En quoi les occidentaux se comportent-ils comme des êtres civilisés ? Peut-être qu’un des traits caractéristiques de l’homme occidental civilisé, quand on aborde la question de la civilisation simplement au niveau des comportements et non pas en tant que trait spécifique
d’une culture, est la retenue qu’il s’impose, visible dans ce qu’il considère comme constituant le respect primordial dû aux autres, la non-interférence dans la sphère privée d’autrui, dans l’intimité des autres.
Ainsi, ce qui étonnera peut-être un observateur venu des pays du « Sud », sera l’ordre se dégageant de toute la vie sociale européenne, perceptible dans le ton bas des conversations et des rires aussi bien dans la rue que dans les sphères dites privées, la quasiabsence de contacts physiques spontanés entre inconnus, le vouvoiement, la retenue physique tendant à un maintien rigide dans les mouvements les plus quotidiens, la rareté des manifestations extérieures de sensations ou de sentiments, la précision dans la gestion de l‘emploi du temps individuel et social, bref une sorte de calfeutrage social, de silence circonscrivant un périmètre de sécurité préservant l’intimité des gens les uns vis-à-vis des autres.
En quoi toute cette retenue peut-elle être le signe de l’homme civilisé ? A première vue et uniquement sous cet angle, la civilisation serait la pratique d’une certaine manière de concevoir le respect dû aux autres comme à soi-même. Respecter autrui reviendrait alors à ne pas avoir de contact physique avec lui, à ne pas le toucher, ne pas lui imposer son bruit, ses odeurs, ses mots.
Respecter autrui serait alors gommer au maximum sa présence, ne pas interférer, et surtout ne pas déranger les autres. Comportement inscrit dans les normes sociales, conduisant par exemple mon voisin à me demander de fermer ma fenêtre l’été, car mes rires trop bruyants perturbent le silence dans lequel doit pouvoir se déployer sa vie privée.
L’homme civilisé occidental se définirait alors par une certaine retenue comportementale, qu’il s’impose à lui-même autant qu’il l’impose aux autres, fruit d’une auto-limitation dans l’extériorisation de ce qu’il nomme ses « pulsions ». La civilisation occidentale serait lisible dans une sorte de repli vers l’intérieur, dans l’intériorisation de tout ce qui a trait aux sensations et aux sentiments. L’homme occidental pourrait ainsi se définir comme l’homme intérieur. Car ce périmètre de silence et de réserve constituerait le cadre nécessaire à l’élaboration de son intimité.
Toute cette retenue serait alors le gage d’un gain inestimable : l’intériorité de l’homme occidental.
Le problème étant qu’à force de se replier en soi, l’homme occidental aurait tendance à se replier sur soi, dans une difficulté toujours plus grande à faire lien avec les autres. Le mal contemporain des sociétés occidentales serait celui d’une dé-liaison du corps social, d’une fragmentation dont on peut se demander si elle ne contamine pas l’individu lui-même, dans l’élaboration de son identité propre. La sur-consommation d’antidépresseurs, de somnifères et de médicaments censés guérir les maux de l’âme, ne serait-elle pas le symptôme d’une solitude et d’un mal-être dont souffriraient les Européens, signe d’un excès de civilisation, de sur-civilisation pourrions-nous dire, qui à force d’imposer tant de retenue dans les comportements, finirait par bâtir des barrières infranchissables entre les individus, les laissant isolés les uns des autres, comme perdus sur une île déserte possédant néanmoins l’inestimable avantage du tout confort « high-tech » ? La sur-civilisation européenne ne verserait-elle pas alors en ce sens dans une sorte de barbarie du sujet, de « dé-subjectivisation » en masse des individus la composant ? Le barbare, ne serait-il pas celui qui ne sachant plus comment entrer en contact avec les autres, ne trouve plus le chemin qui le conduit à lui-même ?
