Après la chute du mur de Berlin, nous avons connu, je le maintiens, la fin des idéologies. Et je crois que l’État, même s’il n’est pas, ou pas encore, une réalité partout, s’impose depuis comme la forme même de la vie politique. Les pays en voie de développement découvrent que partout l’État est indispensable à la modernisation et que les problèmes surviennent quand il est défaillant. Dans le monde développé, le statut étatique est une donnée.
Les Américains ont une tradition antiétatique, même si elle est essentiellement rhétorique et ne doit pas être exagérée. Cela est un problème dans leur reconstruction de l’Irak. Contrairement à la France et à la Grande Bretagne, ils n’ont pas une grande expérience de la construction d’État, une pratique dont l’Inde reste un modèle. Si les Américains se sont montrés plus confiants dans l’universalisme démocratique, c’est que sans doute, dès le début, ce principe animait leur idée de la république. L’une de mes critiques à l’égard des néo-conservateurs est qu’ils ont considérablement surestimé la capacité américaine à promouvoir la démocratie. Je crois à son expansion à long terme, mais je ne crois pas qu’on peut changer le monde par la seule force. L’usage de la puissance américaine sans discernement a en outre provoqué un grand ressentiment contre l’administration Bush.
Les néo-conservateurs ont cru que la chute de Saddam Hussein en Irak ressemblerait à celle de Ceaucescu en Roumanie, ils n’ont pas compris la place du parti Ba’as dans le pays. En fait, nous n’avons pas tiré les bonnes leçons de l’Europe de l’Est. Le totalitarisme, c’est aussi des structures, il ne suffit pas d’éradiquer l’idéologie pour obtenir une transition pacifique. Ils n’ont pas vu en outre que si la construction d’un État était déjà une tâche ardue, la construction d’une nation ne pouvait pas venir de l’extérieur. En Irak, la grande faute de l’administration Bush est précisément d’avoir présumé qu’il y aurait continuité de l’État après l’invasion. Du coup, on n’a pas anticipé les destructions, les pillages, le chaos. Tout le monde reconnaît aujourd’hui que c’était une erreur, tout comme la décision de L. Paul Bremer de dissoudre l’armée, ce noyau essentiel des structures étatiques. En ignorant ce problème, les Américains se sont créé des difficultés extraordinaires. Dans les années 60, mon vieux professeur Samuel Huntington expliquait qu’il était nécessaire de créer une bureaucratie avant de se poser la question de la démocratie. En fait, dans le monde d’aujourd’hui, les deux sont beaucoup plus liés qu’il ne le pensait. Paul Bremer a cru pouvoir construire l’État irakien sans élection, mais il a dû céder devant les demandes des chiites car cette construction n’aurait eu aucune légitimité sans élection.
J’étais plus proche des positions de Colin Powell que de celles de Donald Rumsfeld, mais je ne suis pas un ami de Powell. Je suis plus proche de Paul Wolfowitz et de Condoleezza Rice. Powell a fait un travail déplorable au département d’État et il aurait dû davantage expliquer que la Guerre en Irak mettait fin à la série des interventions militaires. Les faucons aimeraient bien contribuer à la chute du régime iranien, mais pas par la guerre : par la propagande ou par tout autre moyen qui stimulerait une révolution démocratique. Je peux toujours être démenti par les faits, mais selon moi, personne, à Washington, ne songe sérieusement à attaquer et envahir l’Iran.
Le Figaro Magazine (France)
Supplément dominical du Figaro, diffusé beaucoup plus largement que le quotidien à 500 000 exemplaires. Propriété de la Socpresse de l’avionneur Serge Dassault.
« L’État est une drogue dure. Même aux Etats-Unis », par Francis Fukuyama, Le Figaro Magazine, 5 mars 2005. Ce texte est adapté d’une interview.
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