La Fondation Heritage n’est pas un think-tank, c’est à dire un laboratoire à idées, mais une organisation militante apte à intervenir instantanément dans le débat public. Elle ne cherche pas à élaborer et proposer des solutions à des problèmes politiques mais à penser à la place des parlementaires et à leur dicter leur travail législatif. Étroitement associée à l’administration Reagan et au gouvernement Thatcher, elle a su imposer dans les médias et dans les assemblées un discours unique conservateur, militariste et pseudo-libéral. Avec un budget de communication de 35 millions de dollars annuel, la Fondation Heritage rédige aujourd’hui les argumentaire de l’administration Bush.
En 1973, Richard Nixon ne parvient pas à convaincre le Congrès de soutenir son projet d’avion de transport supersonique. L’argumentaire préparé à cet effet par l’American Enterprise Institute ne fut transmis aux parlementaires que deux jours après le vote. Tirant les leçons de cet échec, deux responsables du Parti républicain décidèrent ce créer une nouvelle association qui puisse non seulement influencer les politiques sur le long terme, mais aussi être, dans l’action quotidienne, non pas une « boîte à idées » pour élaborer des programmes, mais une machine de guerre pour emporter des décisions dans le feu de l’action.
Paul Weyrich, un assistant parlementaire d’extrême droite [1], et Edwin J. Feulner Jr, le président du groupe d’études du Parti républicain à la Chambre des représentants, se mirent en quête de sponsors pour ce projet. Ils convainquirent d’abord le magnat des brasseries du Colorado, le baron Joseph Coors, de donner 250 000 $ pour démarrer. Ils utilisèrent une coquille vide pour disposer au plus vite d’une personnalité juridique et des exemptions fiscales. Lorsque les choses furent stabilisées, ils intitulèrent l’association Fondation Heritage et obtinrent l’aide du banquier Richard Mellon Scaife, qui versa 900 000 $ pour la première année.
Malgré cet afflux d’argent, les débuts de la Fondation furent laborieux. Les promoteurs avaient du mal à trouver le style qui les différencie et le mode d’action correspondant à leurs objectifs. Paul Weyrich, qui ne se satisfait pas d’un simple conservatisme, mais veut promouvoir une forme d’intégrisme religieux [2], se sépare de Feulner pour créer, toujours avec l’aide financière de Joseph Coors, la Free Congress Foundation. Les deux associations, qui se veulent complémentaires, collaborent régulièrement comme pour la publication d’un imposant programme libertarien en trois volumes, en 1988.
En 1977, à la demande de Richard Mellon Scaife, Feulner prend la présidence de l’association. Avec un extraordinaire talent, il réussit à réunir de très nombreux donateurs parmi les patrons de multinationales opposés à la politique de Carter. La Fondation Heritage devient un instrument central de la campagne de Ronald Reagan pour la Maison-Blanche. Et lorsqu’il gagne l’élection présidentielle, il choisit une dizaine de collaborateurs de la Fondation pour composer son équipe de transition.
La Fondation Heritage et l’administration Reagan évoluent en symbiose [3]. Sur chaque sujet, la Fondation est capable de faxer à 7000 parlementaires, assistants, conseillers ministériels et journalistes un argumentaire en moins de 24 heures. Il donne le point de vue conservateur, pointe les amendements à faire passer au Congrès, et fournit une rhétorique toute prête.
En retour, Edwin J. Feulner est nommé à la présidence de la Commission consultative sur la diplomatie publique, poste qu’il occupera sans interruption sous les deux mandats Reagan et la présidence Bush père.
La Fondation Heritage apporte son aide au père de la Bombe H, Edward Teller, pour constituer un groupe de pression ad hoc en faveur de la militarisation de l’espace. Toujours avec l’aide financière de Joseph Coors, Feulner créée High Frontier dont le général Daniel O’Graham prend la présidence. Personnalité éminente du complexe militaro-industriel, Graham a déjà participé à l’Équipe B (Team B) qui réévalua à la hausse la menace soviétique [4], il a présidé la Coalition pour la paix par la force (Coalition for Peace through Strength) qui luttait pour l’accroissement du budget militaire, et il a animé la section états-unienne de la Ligue anti-communiste mondiale (WACL) [5]. High Frontier va publier l’argumentaire de la « guerre des étoiles » et assurer la promotion de ce projet.