Bien sûr, les traits esquissés ici sont quelque peu forcés. Mais il s’agit pour nous de tenter de comprendre un phénomène complexe, qui tout en ne se laissant évidemment pas ramener uniquement à celui d’une sur-civilisation comportementale, peut y trouver une clef de lecture
permettant de relier les uns aux autres les différents problèmes que nous avons soulignés ici.
Nous allons donc tenter de reconstituer le lien qui peut s’établir entre l’idée d’un processus civilisateur compris comme intériorisation des normes et des pulsions, celle d’une auto-limitation du sujet créatrice de son intériorité, et celle d’un mal européen contemporain, celui de l’autoréférence vide d’un sujet, peinant à trouver dans son existence collective les clefs de son existence propre.
Pour tenter de comprendre en quoi la civilisation telle qu’elle se pense en occident se définit bien comme processus d’intériorisation d’un certain nombre de normes, régulant les comportements individuels et sociaux, nous analyserons dans un premier temps la manière dont la psychanalyse, domaine privilégié de l’exploration et de la théorisation de l’intériorité du sujet humain, définit le mouvement qui aboutit à la naissance de la civilisation, à travers les analyses élaborées à ce sujet par son illustre fondateur, Sigmund Freud. Puis nous nous arrêterons sur les réflexions du sociologue Norbert Elias selon lesquelles le processus de civilisation tend dans sa dynamique même à la mise en place d’une intériorité se définissant par un mouvement d’enfermement sur soi. L’analyse de ces deux pensées nous servira de base pour mieux comprendre le problème de la barbarie du processus de civilisation que nous avons exposé, et que nous nommons ici sur-civilisation.
1. La civilisation comme refoulement des pulsions et intériorisation des normes
Nous allons donc dans un premier temps tenter de comprendre comment cette intériorité, que nous avons caractérisée comme étant le propre de l’homme occidental, est tributaire d’une pensée de l’autocensure, du refoulement des pulsions, et surtout comment elle est paradigmatique d’une certaine manière de penser ce qu’est la civilisation. Ce qui nous
intéresse ici, dans la démarche de S. Freud, est que la civilisation est envisagée comme ce qui se constitue à partir de ce refoulement des pulsions et des instincts, civilisation dont la dynamique
propre aboutirait à un processus d’intériorisation des interdits et des normes.
L’idée principale que nous étudierons à partir du texte de Freud Malaise dans la civilisation, est qu’au fur et à mesure que la civilisation se développe, le renoncement aux pulsions se fait de l’intérieur même de l’individu, et que c’est ce renoncement vis-à-vis des désirs et des pulsions qui dote ainsi l’individu d’une intériorité comprise ici comme conscience morale : la dynamique limitatrice de la civilisation est intériorisée par l’individu.
Le point de départ de la réflexion de Freud sur la civilisation est l’interrogation suivante : qu’est ce qui pousse les hommes à vivre ensemble, et à se constituer ensuite comme civilisation ? Il s’agit en fait pour Freud de proposer une sorte de genèse de la vie collective pensée en analogie avec le développement psychique de l’individu, qu’il explique à partir de la confrontation entre l’économie libidinale (Eros), et la nécessité (Ananké), source du premier regroupement social, point nodal de la civilisation. L’économie libidinale serait cette puissance, qui tendrait à joindre les individus entre eux : ainsi l’homme de la femme et la femme de ses enfants. La nécessité quant à elle serait celle d’avoir à travailler pour subsister, aboutissant à l’union des forces et à la répartition des tâches. La confrontation de ces énergies, par la limitation qu’elles s’imposent l’une à l’autre, aboutit alors à la première création du vivre ensemble : la famille.
