Avant même que ne soient connus les résultats définitifs de l’élection présidentielle dans l’Ohio, le candidat démocrate John Kerry a reconnu la victoire de son concurrent George W. Bush, malgré des allégations de fraude dans de nombreux comtés de nombreux Etats. L’indignation préside dans le camp des pro-Démocrates, qui se cherche une nouvelle raison d’être après la débâcle de son représentant qui n’a jamais représenté une alternative. L’intégrité du processus électoral états-unien et la survie de la démocratie outre-Atlantique ne sont pourtant pas mises en cause uniquement depuis le 2 novembre 2004. Nous avons mis en garde dans nos colonnes contre la dérive autoritaire, voire totalitaire, du « pays des libertés » depuis le 11 septembre 2001. L’opinion publique occidentale, et principalement européenne, saura-t-elle cette fois constater que la fracture est désormais consommée avec l’ancien allié de Washington, et qu’il est temps de nouer de nouvelles alliances diplomatiques face à la menace de l’Empire ?
L’élection présidentielle états-unienne aura été pour nous sans surprise. George W. Bush reste à la Maison-Blanche. Il ne pouvait pas en être autrement.
En 2000, nous avions dénoncé les fraudes massives qui permirent à M. Bush d’emporter la victoire sur son concurrent Al Gore. Ces manipulations à grande échelle ont depuis fait l’objet d’enquêtes approfondies, notamment celle du journaliste-vedette de la BBC, Greg Palast, dont l’ouvrage The Best Democracy Money Can Buy paraîtra prochainement en français sous le titre Démocratie Business. Rappelons le principe du scrutin. Les États-Unis ne sont pas une démocratie, mais un État fédéral. La souveraineté n’appartient pas au peuple, mais aux États fédérés. Chaque État dispose d’un nombre de grands électeurs proportionnel à sa population. Avec le temps, les habitants Noirs et les Indiens ont compté autant que les Blancs pour le calcul de ce ratio. Chaque État détermine, selon ses propres procédures, comment il désigne ses grands électeurs. Par le passé, certains en laissaient la discrétion au seul gouverneur. D’autres s’en remettaient au Congrès local. Avec le temps, tous les États fédérés ont décidé de recourir au suffrage universel. Depuis une quarantaine d’années, les femmes et les Noirs ont acquis le droit de vote. En 2000, certains gouverneurs, notamment Jeb Bush en Floride, ont truqué le scrutin dans leur État en déployant les moyens classiques : falsification des listes électorales, vols d’urnes, bourrages d’urnes. Lorsque Al Gore a porté plainte devant la Cour suprême des États-Unis, celle-ci s’est déclarée incompétente pour juger des pratiques internes d’un État fédéré. Au contraire, elle a considéré dans un arrêt mémorable que le principe de la consultation ayant été respecté, la volonté divine avait pu s’exprimer...
La presse européenne n’a pas saisi les enjeux de cette élection. Elle s’est gaussée d’un dépouillement manuel à rallonge, sans comprendre que ce qui se jouait, c’était la contradiction entre une Constitution archaïque et la volonté légitime d’un peuple de choisir ses dirigeants.
Mais, après cinquante ans de propagande de la Guerre froide, les Européens ont fini par croire que les États-Unis étaient une démocratie alors que les « Pères pèlerins » fuyaient la philosophie des Lumières plus que la persécution religieuse et que les auteurs de la Constitution, James Madison en tête, ont toujours exprimé leur haine de la démocratie.
Le décompte des voix, organisé par des médias et des associations après la proclamation des résultats officiels, a montré sans aucun doute possible que M. Gore avait obtenu le plus grand nombre de voix aussi bien en Floride qu’à l’échelle fédérale. Au regard des lois de la Floride, il aurait dû disposer des grands électeurs de cet État et donc être élu président des États-Unis. Il n’en a rien été et peu s’en sont émus.
George W. Bush a été investi sous les huées de la foule. La presse européenne a parlé de lui comme d’un « président mal élu », laissant accroire qu’il avait été porté au pouvoir par une minorité profitant de l’effet déformant d’un scrutin indirect, alors qu’il l’avait été par la fraude.
