Formidables vecteurs de diffusion des idées, mais aussi redoutables moyens de manipulation des masses pour atteindre des objectifs de politique intérieure et extérieure, les médias ont toujours été une arme à double tranchant. Avec l’arrivée des nouvelles technologies qui permettent, outre la mobilisation de l’opinion à plus grande échelle, l’intrusion des pouvoirs économique et politique dans la vie privée, les visées géostratégiques ont trouvé un nouveau vecteur leur permettant plus que jamais d’avancer masquées. Revenant sur quelques cas médiatiques illustrant bien le phénomène, Domenico Losurdo conclut son étude par une note d’espoir : les mouvements de résistance à l’Empire s’approprient de mieux en mieux les nouvelles technologies de communication.
Google défie le gouvernement de la République populaire de Chine : la grande presse d’ « information » applaudit à tout rompre la rigueur morale et le courage d’une multinationale prête à payer le prix fort en termes économiques afin de ne pas se soumettre aux impositions de la censure et réaffirmer le droit humain à la libre information. En vérité, fût-ce de façon très minoritaire, quelque voix se fait aussi entendre pour appeler à une plus grande prudence : n’y a-t-il que de nobles motivations comme explications du coup de Google ou bien des considérations d’une autre nature sont-elles aussi à l’œuvre ? Le grand geste pourrait n’être que le coup de théâtre d’une accorte campagne de public relations : tourner le dos avec éclat à un marché certes assez prometteur mais pour lequel la concurrence locale est aguerrie et conquérante, peut en fin de comptes profiter à l’image et aux profits de la multinationale états-unienne, en lui ouvrant la voie pour une expansion dans d’autres pays et au niveau mondial… Et, donc, dans le scénario traité en Italie par les organes de presse les plus « anticonformistes », le calcul utilitaire émerge ainsi à côté des droits de l’homme. La géopolitique, par contre, continue à être absente, laquelle pourtant, pour un observateur plus attentif, s’avère être l’authentique protagoniste.
Pour en rendre compte, faisons un saut en arrière d’environ soixante ans, en nous concentrant sur une affaire, ici reconstruite à partir d’un récent article d’Alessandra Farkas sur le Corriere della Sera.
« Un mystérieux vent de folie collective »
Le 16 août 1951, des phénomènes étranges et inquiétants vinrent troubler Pont-Saint-Esprit, « un village tranquille et pittoresque » situé « dans le Sud-est de la France ». Oui, « le pays fut secoué par un mystérieux vent de folie collective. Cinq personnes au moins moururent, des dizaines finirent à l’asile, des centaines donnèrent des signes de délire et d’hallucinations […] Beaucoup finirent à l’hôpital avec la camisole de force ». Le mystère, qui a longtemps entouré cet éclat de « folie collective », est maintenant dissipé : il s’agît d’une « expérimentation menée par la CIA, avec la Special Operation Division (SOD), l’unité secrète de l’Armée USA de Fort Detrick au Maryland » ; les agents de la Cia « contaminèrent au LSD les baguettes vendues dans les boulangeries du pays », causant les résultats que nous avons vus ci-dessus. Nous sommes aux débuts de la Guerre froide : bien sûr les Etats-Unis étaient des alliés de la France, mais c’est justement pour ça que celle-ci se prêtait aux expérimentations de guerre psychologique qui avaient certes comme objectif le « camp socialiste » (et la révolution anticoloniale) mais pouvaient difficilement être effectuées dans les pays situés au-delà du rideau de fer [1].
Posons-nous alors cette question : l’excitation des masses ne peut-elle être produite que par voie pharmacologique ? Les événements qui, sur la fin de la Guerre froide, balaient le « camp socialiste », par ailleurs largement discrédité et affaibli, laissent pensifs. Le 17 novembre 1989, la « révolution de velours » triomphait à Prague, avec un mot d’ordre qui se voulait gandhien : « Amour et Vérité ». En réalité -confesse de nos jours l’International Herald Tribune - un rôle décisif fut joué par la diffusion de la fausse nouvelle selon laquelle un étudiant avait été « brutalement tué » par la police. Si dans le cas de la Tchécoslovaquie se révélèrent suffisantes deux « petites » manipulations (d’un côté la transfiguration des leaders de la révolte en dévots gandhiens du culte de la vérité et de la non-violence, de l’autre la production savante et la diffusion de « nouvelles » destinées à susciter l’indignation de masse), plus compliquée fut la promotion quelques semaines plus tard, de la révolte qui renversait en Roumanie la dictature de Ceausescu. La mise en scène, dans ses lignes générales, ne change pas : il s’agissait toujours de discréditer et même de diaboliser le pouvoir à renverser, pour en faire une cible facile d’indignation de masse alimentée savamment et sans l’ombre d’un scrupule. Oui, mais comment atteindre cet objectif dans la situation concrète de la Roumanie de la fin de 1989 ? A partir d’un certain moment, les médias occidentaux commencèrent à diffuser massivement dans la population roumaine, et même à bombarder sur elle, les informations et les images du « génocide » perpétré à Timisoara par la police de Ceausescu. Qu’était-il arrivé en réalité ? Laissons la parole à un prestigieux philosophe (Giorgio Agamben), qui ne fait pas toujours preuve de vigilance critique à l’égard de l’idéologie dominante mais qui a synthétisé ici de façon magistrale l’affaire dont nous traitons :
« Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des cadavres à peine enterrés ou alignés sur les tables des morgues ont été déterrés en hâte et torturés pour simuler devant les caméras le génocide qui devait légitimer le nouveau régime. Ce que le monde entier avait sous les yeux en direct comme vérité sur les écrans de télévision, était l’absolue non-vérité ; et bien que la falsification fût parfois évidente, elle était de toutes façons authentifiée comme vraie par le système mondial des médias, pour qu’il fût clair que le vrai n’était désormais qu’un moment du mouvement nécessaire du faux ».