« La vie en commun des humains avait donc pour fondement : premièrement la contrainte au travail créée par la nécessité extérieure, et secondement la puissance de l’amour, ce dernier exigeant qu’en fussent privés ni l’homme de la femme, son objet sexuel, ni la femme de cette partie séparée d’elle-même qu’était l’enfant. Eros et Ananké sont ainsi devenus les parents de la civilisation humaine dont le premier succès fut qu’un plus grand nombre d’êtres purent rester vivre en commun. » [1]
La confrontation entre Eros et Ananké se traduit en fait par un refoulement des pulsions nécessaire, non pas seulement à la limitation de la vie sexuelle réinvestie comme énergie dans le travail et la création, mais surtout à la limitation d’une tendance à l’agression, qui constitue pour Freud une des bases de la nature humaine [2]. Car le mouvement même qui préside à la formation de la famille, engage de par sa dynamique même et pour les mêmes raisons, à la constitution d’un vivre ensemble plus large : la civilisation.
Cette tendance à l’agression, qui définirait la nature humaine, et qui, si elle était librement déchaînée présiderait alors au mouvement inverse, c’est-à-dire à la désunion des hommes entre eux, doit donc être désamorcée. Les moyens que se donne la civilisation pour parvenir à ses fins se trouvent donc dans la limitation qu’elle instaure, et qui se traduit par la limitation des pulsions d’agressivité qui sont réorientées vers la domination de la nature et de la vie sexuelle, nécessaire à l’instauration du vivre ensemble et du travail. Ce que Freud nomme civilisation se met alors en place de la manière suivante : « La civilisation doit tout mettre en oeuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique. » [3]
La conscience morale est donc le moyen que se donne la civilisation pour limiter mais surtout dévier la pulsion d’agressivité. La conscience morale serait donc la création par la culture des idéaux moraux ayant pour but de faire taire les pulsions d’agressivité, de les réinvestir dans une économie individuelle par l’intériorisation des interdits. L’agressivité est ainsi reproduite et placée à l’intérieur en tant que figure de toute-puissance paradoxalement possédée par le sujet et le possédant, par le mécanisme double de la culpabilité et de la sublimation. « La tension née entre le Surmoi sévère et le Moi qu’il s’est soumis, nous l’appelons sentiment de culpabilité [...]. La civilisation domine donc la dangereuse ardeur agressive de l’individu en
affaiblissant celui-ci, en le désarmant, et en le faisant surveiller par l’entremise d’une instance en lui-même, telle une garnison dans une ville conquise » [4].
La conscience morale serait ainsi l’expression même de cette instance limitatrice positionnée à l’intérieur même du sujet, tendant à limiter l’extériorisation de l’agressivité, dont le siège inconscient et surtout omniscient nous serait donné par Freud dans le concept de surmoi. Freud nous dit que « nous connaissons deux origines au sentiment de culpabilité : l’une est l’angoisse devant l’autorité, l’autre, postérieure, est l’angoisse devant le Surmoi. » [5] Le sentiment de culpabilité semble donc être à la fois à la base du surmoi, et ce qui l’alimente.
Il s’agit ici de l’intériorisation par le surmoi de l’angoisse ressentie devant l’autorité, et canalisée vers les pulsions, qui tout en étant refoulées, n’en cessent pas moins d’exister. Face à
elles se créent la mauvaise conscience, et la culpabilité. Le surmoi serait donc cette instance ayant recours aux mécanismes de l’identification à travers la figure de l’autorité qui est intériorisée et reprise à son propre compte. La conscience est donc à la fois le fruit du retournement de l’agressivité ressentie contre l’instance limitatrice, et la conséquence du refoulement des pulsions, donc des tensions existant entre le moi et le surmoi. C’est en ce sens que la conscience est conscience morale.
La notion de conscience morale est donc l’instance en question qui dans le sujet, et par le bais de la culpabilité, ré-articule la pulsion d’agressivité au sein même de l’individu : L’agression est « introjectée », « intériorisée » [6].
