Alain Minc : Une victoire de John Kerry ne changerait rien de fondamental, et même si je me réjouirais que l’Amérique redevienne plus agréable à vivre, les positions de George W. Bush ne sont que l’exacerbation d’une tendance lourde : la transformation des États-Unis en " pays-monde ". Les États-Unis sont de moins en moins un pays occidental et ils n’ont plus le même lien avec l’Europe, c’est un syncrétisme mondial. L’Europe est le congélateur des vieilles valeurs occidentales, tandis que les Etats-Unis sont le laboratoire bouillonnant de nouvelles valeurs, qui se révèlent, dans l’ensemble, réactionnaires.
Alexandre Adler : L’Europe et les Etats-Unis s’éloignent l’un de l’autre, mais en conservant, en réalité, les mêmes idéaux. Je ne vois pas l’Amérique devenir confucéenne, mais, bien davantage, les Sino-Américains se transformer en vecteurs d’une diffusion des valeurs américaines en Chine. En revanche, il existe une latinisation des États-Unis et cela va marquer une réunification de l’hémisphère occidental. Toutefois, contrairement à Alain Minc, je pense que même si les WASP deviennent minoritaires, ils ne cesseront pas d’imprimer leurs marques au paysage idéologique et culturel américain.
Alain Minc : Je pense en effet que l’Amérique est une et que, par conséquent, le lien spécial entre l’Espagne et les États-Unis ne cessera de se renforcer au détriment de la Grande-Bretagne. D’ici une vingtaine d’année, la " nouvelle Amérique" et l’ancienne Europe ne partageront, à vrai dire, plus que deux choses essentielles : le marché et le suffrage universel. Le marché sera le liquide amniotique de la planète entière ; quant au suffrage universel, il s’étend cahin-caha, sans rimer pour autant avec la démocratie traditionnelle. Nous verrons que l’Europe s’orientera de plus en plus vers la raison tandis que les États-Unis connaîtront une ferveur religieuse sans précédent. Cela dit, le constat de divergences croissantes sur le plan des valeurs et des représentations ne doit pas masquer le destin commun de nos pays en ce qui concerne les aspects monétaires et commerciaux. Nous nous retrouvons en fait du même côté de la barricade vis-à-vis des nouveaux joueurs, la Chine, le Brésil, l’Afrique du Sud ou l’Inde.
Alexandre Adler : Je pense pour ma part que ce sont les idées, et non les infrastructures, qui mènent le monde. En outre, même si la dérive des continents a lieu, nos sociétés ont un adversaire commun, l’intégrisme terroriste.
Alain Minc : Oui, mais cet ennemi n’est plus commun à la seule Europe et à la seule Amérique. Les jihadistes constatent, non sans dépit, que l’Occident, tel un édredon, amortit avec un maximum d’efficacité le choc terroriste et intègre les instruments de lutte contre le terrorisme dans le carcan de l’Etat de droit, sans jamais céder à la névrose collective. Je suis plus inquiet de la diffusion des idées névrotiques qui gangrènent les cerveaux occidentaux, comme les simplifications d’un José Bové.
Alexandre Adler : Dans les 30 prochaines années, nous aurons un conflit majeur avec le monde musulman mais l’Europe et les États-Unis s’y préparent de façons diamétralement opposées. C’est l’inverse des années 30 quand l’Europe voyait le danger des dictatures européennes et les États-Unis baignaient dans l’isolationnisme. Aujourd’hui, les Européens espèrent hélas encore acheter, par des concessions accommodantes, leur sécurité à un monde musulman entré durablement dans une effervescence intégriste. De ce point de vue-là, la suractivité américaine est préférable à l’inertie européenne.
Alain Minc : Je ne suis pas d’accord. Les États-Unis ne sont pas durablement interventionnistes et, lorsqu’ils font un "coup de main", c’est pour se replier ensuite rapidement. Les États-Unis n’ont pas l’intention de s’installer durablement en Irak mais ils ne savent pas comment se retirer. Le néoconservatisme n’est qu’une des variantes de l’isolationnisme classique. La preuve : les néoconservateurs ont imaginé que la démocratie s’implanterait d’elle-même, épargnant du même coup aux États-Unis l’épreuve de l’occupation.