La fin de la Guerre froide n’était pas la fin du Grand jeu. Pour les Usa, liquider le « camp socialiste » et démembrer l’Union soviétique ne suffisait pas ; il fallait aussi promouvoir et imposer en Europe orientale l’ascension au pouvoir de leaders totalement liés à Washington. En Georgie, à un certain moment même Edouard Chevardnadze (jusque là estimé et apprécié en Occident pour le rôle « démocratique » qu’il avait joué aux côtés de Gorbatchev dans la dissolution du « camp socialiste » et, plus tard, allant même au-delà de Gorbatchev lui-même, dans la dissolution de l’Union soviétique) devenait un leader indésirable et à remplacer.
C’est la tâche qui fut confiée à la fameuse « révolution des roses » [2]. Je me centre sur quelques uns de ses moments-clé, en me servant de la reconstruction parue sur une revue française réputée de géopolitique. Des télévisions géorgiennes aux mains de l’opposition et des médias occidentaux s’emploient à une campagne conjointe et incessante :
« La corruption du régime est montrée sous tous ses aspects. En n’hésitant pas à mentir au besoin. Mi-novembre, des magazines allemands affirment que des proches de M. Chevardnadze ont acheté pour lui une luxueuse villa dans la ville thermale de Baden-Baden, dan le sud de l’Allemagne. Bild affirme que la résidence est estimée à 11million d’euros. L’information n’est pas confirmée. Qu’importe […] Une de nos sources nous apprendra plus tard que la photo exhibée a été prise au hasard sur Internet »
Après la proclamation des résultats électoraux qui signent la victoire de Chevardnadze et qui sont taxés de frauduleux par l’opposition, celle-ci décide d’organiser une marche sur Tbilissi, qui devrait sceller « l’arrivée symbolique, et pacifique même, dans la capitale, de tout le pays en colère ». Bien que convoquées de tous les coins du pays à grands renforts de moyens propagandistes et financiers, ce jour-là affluent pour la marche entre 5 000 et 10 000 personnes : « ce n’est rien pour la Géorgie » ! Et pourtant grâce à une mise en scène sophistiquée et de grande professionnalité, la chaîne de télé la plus diffusée du pays arrive à communiquer un message totalement différent : « L’image est là, puissante, celle d’un peuple entier qui suit son futur président ». Désormais les autorités politiques sont délégitimées, le pays est désorienté et abasourdi et l’opposition plus arrogante et agressive que jamais, d’autant plus que les médias internationaux et les chancelleries étrangères l’encouragent et la protègent. Le coup d’Etat est mûr, il va porter au pouvoir Mikhaïl Saakashvili, qui a fait ses études aux USA, parle un anglais parfait et est en mesure de comprendre rapidement les ordres de ses supérieurs.
Les « guerres sur Internet »
Nous avons vu jusqu’ici la transformation de l’ « absolue non-vérité » en « vérité vraie » et incontestable, passer en premier lieu à travers les « écrans de télévision » tandis que le rôle d’Internet était secondaire et négligeable. Mais il est intéressant de noter que dès la fin des années 90, sur l’International Herald Tribune un journaliste (Bob Schmitt) observait : « Les nouvelles technologies ont changé la politique internationale ». Ceux qui étaient en mesure de les contrôler voyaient augmenter démesurément leur pouvoir et leur capacité à déstabiliser des pays plus faibles et technologiquement moins avancés.
