La présence militaire syrienne au Liban, qui a mis fin à la guerre civile, ne répondait pas seulement à une situation ponctuelle. Elle était une solution découlant du statut d’État tampon dévolu depuis des siècles au pays du cèdre. Dès lors, explique l’ancien ministre libanais Georges Corm, pour trouver leur indépendance, les Libanais ne doivent pas se retourner contre les Syriens, mais s’émanciper du statut d’État tampon et remettre en cause les structures sociales communautaires qui le caractérisent.
Dans le fracas des slogans et contre-slogans, l’anxiété ou l’espoir à leur paroxysme, les Libanais peuvent-ils un moment prendre le temps de réfléchir sur les leçons de l’histoire de leur pays depuis 1832 ? Cette date est celle de l’entrée des troupes égyptiennes d’Ibrahim Pacha au Liban, accueillies avec enthousiasme par les Libanais, en particulier les communautés chrétiennes, pour être vilipendées moins de dix ans plus tard, lorsque la Grande-Bretagne décide, contre les intérêts français auxquels s’était allié l’émir Bachir Chéhab, qu’il était temps de réduire la puissance de Mohammed Ali et de le confiner à l’Égypte. Peu de Libanais savent que leur capitale fut furieusement bombardée par la flotte anglaise en 1840, faisant un grand nombre de victimes, pour accélérer le départ des troupes égyptiennes.
Dans l’histoire contemporaine du Liban, on pourrait multiplier les exemples de certaines factions libanaises appelant l’arrivée de troupes étrangères ou demandant ensuite leur départ, quitte à réclamer d’autres armées étrangères pour faire sortir celles qu’ils avaient appelées précédemment. Ce raccourci de l’histoire du Liban n’est malheureusement pas une caricature de mauvais goût, mais le résultat objectif du statut d’État tampon dans lequel est emprisonné le Liban depuis 1840. Le régime du double kaïmakamat (1842-1860), celui de la Moutessarifia (1861-1914) ou celui du mandat français (1919-1943), enfin le régime issu des Accords de Taëf tels qu’ils ont été appliqués.
L’État tampon est, en général, situé au centre d’une zone de confrontations stratégiques entre puissances régionales ou internationales. Il se caractérise par l’existence d’un pouvoir « mou » ou instable et souvent une fragmentation sociale qu’il ne parvient pas à réduire. La nature molle de l’État tampon attire les puissances qui en font un lieu d’affrontement commode où chacune tente de marquer des points et d’affirmer sa puissance au détriment des autres. Beaucoup d’États balkaniques ont été créés au XIXè siècle comme États tampons sur le territoire desquels se sont affrontés la Russie, l’Autriche-Hongrie, l’Empire ottoman, la France et l’Angleterre. Le Cambodge et le Laos sont devenus des États tampons au XXè siècle dans le cadre de la Guerre froide en Extrême-Orient. Entre les deux guerres mondiales, l’Autriche et la Tchécoslovaquie étaient devenus des États tampons.
Pour ce qui est du Liban, le statut d’État tampon s’est mis en place à la faveur de la désintégration de la féodalité tributaire transcommunautaire qui gérait la Montagne depuis les invasions mameloukes. Cette désintégration a favorisé l’émergence des communautés religieuses comme organes politiques sur lesquels ont été bâtis les différents régimes constitutionnels depuis 1842. Chaque communauté est alors devenue officiellement une cliente d’une puissance régionale ou internationale et a été enserrée dans un filet dense de relations culturelles, politiques et religieuses avec cette puissance.
Quelles qu’aient été les circonstances changeantes de la région, le système communautaire installé depuis 1842 s’est perpétué sous différentes formes ; il a produit des « nationalismes » libanais tout à fait différents, voir même incompatibles, inspirés par les idéologies nationales des puissances régionales ou internationales. Le Pacte national de 1943 a tenté de concilier ces idéologies en préconisant la neutralité géopolitique (ni Orient, ni Occident). Pour tenter d’échapper à la logique de l’État tampon, les meilleurs de nos penseurs politiques ont inventé au Liban une fonction noble de médiateur, de trait d’union, de pont, entre l’Occident et l’Orient, entre le christianisme et l’islam. Ils n’ont pas réalisé, cependant, que pour être un médiateur respecté ou un point de rencontre et de conciliation entre forces opposées, il faut une architecture particulièrement solide qui supporte la masse des conflits géopolitiques majeurs, sans être entraînée par eux.