La civilisation est alors pensée comme limitation des satisfactions pulsionnelles en vue d’un vivre ensemble qui doit apporter à l’homme les bienfaits de l’unité. La civilisation est alors le fruit d’un renoncement, celui de la jouissance toute-puissante de ses pulsions et désirs, et elle est en ce sens l’incarnation d’un surmoi collectif, lisible dans la notion de morale. La fonction principale de ce surmoi collectif est de créer dans l’intériorité de l’homme, la capacité à s’auto-limiter, et à faire de la pulsion de destruction, qui se manifeste comme mécontentement face à cette limitation, l’instrument d’une sublimation tendant à l’union toujours plus grande des individus en collectivité. Désir d’union de plus en plus grand, qui caractériserait la finalité de la pulsion de vie en l’homme.
Or, ce que nous avons décrit comme constituant une sur-civilisation, serait peut-être le fruit d’une si parfaite réussite dans l’intériorisation et la limitation des pulsions, que leur énergie
même s’en trouverait pour ainsi dire annihilée. La finalité de la civilisation serait alors désamorcée, et le rassemblement toujours plus grand des individus en unités stoppé par l’écartèlement et la distance infranchissable qui se met en place entre les individus du fait du
refoulement et de l’absence d’extériorisation des pulsions.
L’intériorité, fruit de la conscience de soi véhiculée en grande partie grâce aux tensions de la conscience morale, se présente comme toute-puissante et auto-fondatrice. C’est ce que nous allons tenter d’approfondir grâce aux analyses de Norbert Elias sur ce même processus de civilisation.
2. La dynamique civilisatrice ou l’autoréférence du sujet
C’est cette intériorité, tributaire de l’économie créatrice de la culpabilité, et dont le champ s’élargit à mesure que le processus de civilisation se développe et que les normes sont de plus en plus intériorisées, qui nous servira à la fois de lien et d’axe de réflexion, nous permettant de poursuivre et de commenter les analyses de Freud sur la civilisation à travers celles de Norbert Elias sur ce même thème.
Norbert Elias dans La société des individus [7]part du postulat que la société est régie par l’organisation des relations des hommes entre eux, possédant une structure propre. Son analyse se centre alors sur ce qu’il nomme le processus d’individualisation. Ce qui nous intéresse ici est qu’il analyse la civilisation occidentale comme porteuse du processus d’individualisation, définie historiquement comme dynamique d’intériorisation progressive des normes, aboutissant à la figure d’un sujet auto-fondateur et auto-référentiel.
Dans son ouvrage principal, La civilisation des moeurs [8], Norbert Elias décrit comment du Moyen-Age jusqu’au XIXe siècle, la civilisation a instauré un certain mode de contrôle des pulsions qui, de la prohibition extérieure, a été déplacé à l’intérieur de l’individu en tant que mécanisme d’auto-contrainte. Or, c’est précisément ce refoulement à l’intérieur de l’individu, cette auto-contrainte, qui crée cette sphère intime nommée l’intériorité, et son corollaire la conscience. Nous retrouvons clairement ici les mécanismes de formation du surmoi analysés par Freud dans sa définition de la civilisation : l’individu qui intériorise de plus en plus les normes de la civilisation, transforme et inhibe ses instincts, et forge en lui-même une instance contraignante de limitation [9].
Norbert Elias examine ainsi ce processus d’individualisation à partir de l’analyse de la structure personnelle de l’individu moderne, qui serait le fruit du déplacement du mode de censure des affects, de l’extérieur vers l’intérieur même de l’individu. Norbert Elias nous présente ainsi une genèse historique et sociale de ce phénomène d’intériorisation et d’auto-limitation, en montrant que c’est la structure de la société qui postule et cultive une certaine forme déterminée de répression affective, c’est-à-dire que c’est bien la civilisation occidentale telle qu’elle s’est constituée qui en est le moteur.
Il expose donc les deux principales conditions qui ont rendu possible cette intériorisation.
D’une part, les sociétés occidentales ont évolué vers une différenciation de plus en plus grande des fonctions sociales [10]. Cela a alors permis à l’individu de s’orienter de plus en plus vers une forme de réalisation individuelle nécessitant le développement de cette capacité à se diriger soimême, à se contrôler soi-même et donc à contrôler sa vie. D’autre part, le monopole de la violence par l’Etat a été ce qui a fait que les individus ont eu de moins en moins de comportements violents, qu’ils ont appris à réfréner par eux-mêmes leurs pulsions d’agressivité.