La Fondation Heritage intervient principalement sur les questions économiques. Elle popularise le « libéralisme », en réalité une doctrine de dérégulation économique bien éloignée du concept de liberté. Elle publie des versions de ses argumentaires adaptées au Royaume-Uni pour le compte du gouvernement de Margaret Thatcher. Edwin J. Feulner s’investit aussi dans la Société du Mont-Pèlerin qui diffuse la pensée libertarienne de Friedrich von Hayek [6]. Il sera élu à la présidence de ce groupe international de 1996 à 1998 [7].
Pour élargir son financement, la Fondation accepte une subvention de 2,2 millions de dollars de la Fondation coréenne, en réalité des services de renseignements sud-coréens (KCIA), sous le contrôle du révérend Sun Myung Moon.
La Fondation Heritage recrute pour diriger ses publications le journaliste racialiste Roger Pearson, militant de la Ligue anti-communiste mondiale et collaborateur du complexe militaro-industriel. Il démissionnera lorsque la presse révélera ses diverses activités.
La Fondation Heritage soutient la politique extérieure de Ronald Reagan. D’autre part, elle héberge dans ses locaux aussi bien le Comité pour un Afghanistan libre (Committee for a Free Afghanistan), qui soutient l’homme d’affaire anti-communiste Oussama Ben Laden, que la résistance nationale du Mozambique (Renamo). Les choses se passent d’autant plus facilement que William Casey, patron de la CIA, fut un des premiers adhérents de la Fondation.
De nombreuses autres personnalités se sont engagées dans la Fondation. Citons Elliott Abrams [8], Richard V. Allen (assistant du président Reagan pour les questions de sécurité nationale), Midge Decter (épouse de Norman Podhoretz de Commentary), Steve Forbes (Forbes Magazine), Jack Kemp, Lewis E. Lehrman (ancien directeur de Radio Free Europe), Edwin Messe III (Attorney general), Frank Shakespeare (ancien directeur de CBS et ambassadeur près le Saint-Siège), etc.
Le retour des reaganiens dans l’entourage de George W. Bush a donné une nouvelle jeunesse à la Fondation Heritage. Le secrétaire d’État Colin Powell, le vice-président Dick Cheney et le président Bush lui-même ont prononcé quelques uns de leurs discours les plus importants dans les soirées de la Fondation.
Avec 200 000 donateurs, la Fondation dispose désormais d’un patrimoine considérable auquel s’ajoute un budget de fonctionnement annuel pour ses recherches et publications d’environ 35 millions de dollars. Elle emploie une kyrielle de chercheurs et publie 365 jours par an des notes de synthèse à l’attention des parlementaires et du grand public. En 2003, ses experts ont participé à 1100 émissions de télévision, 1418 émissions de radio et ont publié 907 tribunes libres dans la presse écrite. Tandis que le site internet de l’association a reçu 3,6 millions de visites. Elle a aussi publié divers ouvrages, dont l’Index de l’économie libre, en collaboration avec le Wall Street Journal. Bien sûr cette activité débordante et sans équivalent dans le monde n’a aucun rapport avec de la recherche scientifique, mais ressort uniquement de la propagande et le revendique.
[1] Paul Weyrich était assistant parlementaire du sénateur républicain du Colorado Gordon Allott.
[2] Paul Weyrich est catholique de rite gréco-melkite.
[3] Voir « Ronald Reagan contre l’Empire du mal », Voltaire, 7 juin 2004.
[4] Voir « Les marionnettistes de Washington » par Thierry Meyssan, Voltaire, 13 novembre 2002.
[5] Voir « La Ligue anti-communiste mondiale : une internationale du crime » par Thierry Meyssan, Voltaire, 12 mai 2004.
[6] Voir « Friedrich von Hayek, pape de l’ultra-libéralisme » par Denis Bonneau, Voltaire, 4 mars 2004.
[7] Voir « Les présidents de la Société du Mont-Pèlerin », Bibliothèque électronique du Réseau Voltaire.
[8] « Elliott Abrams, le "gladiateur" converti à la "théopolitique" », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 14 février 2005.
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