Alexandre Adler : Je pense que les États-Unis seraient revenus à une posture isolationniste après la Guerre froide sans l’attaque de Ben Laden. Mais, saisie par la violence de l’attaque dont elle a été victime, l’Amérique continue donc en fait à penser en termes interventionnistes. Il faut en profiter pour mettre en place un système de sécurité globale. Il y va de notre intérêt d’Occidentaux. Après avoir coassé, avec Michael Moore ou Howard Dean, contre la moindre velléité d’engagement des États-Unis, nous risquerions sinon de découvrir qu’ils ne seront plus là pour aucune région du monde !
Alain Minc : John Kerry sait qu’on n’éradiquera pas ou qu’on ne viendra pas à bout du terrorisme et qu’il est plus raisonnable de s’efforcer de le ramener à un niveau d’intensité tolérable pour la vie de nos sociétés.
Alexandre Adler : Comme vous, je souhaite la victoire de Kerry. Si le candidat démocrate l’emporte, il me semble que l’on peut escompter de sa présidence un haut niveau de sincérité et de réflexion et qu’il peut acquérir une vraie stature rooseveltienne.
Alain Minc : La complexité de l’Europe est l’expression de sa modernité. Ma conviction est qu’en Europe, les ingrédients existent pour un nouveau "bond en avant". Mais ce sursaut suppose, en partie, une réorganisation interne de l’Union à 25. Celle-ci ne pourra intégrer la Turquie qu’à la condition de faire une Europe à dix ou douze - un "eurocoeur" où devraient se retrouver tous les pays qui ont pris part aux deux "coopérations renforcées" de Schengen et de l’euro. Il faudrait pour cela que l’Italie retrouve un gouvernement pro-européen et que la France accepte le fait qu’elle n’a plus de pouvoir européen mais qu’elle peut disposer d’une influence dans l’Union. Je pense que le Royaume-Uni deviendra de plus en plus européen.
Alexandre Adler : Le type de construction européenne que vous proposez est le bon sens même, mais nous passerons par des zones de turbulences. L’Angleterre se rapproche du continent et Londres est l’illustration de la dynamique intégratrice de l’Europe.
Alain Minc : Par de nombreux aspects, l’Europe est une immense Suisse, tentée par l’"être-hors-de-l’histoire". C’est pourquoi j’oppose le modèle canadien au modèle suisse. C’est d’ailleurs ma principale divergence avec Alexandre Adler. Pour lui l’Europe devrait ressembler à un Empire austro-hongrois moderne. A mes yeux, en revanche, l’Union, dans sa forme idéale, s’apparenterait davantage à un Canada européen. C’est aussi la raison pour laquelle je remets en question la chimère de l’exception culturelle française qui participe à la provincialisation du pays. Nous devons accepter que la culture suppose aussi l’émulation et la compétition.
Alexandre Adler : Je suis d’accord avec vous pour dénoncer les effets délétères de l’exception culturelle. Mais je ne vous suivrai pas systématiquement dans la condamnation a priori de l’idée de protectionnisme culturel.
Alain Minc : Nous allons voir apparaître de nouveaux acteurs économiques, comme la Chine, qui est en train de voir apparaître le capitalisme tel qu’il fut décrit par Marx, un capitalisme sans contre pouvoir : le marché ne peut être humanisé ou domestiqué que lorsque la démocratie préexiste à son émergence. La seule bonne nouvelle qui pourrait nous parvenir de Chine serait une fort improbable grève générale des salariés. Le régime chinois ne bridera pas l’ascension des grands monopoles qui, contrairement à ceux des États-Unis, ont une vocation impérialiste internationale.
Alexandre Adler : Les forces d’équilibre sont, il est vrai, en partie brouillées aujourd’hui par l’ampleur et la vitesse du rythme de croissance. Mais elles n’ont pas cessé d’exister. Hu Jintao n’a pas hésité, par exemple, à se réclamer d’un capitalisme plus social, et le consensus chinois continue à reposer sur un minimum de garanties pour les travailleurs. La Chine, tout de même, demeure plus ouverte à l’extérieur que le Japon. Avec un système juridique largement influencé par le modèle de Hongkong, donc par l’Angleterre, la Chine fait preuve d’une forte capacité d’absorption des cultures étrangères. La Chine peut avoir un modèle économique ouvert. Enfin, Pékin, confronté à la menace islamiste aux deux extrémités occidentale et orientale du territoire chinois, a tout de même finalement choisi d’aider l’Occident dans sa guerre antiterroriste. N’est-ce pas un début d’arrimage du modèle chinois aux valeurs occidentales ?
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.
« Les nouvelles cartes du monde », par Alexandre Adler et Alain Minc, Le Figaro, 2 novembre 2004. Ce texte est adapté d’une interview croisée des deux auteurs.
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