Norbert Elias analyse ensuite les différentes étapes du double mouvement d’intériorisation des normes, et de poussée dans le phénomène d’individualisation. Il nous montre que de l’opposition entre l’homme et la nature, ou entre le sujet et l’objet de connaissance, nous sommes passés à une opposition entre l’individu et la société. La notion de
nature se retrouve alors comme à l’intérieur même de l’individu, et c’est là que se joue la fierté de l’être individuel et de son indépendance [11]. Mais cette sphère privée : « se caractérise par une forte différenciation et par une forte tension entre les impératifs et les interdits de la société, acquis et transformés en contraintes intérieures, et les instincts ou les tendances propres à l’individu, insurmontés mais contenus. » [12]
C’est cette tension qui serait alors à la racine de la scission qui se crée entre la sphère privée et la sphère sociale, et qui serait donc à la racine de l’opposition entre individu et société.
Afin de bien comprendre cette scission, Norbert Elias nous donne l’illustration suivante. Plus la civilisation se développe, plus l’enfant est tenu à l’écart de la vie sociale, et plus sa préparation à la vie adulte est longue : l’enfant n’est plus préparé directement à la vie d’adulte mais indirectement à travers des écoles, des universités, etc. Au cours de cette formation indirecte l’enfant apprendra à cultiver en lui, ou tout du moins à envisager une foule de dispositions différentes, de choix de vie différents. Or, plus l’individu est poussé à se différencier des autres, c’est-à-dire plus est valorisé l’accomplissement personnel de soi, moins il a la réelle possibilité de se différencier effectivement, car ses aspirations seront de fait limitées par sa position sociale et par la compétition. Et surtout, dans une société qui valorise de plus en plus l’individualité, le conformisme se développe aussi de plus en plus [13]. Une réelle opposition se met alors en place entre l’intériorité (la sphère privée) et la sphère sociale.
Norbert Elias analyse donc le processus d’individualisation comme étant le fruit de la coupure et de la tension existant entre les aspirations sociales de l’individu, et les limitations qui les bornent. Et c’est à partir de ce processus que Norbert Elias définit l’idéal du moi caractéristique des sociétés occidentales, cet idéal représentant alors l’aboutissement du processus d’individualisation : « Cet idéal du moi de l’individu humain consistant à se détacher des autres, à exister par soi-même et à rechercher la satisfaction de ses aspirations personnelles par ses propres qualités, ses propres aptitudes, ses propres richesses et ses propres performances est certes un élément constitutif de sa personnalité. C’est quelque chose sans quoi il perdrait à ses propres yeux son identité de personne individuelle. » [14]
La séparation entre extérieur et intérieur résulterait donc d’une construction historique : la séparation entre la société et l’individu n’est pas la forme générale de la conscience de soi, mais
bien l’aboutissement d’un processus historique particulier dont Norbert Elias nous donne les grandes lignes. Selon lui, ce phénomène se serait amorcé à la Renaissance, et serait le fruit d’un basculement de ce qu’il nomme l’équilibre « nous-je » du côté d’une représentation d’un « je » sans « nous », caractéristique de l’époque moderne, et aboutissant à cet idéal du moi d’un sujet libre, auto-fondateur et désengagé. C’est donc la fonction de ce « nous », telle qu’elle était anciennement définie en tant que contrainte extérieure, qui se perdrait en occident, aboutissant à une représentation de la conscience personnelle comme individuelle où l’individu doit être de plus en plus autonome.
En effet, nous avons vu que le processus d’intériorisation des normes se couple avec un processus d’individualisation de plus en plus poussé, qui fait que l’individu se détache des groupes sociaux, ou du moins qu’il ne les considère plus comme le support de définition de son identité. L’identité est ainsi définie comme ce qui doit singulariser l’individu et non pas comme ce qui le rapproche des autres, comme une identité devant trouver en elle-même de quoi se définir, afin d’être authentique, comprise dans l’idéal de la toute-puissance du moi, débarrassé de l’autorité de la tradition.