En effet, avec l’avènement et la généralisation d’Internet, Facebook, Twitter, une nouvelle arme a émergé, susceptible de modifier profondément les rapports de force sur le plan international. Ceci n’est plus un secret pour personne. De nos jours, aux USA, un roi de la satire télévisée comme Jon Stewart proclame : « Mais pourquoi envoyons-nous des armées s’il est aussi facile d’abattre les dictatures via Internet que d’acheter une paire de chaussures ? » La signification militaire des nouvelles technologies est ici explicitement soulignée et revendiquée : le droit de Washington à juger et condamner souverainement restant inchangé, il est maintenant possible d’avoir recours à des armes nouvelles et plus sophistiquées pour punir les coupables et les rebelles.
Mais Internet n’est-il pas l’expression même de la liberté d’expression ? Ceux qui argumentent ainsi ne sont que les plus démunis (et les moins scrupuleux). En réalité – reconnaît Douglas Paal, ex collaborateur de Reagan et de Bush senior - Internet est actuellement « gérée par une ONG qui est de fait une émanation du Département du Commerce des USA ». S’agit-il seulement de commerce ? L’hebdomadaire allemand Die Zeit demande des éclaircissements à James Bamford, un des plus grands experts en matière de services secrets états-uniens : « Les Chinois craignent aussi que des firmes américaines comme Google soient en dernière analyse des outils des services secrets américains sur le territoire chinois. Est-ce une attitude paranoïde ? » « Pas du tout » est la réponse immédiate. Au contraire -ajoute l’expert - même des « organisations et institutions étrangères sont infiltrées » par les services secrets états-uniens, lesquels sont de toutes façons en mesure d’intercepter les communications téléphoniques dans tous les coins de la planète et doivent être considérées comme « les plus grands hackers du monde ».
Désormais -affirment encore sur Die Zeit deux journalistes allemands - il n’y a aucun doute :
« Les grands groupes Internet sont devenus un outil de la géopolitique Usa. Avant, on avait besoin de laborieuses opérations secrètes pour appuyer des mouvements politiques dans des pays lointains. Aujourd’hui il suffit souvent d’un peu de technique de la communication opérée à partir de l’Occident […] Le service secret technologique des USA, la National Security Agency, est en train de monter une organisation complètement nouvelle pour les guerres sur Internet ».
A la lumière de tout cela, il convient de relire certains événements récents d’explication non aisée. En juillet 2009 des incidents sanglants sont survenus à Urumqi et dans le Xinjiang, la région de Chine habitée surtout par des Ouigours. Sont-ce la discrimination et l’oppression aux dépens de minorités ethniques et religieuses qui l’expliquent ? Une approche de ce type ne semble pas très plausible, à en juger du moins par ce que réfère de Pékin le correspondant de La Stampa (Francesco Sisci) :
« De nombreux Hans d’Urumqi se plaignent des privilèges dont jouissent les Ouigours. Ceux-ci, de fait, en tant que minorité nationale musulmane, ont à niveau égal des conditions de travail et de vie bien meilleures que leurs collègues Hans. Un Ouigour, à son bureau, a l’autorisation de suspendre son travail plusieurs fois pas jour pour accomplir les cinq prières musulmanes traditionnelles de la journée […] En outre ils peuvent ne pas travailler le vendredi, jour férié musulman. En théorie ils devraient récupérer le dimanche. Mais le dimanche les bureaux sont en fait déserts […) Un autre point douloureux pour les Hans, soumis à la dure politique d’unification familiale qui impose encore l’enfant unique, est le fait que les Ouigours peuvent avoir deux ou trois enfants. En tant que musulmans, ensuite, ils ont des remboursements en plus de leur salaire étant donné que, ne pouvant pas manger de porc, ils doivent se rabattre sur l’agneau qui est plus cher ».
Cela n’a aucun sens alors, comme le fait la propagande occidentale, d’accuser le gouvernement de Pékin de vouloir effacer l’identité nationale et religieuse des Ouigours. Alors ?
Réfléchissons sur la dynamique des incidents. Dans une ville côtière de Chine où, malgré les différentes traditions culturelles et religieuses préexistantes, des Hans et des Ouigours travaillent côte à côte, se répand tout d’un coup la rumeur selon laquelle une jeune fille han a été violée par des ouvriers ouigours ; il en résulte des incidents au cours desquels deux Ouigours perdent la vie. La rumeur qui a provoqué cette tragédie est fausse mais voici que se répand alors une deuxième rumeur plus forte encore et encore plus funeste : Internet diffuse dans son réseau la nouvelle selon laquelle dans la ville côtière de Chine des centaines de Ouigours auraient perdu la vie, massacrés par les Hans dans l’indifférence et même sous le regard complaisant de la police. Résultat : des tumultes ethniques dans le Xinjiang, qui provoquent la mort de presque 200 personnes, cette fois presque toutes hans.
