Un an après avoir été limogé de son poste de gouverneur civil de l’Irak, le général Jay Garner s’est confié à Greg Palast. Abandonnant la langue de bois, il livre quelques confessions désabusées. Les États-Unis ne voulaient pas libérer l’Irak, ni le désarmer, simplement y installer des bases militaires permanentes et s’emparer des réserves pétrolières. La feuille de route qui lui fut remise par Donald Rumsfeld à sa nomination avait été rédigée en ce sens dès l’arrivée de George W. Bush à la Maison-Blanche. Obnubilée par ces objectifs, la coalition ne s’est guère préoccupée des secours d’urgence ni de la démocratisation. Nous reproduisons ici ce document insolite dont la version vidéo vient d’être diffusée par la BBC.
Le général Jay Garner, qui fut désigné par Donald Rumsfeld pour diriger l’Irak à la chute de Saddam Hussein, fut remercié au bout de trois semaines. Washington était secoué par le refus de nombreux alliés de participer à l’occupation du pays et l’administration Bush se déchirait à propos de la marche à suivre. Proche du secrétaire à la Défense, aux côtés duquel il siégea dans diverses commissions, le général Garner fut sacrifié par la Maison-Blanche pour apaiser le département d’État. L. Paul Bremer III lui succéda, sous l’autorité de Condoleezza Rice.
Dans cette période électorale où chacun à Washington épanche ses états d’âme dans la presse, le général Garner a accordé un entretien à notre ami Greg Palast pour la BBC. Ce document étonnant a été diffusé le 19 mars et nous en reproduisons la version française. Il confirme ce que signifie « remodeler » la région : y installer des bases militaires permanentes et privatiser les ressources pétrolières. La volonté de réaliser ce projet à tout prix a gravement retardé le déploiement des secours d’urgence et a empêché la démocratisation du pays.
Des plans rédigés bien avant la guerre
Général Jay Garner, sortant d’avion : [Début avril 2003], j’arrive avec environ 220 personnes dans l’avion. Donc, je dispose de moins de 300 personnes à faire venir rapidement à Bagdad afin de commencer le processus post-guerre en Irak. Je ne sais pas à ce moment l’ampleur de la crise humanitaire à laquelle nous allons être confrontés, mais j’imagine qu’elle peut être importante. Des champs de pétrole peuvent être incendiés, ce qui serait un énorme problème. Si l’ONU n’achemine pas assez de nourriture aux Irakiens, ou si les Irakiens sont tentés de vendre cette nourriture, nous pouvons être confrontés à une situation de famine très rapidement. De la même manière, si nous ne faisons rien au sujet de l’eau en bouteille et du ramassage des ordures, ce genre de choses, nous pouvons être confrontés au développement d’épidémies. Si la guerre traîne en longueur, n’est pas rapide, alors les fonctionnaires qui dirigent le pays actuellement seront dispersés et nous aurons des difficultés à les ramener. Je pensais donc à tous les problèmes auxquels nous allions être confrontés.
Il y a un an, le général Jay Garner s’est envolé pour le Proche-Orient en tant que premier vice-roi, dans les faits, pour superviser un nouvel Irak - dans sa poche arrière, il a un plan détaillé réalisé par l’administration Bush.
Jay Garner : Tout ce que peux vous dire c’est que les plans étaient assez élaborés, je veux dire qu’ils n’ont pas commencé à les rédiger en 2002, mais en 2001. Je soupçonne qu’ils ont commencé à être écrits à peu près au moment où nous avons commencé à nous défendre en Afghanistan, mais je n’en suis pas sûr.
La situation militaire
Derrière le programme, Garner décrit la vision à long-terme développée par Washington au sujet de l’Irak comme celle d’une base politique et militaire au Proche-Orient, dessinée sur le modèle du contrôle états-unien sur le Pacifique au XXe siècle.
Jay Garner : Nous avons utilisé les Philippines. Et les Philippines, si vous me passez l’expression, c’était essentiellement une base de ravitaillement en charbon pour la Navy. Et cela permettait à l’US Navy de maintenir sa présence dans le Pacifique. Ils ont maintenu une grande présence dans le Pacifique. Je pense… C’est une mauvaise analogie, mais je pense que nous devrions considérer l’Irak actuellement comme notre base de ravitaillement au Proche-Orient, où nous avons une certaine présence. Cela nous donne une position stable, mais aussi un avantage stratégique sur place. Je pense que nous devrions juste accepter cela et nous en servir pour une période donnée, aussi longtemps que les Irakiens seront disposés à nous laisser être des invités dans leur pays.
