l’enceinte de l’école, et la circulation des informations concernant les élèves « violents ».
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