Le domaine de l’intériorité serait donc devenu cette expérience de cette idée du « je » sans « nous ». Le « nous » est vécu alors uniquement comme un choix, comme quelque chose auquel le « je » adhère en fonction de ses préférences, de ses désirs et de ses goûts. L’intériorité se détache et s’autonomise, et elle est donc à la fois le siège des uniques limitations que le sujet tolère, et qu’il peut seul s’imposer, et ce qui se pose en opposition avec un monde extérieur.
En effet, si les normes sont de plus en plus intériorisées nous assistons à un double mouvement. D’une part le sujet s’auto-limite de plus en plus, donc il tend à s’enfermer davantage en lui-même, dans la perception de son intériorité que personne d’autre ne peut comprendre et auquel nul ne peut avoir accès, et il se coupe ainsi du monde extérieur qui est vécu comme le lieu où est projeté l’arbitraire de la contrainte. D’autre part, dans ce mouvement d’enfermement sur soi, le sujet se détache de plus en plus de la compréhension des interdits et des normes extérieures véhiculées par la société, qui tendent à rester lettre morte pour lui.
L’idéal du moi tel qu’il définit l’homme occidental, tout en étant un idéal proprement individualiste, n’en reste pas moins un idéal partagé par les individus des sociétés occidentales, et se retrouve de fait dans une position paradoxale. En effet, cet idéal, qui est le fruit d’une ouverture sur le « nous », d’une intégration des normes et valeurs fondamentales de la société occidentale, est en même temps un facteur de tensions, voire d’un sentiment de coupure entre l’individu et le « nous », et est à ce titre porteur d’une dissolution du « nous » et surtout des sens que celui-ci véhicule. Ce qui ne fait que renforcer le repliement sur soi et sur son intériorité de l’homme occidental, le coupant des principaux pôles identificatoires véhiculés par la société.
3. Barbarie de la « sur-civilisation »
Ce que notre analyse de la notion de civilisation nous a permis de comprendre est ce qui se joue pour le sujet moderne occidental dans ce difficile et souvent paradoxal équilibre entre la liberté de s’auto-définir, et la capacité à le faire. Le danger majeur est alors cette opposition entre la sphère privée et la sphère publique. L’idéal du moi occidental comme auto-référentiel nous semble bien alors exprimer l’impasse dangereuse à laquelle aboutit la dynamique propre à la civilisation occidentale. Car cet idéal véhicule celui d’un individu auto-suffisant, tirant de son intériorité les normes de définitions de son être, le conduisant à se considérer comme le seul support légitime pouvant diriger et guider sa vie. Idéal de toute-puissance du « je » le coupant ainsi des autres, et surtout des sens que ces autres, ces « nous » véhiculent.
Comment ne pas être frappé alors par l’aboutissement de cette dynamique civilisatrice, présidant à une individualisation de plus en plus poussée, repoussant les caractères du « nous » dans des conceptions de plus en plus abstraites et lointaines et poussant l’individu à s’enfermer dans son individualité ? Car l’homme occidental se coupe ainsi de plus en plus de la compréhension de ces « nous » peu concrets, dans une dynamique civilisationnelle produisant finalement ce moi désengagé et autonome, présidant à sa dissolution même et à la perte de son sens. Société sur-civilisée composée de « je » produits en masse sans liens ni rapports les uns avec les autres, si ce n’est justement dans cette volonté-là d’être soi-même en dehors des autres, danseurs aux mouvements frénétiques incapables de se toucher les uns les autres, rassemblés par une même musique mais enfermés chacun dans leur monde hermétique.