Eh bien, sommes-nous en présence d’une intrication malheureuse et fortuite de circonstances ou bien la diffusion de rumeurs fausses et tendancieuses visait-elle le résultat qui s’est ensuite effectivement constaté ? Revient alors en mémoire l’ « expérimentation conduite par la Cia » pendant l’été 1951, qui produisit « un mystérieux vent de folie collective » dans « le village pittoresque et tranquille » de Pont-Saint-Esprit. Et de nouveau nous voici obligés de nous poser la question initiale : la « folie collective » peut-elle être produite seulement par voie pharmacologique ou bien peut-elle être aussi aujourd’hui le résultat du recours aux « nouvelles technologies » de la communication de masse ?
Qui sont les « cyberidiots » ?
Une chose est certaine : ceux qui sont les cibles des « guerres sur Internet » ne restent pas les bras ballants : comme dans toute guerre les faibles cherchent à combler leur désavantage en apprenant des plus forts. Et voici que ces derniers crient au scandale : « Au Liban » -lit-on sur le Corriere della Sera du 20 mars- « ceux qui maîtrisent le plus news media et réseaux sociaux ne sont pas les forces politiques pro-occidentales qui appuient le gouvernement de Saad Hariri, mais les ‘Hezbollah’ ». Cette observation laisse poindre un soupir : ah comme ce serait beau si, comme il en a été pour la bombe atomique et pour les armes (proprement dites) les plus sophistiquées, pour les « nouvelles technologies » et les nouvelles armes d’information et de désinformation de masse aussi, ceux qui détiennent le monopole étaient les pays qui infligent un interminable martyre au peuple palestinien et qui voudraient continuer à exercer au Moyen-Orient une dictature terroriste ! Le fait est -se lamente Moises Naïm, directeur du « Foreign Policy »- que les Usa, Israël et l’Occident n’ont plus affaire aux « cyberidiots d’autrefois ». Ceux-ci « contrattaquent avec les mêmes armes, font de la contre-information, empoisonnent les puits » : une véritable tragédie du point de vue des champions de la « liberté d’information » et du « pluralisme ».
Malheureusement, les stratèges et les idéologues du Pentagone et du Département d’Etat peuvent trouver de nos jours encore quelque solide motif de consolation : bien loin d’être dispersés, les cyberidiots se montrent plus vivants que jamais à « gauche » : ils sont engagés à présenter les manœuvres troubles de Google comme le défi lancé par le David de la liberté et de la vérité contre le Goliath de l’autocratie et de la censure !
Textes cités :
Thomas FISCHERMANN, entretien avec James BAMFORD, « Passen Sie auf, was Sie tippen », in Die Zeit du 18 février 2010, pp. 20-21.
Alessandra FARKAS, « La Cia drogò il pane dei francesi ». Svelato il mistero delle baguette che fecero ammattire un paese nel ‘51, (« La Cia a drogué le pain des français ». Le mystère des baguettes qui rendirent un village fou en 1951), in Corriere della Sera du 13 mars 2010, p. 25.
Thomas FISCHERMANN, Götz HAMANN, Angriff aus dem Cyberspace, in Die Zeit du 18 février 2010, pp. 19-21.
Massimo GAGGI, Un’illusione la democrazia via web. Estremisti e despoti sfruttano Internet (Une illusion la démocratie via Internet. Extrémistes et despotes exploitent Internet), in Corriere della Sera du 20 mars 2010, p. 21.
Domenico LOSURDO, La non-violenza. Una storia fuori dal mito, Roma-Bari, Laterza, 2010, cap. IX (pour la Tchécoslovaquie, la Roumanie et pour le cadre général).
Maurizio MOLINARI, entretien avec Douglas PAAL, « Questo è l’inizio di uno scontro tra due civiltà » (« Ceci est un choc entre deux civilisations »), in La Stampa du 23 janvier 2010, p. 7.
Bob SCHMITT, The Internet and International Politics, in The International Herald Tribune du 2 avril 1997, p. 7.
Francesco SISCI, Perché uno han non sposerà mai una uigura (Pourquoi un Han n’épousera jamais une Ouigour), in La Stampa du 8 juillet 2009, p. 17.
Article rédigé en mars 2010 et publié sur la revue Belfagor. Rassegna di varia umanità, dirigée par Carlo Ferdinando Russo, le 31 juillet 2010, p. 489-494. Rome.
[1] Sur ce thème, voir l’article « Quand la CIA menait des expériences sur des cobayes français », par par Hank P. Albarelli Jr., Voltairenet, 16 mars 2010
[2] Voir l’article « Les dessous du coup d’État en Géorgie », par Paul Labarique, Voltairenet, 7 janvier 2004.
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