Par la suite, nous avons dénoncé l’exploitation par l’administration Bush des attentats du 11 septembre 2001 pour accréditer la thèse d’un complot islamique mondial et pour justifier à la fois d’une suspension des libertés individuelles aux États-Unis et d’une série d’agressions extérieures, contre la population afghane, puis contre l’Irak.
Nous avons été brocardés par nos confrères français lorsque nous avons annoncé le projet d’invasion de l’Irak. Nous avons été qualifiés de suppôts de Saddam Hussein lorsque nous avons affirmé que les rapports de l’ONU établissaient que l’Irak ne disposait plus depuis une décennie d’armes chimiques ou biologiques et n’avait jamais disposé d’armes nucléaires. Nous avons été stigmatisés comme anti-américains lorsque nous avons dénoncé la pratique de la torture à Bagram et à Guantanamo. Malheureusement, en chaque chose, la suite des événements nous a donné raison et ceux qui nous insultaient ont été contraints d’en convenir.
Aussi, face à l’élection présidentielle de 2004, nous avons posé comme postulat qu’une équipe parvenue au pouvoir par la fraude et ayant exercé ce pouvoir pour suspendre les libertés fondamentales n’accepterait pas de quitter ce pouvoir contre son gré. Dès lors, cette élection ne pouvait être qu’une farce de plus, une simple mise en scène destinée à légitimer un résultat connu d’avance. Nous avons expliqué dans ces colonnes, dès le mois de janvier, que le recours à des machines à voter pour 36 millions d’électeurs rendait impossible toute vérification du résultat. C’est pourquoi nous refusons d’entrer dans un débat qui n’a pas lieu d’être. Nous avons été sollicités par des confrères états-uniens pour publier des articles sur les fraudes de 2004. Mais, si de nombreux indices attestent de ces fraudes, il est impossible d’en évaluer l’ampleur et donc d’en conclure si elles ont modifié significativement le résultat. De même, il existe des présomptions de sincérité du scrutin dans de nombreux États, mais il est impossible aux autorités d’en faire la preuve. Le système a été conçu pour que la vérité ne puisse pas être connue et que, quoi que votent les électeurs, M. Bush soit élu.
Ceux qui dénoncent la fraude de 2004 ont un combat de retard. Le problème n’est pas un trucage momentané, mais la transformation profonde du système politique états-unien depuis quatre ans. Il est temps d’ouvrir les yeux sur la nature du régime Bush et de cesser de ne critiquer que les aspects dont on est soi-même victime. Il est indécent de se plaindre de s’être fait voler son bulletin de vote quant, au même moment, un millier de personnes sont détenues au secret dans le pays tandis qu’une armée suréquipée anéantit la population de Falloudja.
La campagne électorale la plus coûteuse de l’histoire humaine n’avait pas pour but de départager des candidats, mais uniquement de donner aux États-uniens et au monde l’illusion d’un processus démocratique. La presse occidentale s’est complue à imaginer une victoire de John Kerry qui eut rendu le monstre états-unien présentable. Cet événement n’a pas eu lieu et la réalité est toujours là : les Etats-Unis, notre allié pendant deux Guerres mondiales et la Guerre froide, incarnent aujourd’hui tout ce que nous avons combattu à leurs côtés dans le passé.
Effrayée par la vérité, la presse occidentale accepte tous les mensonges et relaye toutes les propagandes. Ainsi, les principaux quotidiens ont affirmé ces jours-ci que M. Bush avait enfin acquis la légitimité qui lui faisait défaut en 2000. Pour preuve : il aurait été « le président élu avec le plus grand nombre de voix » de l’histoire de son pays. C’est évidemment une présentation fallacieuse qui ne tient pas compte du développement démographique. Ramené en pourcentage, c’est l’inverse : malgré tous ses tripatouillages, M. Bush n’a obtenu que 51 %, le plus faible score depuis Woodrow Wilson, il y a près d’un siècle.
Nous avons montré dans ces colonnes que les élections locales qui se déroulaient également le 2 novembre ont été favorables aux républicains et, à l’intérieur de leur parti, aux extrémistes contre les modérés. Ainsi, un président illégitime peut-il s’appuyer maintenant sur un Congrès largement acquis à sa cause.
Le cauchemar auquel nous assistons a, en fait, commencé il y a quatre ans.
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