L’individu moderne occidental serait donc cet individu qui se retrouve partagé entre les différents idéaux du moi qu’il « consomme » et qu’il digère comme il change de chemise, repoussés sitôt qu’ils sont absorbés, et dont l’instantanéité de lecture semble bien être le critère
principal de sélection. Civilisation produisant ainsi des individus désorientés et confus quant au sens de leur existence, perdus dans la profusion de choix qui s’offrent à eux et qui ne constituent plus de véritables repères identificatoires, mais des options interchangeables se vidant ainsi de leur sens. Car le danger est alors de ne plus savoir comment combler cet écart, ce vide se produisant entre l’intériorité et le monde extérieur. L’homme civilisé occidental risque ainsi, non seulement de ne plus savoir comment aller à la rencontre de cette altérité que constitue autrui, mais aussi de se perdre dans sa propre image, comme nous le raconte le mythe d’Ovide sur Narcisse amoureux de son propre reflet.
Au terme de notre analyse, qui nous a permis de saisir en quoi la civilisation comprise comme l’intériorisation croissante des pulsions en auto-contrainte, portait en elle le danger de
l’autoréférence déstructurante du sujet, nous pouvons à présent faire quelques remarques. La première vise à souligner la paradoxale manière de faire de la maîtrise des pulsions et de l’agressivité inhérente à l’homme l’impératif majeur de la civilisation. Il est en effet important de noter que cette conception de la civilisation est l’héritière d’une manière bien particulière de penser le vivre ensemble et l’instauration de la société humaine, celle du contrat social. L’un de ses théoriciens majeurs, Thomas Hobbes [15], nous explique en effet comment la société se constitue contre une violence primordiale, naturelle aux relations que les hommes entretiennent entre eux. La société, c’est-à-dire le vivre ensemble des hommes, est pensée comme renoncement de chacun à sa propre force individuelle [16] en vue de l’instauration d’une force supérieure capable de tenir ensemble la société, et par là même de la créer. Dans cette théorie, qui repose sur l’idée d’une violence originaire, d’une agressivité naturelle, le mode de relation naturel entre individus hors civilisation serait donc la guerre de tous contre tous.
Or, la notion d’agressivité telle qu’elle est décrite par Freud et par Norbert Elias a ceci de particulier qu’elle trouve à son principe la notion d’auto-agression. La notion classique d’agressivité comprise comme mode de relation envers autrui se trouve alors retournée pour être comprisecommeviolenceexercéesur soi. Or, c’est bien l’agressivité que l’homme retournerait contre lui-même qui serait à la base de son intériorité particulière d’homme civilisé. La notion de civilisation telle que nous l’avons décrite tout au long de cet article porte en germe dans sa dynamique même la possibilité de se faire violence à soi-même, volontairement. La violence est alors ce que la civilisation vise à éradiquer en tant que support de la relation des hommes entre eux, en transposant ces mécanismes au sein même de la relation de l’homme à lui-même.
Finalement, on peut se demander si ce n’est pas justement cette manière-là de penser la base des relations humaines et de la relation à soi qui aboutit à cette séparation radicale des individus en sujets auto-fondateurs vacillants. La peur de l’autre n’est-elle pas finalement une peur de soi, la peur d’extérioriser les pulsions que la civilisation nous a appris à considérer comme néfastes, comme agressives et donc mauvaises, ou tout simplement comme déplacées ? Comment l’individu peut-il alors avoir accès aux autres et surtout à lui-même, enveloppé dans cette autocensure qui lui apprend à refréner ses instincts et ses envies spontanées ? Comment peut-il s’exprimer si c’est en lui-même que le mouvement est stoppé, tari, par la peur de déranger comme par celle d’être lui aussi dérangé à son tour par les autres ?
L’individu occidental, qui n’a que trop bien intégré les normes de comportement civilisé en auto-réprimant constamment et naturellement ses instincts, ses pulsions, et donc ses impressions et ses sentiments, ne sait plus comment agir dans la confrontation réelle avec ce « nous » que constitue sa société, ne sait plus comment entrer en contact avec ce qui ne fait pas sens pour lui.