Le système communautaire a aussi produit dans notre « élite » gouvernante une culture politique dominante que j’ai appelé « la culture des consuls », principalement constituée par le bavardage et l’intoxication des diplomates étrangers en poste à Beyrouth. Pour qui est familier des archives diplomatiques européennes sur le Liban, ce qui se passe au Liban aujourd’hui n’est pas très différent dans son essence, sinon dans sa forme, de ce qui s’est passé lors des crises du XIXè siècle. Les ambassadeurs des grandes puissances occidentales sont toujours au centre de la vie politique du pays, comme l’étaient les consuls au siècle passé. Les hommes politiques libanais tirent une partie de leur autorité de leurs liens plus ou moins étroits avec telle ou telle ambassade ou tel ou tel chef d’État étranger, arabe ou occidental. Cette culture des Consuls est si prégnante, que peu de Libanais se rendent compte de son ridicule et de son incompatibilité avec un État de pleine souveraineté.
En outre, le régime communautaire suppose le consensus des communautés entre elles pour que l’État puisse fonctionner. De ce fait, la souveraineté de l’État demeure une souveraineté au conditionnel, dépendante de la bonne entente entre puissances régionales et internationales qui gèrent la région, puisque chaque communauté est enserrée dans un filet complexe de relations avec l’une ou l’autre des puissances concernées.
Sortir de ce statut d’État tampon requiert donc des changements drastiques dans notre culture politique et les mœurs qui en découlent, dont la corruption n’est jamais absente. Ce changement n’aura pas lieu si le système communautaire n’est pas dépassé au profit de l’établissement d’un État de pleine souveraineté au vrai sens du terme. Pour cela, les communautés religieuses doivent être rendues au statut de communautés spirituelles et d’organisations civiles afin de cesser d’être à la base de l’ordre public. Ceci n’empêche pas de maintenir des gardes fous souples dans la représentation parlementaire qui doit absolument être basée sur le système d’élection à base proportionnelle (et non le scrutin majoritaire), car il est le seul adapté aux sociétés plurielles.
Il faut aussi que la belle jeunesse libanaise qui a manifesté avec tant d’enthousiasme sache acquérir une indépendance intellectuelle et politique par rapport à la culture ambiante que dictent des familles politiques et leurs enfants ou les médias locaux qui reflètent la « culture des consuls ». Pour asseoir une vraie démocratie au Liban, elle doit avoir le courage de juger, ne serait-ce que moralement et éthiquement, des responsabilités des chefs de clan et de milices pour les horreurs qui se sont produites durant quinze ans, entre communautés comme à l’intérieur des communautés.
Il faut aussi que cette jeunesse à qui l’avenir appartient réalise que la tâche la plus urgente est de construire une économie productive, basée sur la connaissance, les techniques et technologies de pointe. Seule une telle économie peut leur assurer une vie digne de leurs compétences, de leurs aspirations et de leur dynamisme. L’émigration continue des cerveaux mine la santé politique, humaine et économique du Liban depuis un siècle et demi. Elle n’est pas une fatalité. En revanche, la transformation progressive du Liban en lieu de tourisme sexuel et en un marché de spéculations foncières et financières où les meilleures parcelles de notre territoire sont achetées depuis vingt ans par des fortunes colossales, libanaises et arabes, n’est pas un horizon sur lequel on peut construire un État de droit et de pleine souveraineté. Rappelons-nous que le drame palestinien a commencé par des achats de terres.
Il faut enfin que les Libanais prennent conscience qu’aimer ou admirer une culture ou une civilisation, qu’elle soit arabe ou occidentale, n’implique pas que l’on soit soumis aux impératifs géopolitiques des pays et puissances qui s’en réclament. Il faut créer une autonomie dans la réflexion politique sur le destin du Liban et, pour cela, se défaire des vieux schémas et des vieux clichés qui servent de slogans creux depuis le XIXè siècle. Pour ne pas continuer à rêver béatement et inutilement à jouer une vocation de république marchande et financière, il est surtout urgent de réaliser que le Liban n’est pas situé en Scandinavie ou sur une île déserte, et qu’Israël n’est pas l’Italie, et que la Syrie n’est pas la France. Enfin, il faut revenir à la sagesse de grands penseurs libanais, tels que Michel Chiha, Georges Samné et Yoakim Moubarac qui ont toujours considéré avec raison que l’ennemi le plus redoutable restera l’État d’Israël, tant qu’il se définira comme un État juif, incapable d’accepter la diversité communautaire de cette région du monde. Il faut aussi savoir regarder une carte géographique pour comprendre que l’on ne peut antagoniser la Syrie, ni lui demander de rentrer ou de sortir au Liban au gré de la géopolitique régionale du moment ou de la fantaisie de telle ou telle faction. Nous l’avons fait avec l’État d’Israël et nous avons payé un prix exorbitant. Un petit pays à la texture sociale fragile ne joue pas avec les puissants sans impunité, quelles que soient les petites ruses et le machiavélisme à bon marché produits par la culture des consuls et la situation d’État tampon, hélas si profitable à une classe politique qui s’auto-reproduit sans fin grâce à la perpétuation de ce statut.
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter