L’éventualité de l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne suscite un débat passionné. En faveur de l’entrée, on cite l’ancienneté des promesses faites, l’affront qu’une réponse négative représenterait pour le monde musulman, les progrès réalisés par la Turquie, le risque d’envenimer le choc des civilisations. Contre l’adhésion, le fait que les cinq sixièmes du territoire de la Turquie, et sa capitale, sont situés hors d’Europe, l’importance de sa population, les conséquences économiques et sociales de l’arrivée du pays le plus pauvre de l’Union, l’existence d’une vaste communauté turcophone hors du territoire turc, et l’étrangeté pour l’Europe de se réveiller avec une frontière commune avec la Syrie, l’Irak et l’Iran. Ces arguments divisent l’opinion et malgré l’avis favorable du président de la République, 64 % des Français sont opposés à l’adhésion turque. Dans ce débat passionné, la France doit participer à la clarification.
Examinons les arguments. Quand on parle des promesses anciennes, notons qu’elles ont été faites à une autre époque et qu’elles portaient surtout sur l’entrée de la Turquie dans une entité essentiellement économique. C’est chose faite depuis 1995 avec l’entrée de la Turquie dans l’union douanière. Quant au refus d’envisager l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne pour des motifs religieux, c’est une arrière-pensée que les partisans de l’adhésion turque prêtent à leurs adversaires, mais qui n’est pas vrai. L’Union européenne devra sans doute intégrer à terme des pays à majorité musulmane comme la Bosnie-Herzégovine. Notons que si la religion n’est pas une bonne raison de refuser l’adhésion turque, ce n’est pas une bonne raison pour l’accepter non plus. Dans cette affaire, chaque État dispose d’un droit de véto à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne.
La Turquie ne dispose que de 5 % de son territoire en Europe et 8 % de sa population. La langue turque ne fait pas partie des langues indo-européennes. Au cas où la Turquie adhèrerait, elle serait dans 20 ans, le pays le plus peuplé de l’Union européenne. Il faut ajouter que la population turque fait partie d’un ensemble turcophone plus vaste, auquel l’unissent des liens de solidarité, et qui s’étend en direction de l’Est vers les États de l’Asie centrale, tels que le Turkménistan. Par ailleurs, le niveau de vie de la Turquie est très différent de celui du reste de l’Union européenne et son économie reste, malgré les évolutions, largement agricoles.
La diminution du soutien de la population au projet européen s’explique largement par le manque de clarté du projet. Les Européens ont besoin de fortifier leur identité. Il ne pourra exister de « patriotisme européen » qu’à partir du moment où les citoyens européens prendront conscience d’appartenir à un même ensemble. La Convention européenne a cherché à mieux définir les fondements de cet ensemble : les apports culturels de la Grèce et de la Rome antiques, l’héritage religieux qui a imprégné la vie de l’Europe, l’élan créateur de la Renaissance, la philosophie du siècle des Lumières, les apports de la pensée rationnelle et scientifique. Aucun de ces éléments n’a été partagé par la Turquie. Le fait de le constater n’implique pas de jugement péjoratif ! La Turquie a sa propre culture. L’adhésion de la Turquie, quelle qu’en soit la date, changerait la nature du projet européen. Elle ne resterait pas isolée et entraînerait un processus d’élargissement permanent.
L’arrivée de la Turquie entraînerait un re-calcul du nombre des eurodéputés au détriment des autres pays. Avec le principe de la double majorité, la Turquie deviendrait un pays central du Conseil européen. Pour éviter de se trouver dans la situation où le dernier État arrivé dans l’Union, et le plus inexpérimenté, en deviendrait le premier décideur, il serait nécessaire de réécrire la Constitution et d’instaurer un plafond pour la prise en compte des populations des États membres. Ce qui serait très compliqué à faire accepter.
Il ne faut pas voir dans ma position du mépris ou du rejet vis-à-vis de la Turquie, mais la Turquie est un grand pays et son adhésion déséquilibrerait les institutions européennes. Toutes les Constitutions sont des montages minutieux, résultats de compromis imposés par les nécessités du moment. C’est un fait : la Constitution européenne soumise aujourd’hui à la ratification n’a pas été conçue pour accueillir une puissance de la taille de la Turquie. Je regrette les simplifications dans lesquels nos dirigeants se sont laissés enfermés dans ce débat. D’autres savent mieux gérer ces problèmes : les États-Unis, le Canada et le Mexique ont entre eux autant, voire davantage, de similitudes que celles qui existent entre l’Europe et la Turquie. Personne n’a l’idée de les fusionner. Une adhésion turque empêcherait de fixer des limites à l’Union et elle se diluerait. Mieux vaut organiser une coopération avec la Turquie. Ce n’est pas un simple hasard qui a conduit la Convention européenne à proposer dans la Constitution l’insertion de l’article 57, qui prévoit la possibilité pour l’UE de négocier des accords de partenariat privilégiés avec ses voisins.
Le Figaro (France)
Diffusion 350 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse (anciennement créée par Robert Hersant, aujourd’hui détenue par l’avionneur Serge Dassault). Le quotidien de référence de la droite française.
« Turquie : pour le retour à la raison », par Valéry Giscard d’Estaing, Le Figaro, 25 novembre 2004.
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