Il passe ainsi son temps à essayer par tous les moyens possibles d’éviter d’entrer en contact impromptu avec les inconnus. Seule son intériorité auto-fondatrice lui semble alors être à même de le déterminer et de nourrir son être, et constitue ainsi idéalement l’unique source d’élaboration de son identité.
Oubliant ainsi son essence d’homme social, d’animal politique comme le définit Aristote, c’est bien son identité même qui est alors en crise, sans même peut-être qu’il s’en aperçoive encore lui-même, obnubilé par ses propres critères d’évaluation des normes et de définition de sa sphère privée, bercé par ses antidépresseurs et autres médicaments modernes [17]. Son lien avec les autres se réduit ainsi à l’unique exigence qu’il peut lui-même supporter qu’on lui impose : qu’on le laisse jouir de son intériorité sacrée sans y interférer de quelque manière que ce soit. Son principal comportement social est alors d’exiger d’autrui un comportement similaire au sien, et que surtout personne ne vienne troubler son sommeil par un déferlement de bruit nuisible à sa tranquillité, ou il enverra la police régler ce différend qu’il ne peut en aucun cas régler lui-même, étant devenu incapable de gérer une once de conflit.
La sur-civilisation occidentale, comme surenchère dans l’autoréférence d’un sujet roi, porte alors bien en elle les germes d’une nouvelle barbarie, celle de l’individu trop bien civilisé, si bien civilisé qu’il ne sait plus franchir l’abîme qui le sépare des autres, de tous ces autres qui ne constituent pas son intériorité, barbare poli mais froid, ne supportant d’aucune manière que l’on puisse avoir la prétention, somme toute assez modeste, d’interférer dans sa vie. La société occidentale semble produire alors en masse et à la chaîne ses barbares civilisés, sujets autofondateurs en mal d’être, en perte d’identité, mal de solitude et de souffrance internes. Peut-être que prenant conscience que leur mal-être est finalement celui de leur civilisation, et qu’ils ne le doivent pas uniquement à leurs souffrances privées, ils se résoudront alors tout de même à sortir d’eux, brisant ainsi le fondement de leur enfermement auto-référentiel.
Peut-être. Encore une fois, nous grossissons les traits, mais en attendant, la civilisation occidentale poursuit sa route et ne semble pas être à même de se remettre réellement en question, malgré les tremblements de terre et les fissures qui commencent à l’ébranler un peu partout, du dedans même des individus qui la composent.
La Iguana Roja
[1] Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, P.U.F, 1971, p. 51
[2] « L’agressivité constitue une disposition instinctive primitive de l’être humain,[...] la civilisation y trouve son entrave la plus redoutable. » ibid.p.65.
[3] Ibid., p.65
[4] Ibid., p. 80
[5] Ibid., p. 84
[6] Ibid., p. 80
[7] Norbert Elias, La société des individus, Paris, Agora, 1999.
[8] Norbert Elias, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973
[9] « Plus le contrôle des instincts est intensif et omniprésent, plus est stable la constitution d’un surmoi nécessaire à l’exécution des fonctions d’adulte dans une société », ibid., p. 66.
[10] « des être humains de plus en plus nombreux ont vécu dans un rapport d’interdépendance croissante en même temps que chaque individu devenait plus différent des autres », ibid., p. 186
[11] « L’intériorité est ressentie comme ce que l’on est par nature », ibid., p. 176
[12] Ibid., p. 65.
[13] « dans toutes les sociétés, les moyens de différencier et les domaines dans lesquels il est possible et permis de le faire se voient imposer des limites très strictes. En dehors de ces limites, on attend de l’individu qu’il fasse
exactement le contraire », ibid., p. 196.
[14] Ibid., p. 192
[15] Voir Thomas Hobbes, Le Léviathan.
[16] Plus précisément, Thomas Hobbes parle du renoncement au droit naturel de chacun sur toute chose, donc au droit à utiliser la force pour satisfaire ses moindres désirs.
[17] Dont la France est d’ailleurs l’un des premiers consommateurs au monde.
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