J’espère bien m’exprimer à la télévision demain ou après-demain, je n’en avais pas la possibilité avant, c’est pour cela que j’ai utilisé Internet. Je qualifie ce qui s’est passé de prise de pouvoir anticonstitutionnelle au moyen d’émeutes urbaines et de prise par la force du siège du gouvernement. Nous savions qu’un rassemblement général de l’opposition allait avoir lieu le 24 mars avec parmi eux des radicaux. Nous avons négocié, nous ne voulions pas d’excès et dès le début j’ai insisté sur le fait que le pouvoir n’emploierait pas la force.
Avant même le début du meeting, l’opposition a ordonné l’assaut du bâtiment. Une dizaine de milliers de personnes, avec parmi elles quelques milliers de combattants venus d’autres régions de Kirghizie ainsi que des criminels libérés de prison. Des millions de téléspectateurs ont pu constater que beaucoup d’entre eux avant des bouteilles de vodka à la main, certains étaient sous l’emprise de narcotiques. Les membres de la garde nationale qui protégeaient le bâtiment n’ont pas fait usage de leurs armes mais ils ont été tabassés, c’était des gens qui faisaient leur devoir ! Je pensais et je continue à penser que la conservation d’un pouvoir à titre personnel ne vaut pas une goutte de sang.
J’ai été évacué du bâtiment en urgence, une demi-heure avant l’assaut. Dans les jours qui ont précédé, les services spéciaux m’avaient averti que les leaders de l’opposition radicale voulaient m’écarter physiquement du pouvoir, ils ont agressé plusieurs de mes collaborateurs. Des gens neutres en contact avec l’opposition m’ont dit : " vous devez quitter le pays, si vous tombez entre leurs mains, vous n’en sortirez pas vivant ". Ma garde est restée fidèle jusqu’au bout, elle était prête à me défendre, ça aurait été l’escalade du conflit, la guerre civile et peut-être une extension régionale du conflit. Il s’agissait donc de protéger ma vie mais aussi d’éviter un bain de sang. C’est pour cela que j’ai quitté le pays et que je me trouve actuellement dans les environs de Moscou.
Je me suis efforcé pendant 14 ans de garder le pays sur le chemin de la démocratie et je pense que cette démocratie est aujourd’hui en danger. La seule solution c’est le retour du droit constitutionnel. J’ai toujours respecté l’opposition et je suis prêt à dialoguer avec le nouveau parlement s’il garantit ma sécurité, pour que la vie au Kirghizistan reprenne un cours constitutionnel et que le nouveau président soit élu sur ces bases. Je continue à penser qu’une démocratie durable est possible en Asie centrale, mais que ce qui s’est passé est le résultat du processus de démocratisation forcée mis en place par quelques organisations internationales. Notre opposition est antidémocratique, dès le début elle voulait prendre le pouvoir illégalement.
Je pense avoir fait tout ce que j’ai pu pour le développement du pays et l’Histoire remettra les choses à leur place. Il y a eu des erreurs, comme celle de ne pas renforcer les forces de sécurité, les évènements récents en sont une preuve. Je me sens responsable face au peuple pour ce chaos. J’ai refusé l’aide de l’ODKB [1], car il s’agissait d’une affaire intérieure. J’ai souvent connu la trahison pendant mes années de présidence, j’ai mal pour le pays et pour le peuple qui doit vivre ce cauchemar.

Source
Rossiskaïa Gazeta (Fédération de Russie)
Rossiskaïa Gazeta est le journal gouvernemental de la Douma d’État russe. C’est un quotidien.

« Мой последний приказ - не стрелять ! », par Askar Akaïev, Rossiskaïa Gazeta, 30 mars 2005. Ce texte est adapté d’une interview.

[1Organisation du traité de défense collective, regroupant la Russie, la Biélorussie, l’Arménie, le Kirghizistan, le Tadjikistan, et le Kazakhstan