Nous vivons une époque extrêmement troublée et, depuis plus de trois ans, des centaines de menaces et d’agressions sont perpétrées contre la communauté juive. Cela ne peut pas s’expliquer par le conflit israélo-palestinien, par les blocages de l’intégration sociale des jeunes issus de l’immigration ou par la confusion intellectuelle ambiante.
Nous assistons à une véritable libération de la parole antisémite dans l’enseignement secondaire et supérieur et trop d’élèves et d’étudiants juifs de France ont peur. Les enfants juifs redeviennent responsables et coupables de tous les maux en ce bas monde et surtout d’un conflit tragique qui se déroule à plus de 4000 kilomètres de chez nous. Les élèves sont traités de « sale Sharogne » ou de « sale juif » et des professeurs doivent renoncer à étudier des auteurs juifs ou à enseigner la Shoah pour maintenir un semblant de paix dans les classes. Dans ce contexte, le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) ne cesse de dénoncer la montée des communautarismes et il a été parmi les premiers à dénoncer les attentats contre des mosquées en Haute-Savoie. Il défend avant tout la laïcité et une stricte neutralité de l’école.
C’est pour cela que nous sommes émus de la venue annoncée de Mme Leïla Shahid dans un établissement scolaire niçois avec deux autres conférenciers défendant ses thèses. Il ne nous semble pas opportun d’inviter quelqu’un qui est partie prenante d’un conflit armé pour le présenter à des adolescents mal préparés. Leïla Shahid a le droit de s’exprimer, mais l’école ne doit pas devenir une arène politique. On a fait le mauvais procès au Crif en l’accusant de censure alors que nous prônons l’ouverture. Nous estimons que la solution au conflit israélo-palestinien ne peut être que politique et fondée sur la coexistence de deux États. Nous sommes prêts à débattre avec quiconque pourvu qu’il rejette la violence, reconnaisse le droit d’existence d’Israël et ne tienne pas de propos racistes ou antisémites. Pour mémoire, le Crif n’a pas réagi aux propos de Dieudonné ou aux films de Mel Gibson ou d’Eyal Sivan et n’a demandé ni l’annulation des spectacles de l’un, ni l’interdiction des films des autres.

Source
Libération (France)
Libération a suivi un long chemin de sa création autour du philosophe Jean-Paul Sartre à son rachat par le financier Edouard de Rothschild. Diffusion : 150 000 exemplaires.

« De quelle censure parlez-vous ? », par Roger Cukierman, Libération, 23 mars 2004.