La démocratie et le marché
Jay Garner : Ma préférence allait vers un transfert de responsabilités aux Irakiens aussi vite que nous pouvions le faire, et de le faire avec une forme d’élection. En disant cela, je ne critique pas ce que nous sommes en train de faire actuellement. Ce que nous sommes en train de faire est une approche plus méthodique que ce que j’avais en tête à l’époque. Je pensais simplement qu’il était nécessaire de placer les Irakiens à la tête de leur destin avec notre main ferme sur place, qui les guiderait et les aiderait, ce genre de choses.
Les champs pétroliers en feu
Garner a indiqué que son désir de voir les élections organisées rapidement est entré en conflit avec le calendrier économique de l’administration Bush. Même alors qu’il luttait pour éteindre les puits de pétrole en feu, Washington avançait son calendrier de privatisation du secteur pétrolier et d’autres industries.
Jay Gardner : Je pense que nous, en tant qu’Américains, et je ne parle pas de l’Autorité provisoire de la Coalition, c’est juste nous en tant qu’Américains, nous avons tendance à aimer imposer un modèle sur les choses. Et notre modèle est bon, mais il n’est pas forcément bon pour tout le monde. T.E. Lawrence a une très bonne formule, j’aimerais pouvoir la répéter avec exactitude ; je ne peux pas, mais c’est quelque chose comme ça : « C’est mieux pour eux de le faire de façon imparfaite que pour nous de le faire de façon parfaite, parce qu’au bout du compte, il s’agit de leur pays et nous n’y serons pas pour très longtemps ». Je pense que c’est un bon conseil.
Tandis que l’Irak s’inquiète da la pénurie d’électricité et d’eau, le premier souci de Washington est que Garner parvienne à imposer un plan élaboré pour repenser l’économie irakienne sur le modèle du libre-échange absolu.
Jay Garner : Je pense, encore une fois, que nous sommes meilleurs en établissant un gouvernement et en réétablissant les services de base et en ramassant les choses, et en laissant le gouvernement, et grâce à leur propre processus électoral, décider ce qui est bon pour leur pays.
Greg Palast : Les laisser décider s’ils veulent privatiser les gisements pétroliers ?
Jay Gardner : Oui.
Garner, qui a travaillé avec les Kurdes après la précédente Guerre du Golfe, est inquiet des résistances que pourraient susciter les plans de vente de leur pétrole.
Jay Garner : En fait, je pense que vous auriez beaucoup de mal à aller au Nord et convaincre les Kurdes qu’ils doivent être privatisés. En revanche, vous pouvez convaincre les Kurdes que les champs pétroliers ne leur appartiennent pas, mais la privatisation ? Je ne pense pas qu’on puisse le faire. C’est un combat dont on ne peut tout simplement pas se charger maintenant.
Partir
Greg Palast : La Maison-Blanche n’a pas apprécié la résistance personnelle de Garner à leurs plans. Après seulement trois semaines sur place, il lui a été demandé de partir. Etait-ce une démission humiliante ?
Jay Garner : Je sais que la nuit où je suis arrivé à Bagdad, le secrétaire [à la Défense] Donald Rumsfeld m’a appelé. Il m’a dit que le président nommait Paul Bremmer en qualité d’émissaire présidentiel, et que cela avait toujours figuré dans les plans, que nous devions avoir un émissaire présidentiel, et qu’il avait toujours été dans les plans que je sois un personnage temporaire. Je pense que ce qui s’est passé, c’est que l’annonce de l’ambassadeur Bremmer a été quelque peu abrupte, mais elle est apparue abrupte à tout le monde à l’extérieur. Je pense que tout le monde à l’intérieur savait ce qui se passait, donc ils ont fait beaucoup de spéculations à partir de ça.
Un an plus tard, le général s’inquiète toujours des conséquences de la politique qui consiste à avoir fait passer le programme économique avant les élections démocratiques.
Jay Garner : Je crois fermement que l’on ne doit pas terminer la journée avec plus d’ennemis que lorsqu’elle a commencé.
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